10 mars 2009
La petite route qui passe devant la maison
Posté par Paul dans la catégorie : les histoires d'Oncle Paul; tranches de vie locale .
Quand on tourne à droite, en sortant de la cour, cette petite route se dirige vers le Nord-Ouest ; elle escalade lentement la colline pour arriver dans le petit village de Passins. Je suis convaincu que, si l’on prolongeait la promenade, on arriverait un jour à la Rochelle. Pour arriver à Samarcande, mieux vaudrait se diriger vers le soleil levant, en traversant, dans un premier temps, le gros bourg de Morestel. Quand j’ai passé mes premières années dans cette maison familiale, la petite route n’était qu’un simple chemin empierré, difficilement praticable. Les véhicules étaient rares : une voiture ou un tracteur de temps en temps. Lorsqu’ils passaient devant le portail, ils soulevaient un nuage de poussière blanche qui faisait pester les rares promeneurs. Je vous parle d’un temps… assez éloigné, puisque cela doit faire une cinquantaine d’année que je connais cet environnement champêtre où nous vivons maintenant. Avant de nous y installer définitivement dans les années 70, la maison servait de refuge familial pour les vacances. Nous y venions aux quatre saisons, même si nos séjours étaient plus brefs l’hiver que l’été, vacances scolaires et températures imposant certaines contraintes. Mes souvenirs les plus marquants concernent les trois mois d’été car nous étions plus souvent dehors. Le chemin faisait partie de notre espace de vie. Le trafic était tel qu’il pouvait se passer une journée entière sans que l’on entende un seul véhicule. Les principaux usagers de la route étaient les vaches et les chèvres que l’on menait à la pâture, le matin ou au début de l’après-midi, et que l’on ramenait le soir pour la traite. Il va sans dire que les odeurs n’étaient pas les mêmes que maintenant. Elles étaient, disons, plus rurales et moins gazoil. Si l’on choisissait habilement sa période dans l’année, on pouvait se rendre au village en cueillant des mûres ou des « gratte-culs ». La seule consigne de sécurité à respecter était de ne pas ramasser les fruits trop bas sur les ronces, les animaux divers, domestiques ou sauvages, ayant quelque peu tendance à faire leurs besoins naturels au pied des arbustes. Les premiers champs, tout autour du hameau, étaient des pâturages. Le tracteur n’y passait jamais, et on y trouvait encore des noyers, des pommiers ou des poiriers, ce qui ajoutait encore au charme de la promenade.
Le soir, au mois d’août, on s’installait sur le banc ou sur des chaises dans la cour et l’on devisait allègrement en effilant les kilos de haricots que mon père avait ramassés dans la journée, ou en écossant les petits pois tout frais issus du potager. L’activité n’était pas trop intense, relativement machinale, et permettait d’observer dans le ciel, la trace lumineuse des spoutniks envoyés par les Russes, ou la trainée fulgurante des étoiles filantes. Autant j’appréciais ces moments-là autant je craignais la maison, la nuit, surtout lorsqu’il y avait de l’orage ou un vent tempétueux. La girouette grinçait, la porte d’entrée battait et le lit n’était jamais assez profond pour que je m’y blottisse. Heureusement, le soleil radieux du petit matin chassait les appréhensions et les cauchemars nocturnes.
La chaleur était intense en début d’après-midi. La maison se repliait alors sur elle-même. Les volets clos, dans la pénombre, on attendait que le thermomètre se monte plus clément et autorise les ébats extérieurs. Même si les trois mois d’été semblaient particulièrement longs, il y avait heureusement fort à faire et l’environnement proche ne manquait pas de lieux à explorer et de personnes hautes en couleur à rencontrer. J’allais souvent « en champ aux vaches » avec la vieille mère Martin (pendant la vingtaine d’années où je l’ai côtoyée, je l’ai toujours connue vieille). On se rendait « aux prairies » en accompagnant les vaches, plutôt paisibles ; ce travail de berger n’était pas bien pénible car les bêtes connaissaient l’itinéraire par cœur et le chien faisait le gros du travail de gardiennage. La vieille dame s’installait sur son « pliant » en toile, à l’ombre d’un immense peuplier, ou bien elle s’occupait de son jardin « de la plaine », devisant gaiement tout en tirant quelques carottes pour ses lapins, et gardant l’œil sur les vaches. Il fallait veiller à ce que l’une d’entre-elles, plus téméraire que les autres, n’aille se rompre une patte en glissant dans le fossé de drainage qui longeait les peupliers. Ces tentatives d’évasion tournaient court rapidement. Elles étaient généralement annoncées par un « cré magnaud ! » retentissant qui coupait la conversation ; cette exclamation était suivie de quelques commentaires dans un patois soigneusement choisi (dans le but d’épargner mes chastes oreilles) et le chien faisait le restant du travail en le ponctuant de quelques aboiements en accord avec les termes grossiers entendus par l’animal. J’allais moins souvent « en champ aux chèvres » avec la mère Camus. Autant que je me souvienne, je préférais la première de ces deux femmes, plus chaleureuse et plus généreuse aussi.
Lorsque nous sommes venus nous installer définitivement dans le hameau, seule la mère Martin vivait encore. Elle n’avait plus ses vaches et occupait son temps en venant nous rendre visite à la maison, lorsque nous étions là. Elle nous racontait ses misères quotidiennes et nous parlait de sa vie. Le « Bon Dieu » nous expliquait-elle, lui avait pris tout ce qu’elle avait de bon autour d’elle, ne lui laissant que le pire. Ses parents étaient extrêmement durs avec elle et sur un coup de tête, elle avait renoncé « aux études » pour se placer comme servante à l’auberge à Morestel : des heures et des heures de travail payées une misère car elle était très jeune; les coups de balai pleuvaient sur son dos, plus souvent que nécessaire. A cette époque là, il lui arrivait de donner un coup de main à la ferme que tenaient mes arrières grands-parents. Mon arrière grand-mère était, elle aussi, une patronne redoutable menant son monde à la baguette (cf portrait dans la chronique « Calamity Jane« ). Ce qu’elle avait vécu à cette période l’avait marquée au point que lorsqu’elle s’asseyait à notre table, elle ne manquait jamais de commenter son geste en disant « ça fait drôle d’être accueillie si gentiment dans la maison des maîtres »… Lorsqu’elle disait celà, Pascaline et moi nous tombions de la lune, ne sachant pas trop quoi répondre. Mes ancêtres étaient loin d’être de « riches propriétaires » ! Son mari était mort très jeune, et l’un de ses fils, le meilleur nous disait-elle, avait été tué à la guerre. Le destin ne lui avait laissé que le plus méchant des deux : il buvait ; il était violent et traitait sa mère de façon abominable. Ce n’est pas toujours avec le sourire qu’elle arrivait à la maison ; il nous arrivait de la recueillir, en larmes, et nous avions bien de la peine à lui remonter le moral. La mère Martin vivait dans une grande misère, son voyou de fils lui prenant le peu qu’elle arrivait à économiser sur sa pension. Pendant ces années là, Zola aurait sûrement trouvé source d’inspiration dans la vie quotidienne des habitants permanents du hameau.
Pendant les premières années de notre vie commune ici, au Charbinat, nous avons vu progressivement évoluer la population et le décor environnant. A l’époque, nous étions surtout préoccupés par les travaux à faire sur la maison, les problèmes liés à l’échec de notre tentative de vie communautaire – décidément le monde était plus difficile à changer que prévu – ou, un peu plus tard, le débarquement de nos deux chenapans de fils. Nous n’avions guère le temps de faire l’analyse ethno-sociologique de l’évolution du milieu rural en Bas-Dauphiné. Les habitants et habitantes du hameau, âgés, sont allés grossir la population du cimetière de Passins et il est arrivé un jour où, tous les deux, nous étions les seuls « permanents » à résider dans le groupe de maisons (sans portable, et même sans téléphone fixe !). On ne regardait pas la télé et on n’avait pas peur des gangsters… La majorité du temps, les demeures étaient vides et elles se peuplaient seulement les fins de semaine ou pendant la période estivale. Il a fallu un certain temps avant que ne se reconstitue une population permanente. Il n’y avait plus d’agriculteurs, plus d’étables, plus de vaches sur le chemin. Celui-ci ne convenait d’ailleurs plus aux véhicules « modernes » et cela faisait un certain temps qu’une couche de bitume avait recouvert le cailloutis. Les haies avaient disparu peu à peu car il fallait de la place pour permettre la manœuvre d’engins de plus en plus lourds. Les mûres et les aubépines gênaient les moissonneuses batteuses, et faisaient perdre de précieux mètres carrés dans les prairies devenues champs de blé ou de maïs. La douce odeur du désherbant a alors remplacé celle des bouses de vache ; le délicat parfum du gasoil mal combusté s’est substitué à celui du crottin des chèvres. Les vélos sont restés dans la cour et il a fallu commencer à surveiller un peu les enfants. Certaines maisons se sont vendues ; d’autres se sont louées et l’on a vu arriver toute une population nouvelle de gens qui résidaient là, mais qui, comme nous, partaient tôt le matin pour aller « à l’ouvrage » et rentraient tard le soir. Il n’y avait plus guère de vie dans le hameau…
Cette situation a perduré ou dans certains cas s’est encore plus détériorée. Tout un réseau de petites routes, parallèles à la grande, a été rénové, calibré, bitumé… et sert d’itinéraire de délestage à ceux qui estiment que la voie rapide est trop dangereuse ou bien à ceux qui veulent éviter la maréchaussée. Toute la journée, on assiste au défilé des voitures et des tracteurs, des quads et des motos… Il n’est plus possible de se rendre à pied au village sans avoir à prendre garde et à se pousser dans l’herbe, lorsque déboule un jeune chauffard pressé d’en finir avec la vie, un grand-père mal voyant ne sachant pas trop où il roule, ou le dernier modèle de compétition agricole, trente roues motrices et charrues vingt socs, dont l’emprise au sol déborde largement l’étroitesse du chemin. La petite route qui passe devant la maison est devenue une piste de formule 1 pour conducteurs déchaînés aux neurones défaillants. Je pense que les doux rêveurs qui veulent aller de La Rochelle à Samarcande ont intérêt à choisir une autre voie, plus sûre et plus romantique. Ces derniers temps, heureusement, on voit réapparaître progressivement de courageux randonneurs pédestres ainsi que des petites familles de hérissons casqués et fluorescents en vélo. Papa roule devant pour sécuriser l’itinéraire ; les enfants, en peloton, zigzaguent un peu et s’écartent parfois de la ligne droite qui garantit leur survie ; maman arrive la dernière. Elle est tellement affolée par le comportement de ses chérubins qu’elle n’a certainement pas une minute pour voir le paysage et repérer les derniers buissons où l’on peut ramasser des mûres aromatisées au gaz de pots d’échappement. Une partie de ces promeneurs sportifs sont là pour être « efficaces » et n’ont guère le temps de saluer les autochtones qui lorgnent sur leur équipement dernier cri. C’est la dictature du podomètre, du tensiomètre, du chronomètre… Cinq fruits et légumes par jour, un bol d’air la fin de semaine… Heureusement, il y a encore des gens « normaux », quelques survivants des temps anciens, baguenaudant le long du chemin et prenant le temps d’échanger quelques phrases pleines de saveur sur le printemps qui tarde et le moral qui vacille. La petite route qui passe devant la maison leur appartient. Les autres, on va leur crever les pneus et leur dérègler le podomètre…
NDLR : je ne possède pas ou peu de photos de ces « temps anciens » dans le hameau. On photographiait les personnes ou les lieux d’excursion, mais qui se serait intéressé à la vie quotidienne de gens anonymes au milieu de nulle part. Cette chronique est donc illustrée de cartes postales anciennes des villages voisins. Cela me permet de conserver l’ambiance rétro de ce texte. Il paraît que « c’était mieux avant »… Pour certains aspects de la vie quotidienne, c’est certain…
12 Comments so far...
zoë Says:
10 mars 2009 at 14:17.
Bonjour la feuille,
Alors j’apprends chez Clo que vous me visitez ? Et vous ne dites pas bonjour ?
Ce texte me renvoie à ma propre enfance, surtout l’écossage des petits pois. Quant à la petite route, nous en avons une qui longe notre royaume. Il y passait une voiture ou deux par jour quand nous sommes arrivés il y a 15 ans. Maintenant, quand je suis au jardin je subis la noria sonore des moteurs de tous acabits. La différence c’est que je ne suis pas revenue m’installer sur les terres de mon enfance, mais ailleurs. BàV
Paul Says:
10 mars 2009 at 15:04.
Bon, c’est vrai que je passe sans laisser de traces parfois ! Je réagis quand la moutarde me monte au nez ou quand il se trouve que j’ai plaisir à apporter un complément (ce que vous faites ici, notamment à l’occasion du billet sur Godwin). Sur les sujets « littéraires » je joue dans la cour de la maternelle et rarement dans celle des grands alors j’évite de me faire remarquer, voire même tancer par d’éminents spécialistes. Le plus souvent, je lis, j’en tire un certain plaisir, je reviens et je relis… Discrétion ne veut pas dire désintérêt, loin de là !
fred Says:
10 mars 2009 at 15:59.
Je me souviens qu’au delà de la petite route j’ai croisé quelques touristes hollandais. Je ne sais pas pourquoi, mais en me voyant j’ai senti leur sang se glacer. La faute sans doute à mon déguisement fluo (vert) de mort-vivant ! On y croisait aussi des Chevaliers du St Sepulcre, des magiciens maudits, des Princesses énervantes et même un oiseau bleu !
Paul Says:
10 mars 2009 at 16:19.
C’était le bon temps, Fred, c’était le bon temps… Maintenant, on n’oserait plus : trop de maisons, trop de gens méfiants… Au risque de voir le mort-vivant devenir mort-mort !
Pourquoi pas ? Says:
10 mars 2009 at 19:31.
Il y a 10-15 ans de cela, les nuits d’étés, on pouvait aussi croiser des hamacs et des coussins au milieu de la route. Le goudron, chauffé toute la journée par le soleil, devenait un lieu agréable pour s’installer le soir, et discuter. Juste à la limite de l’éclairage du dernier réverbère, pour y voir encore, mais en étant suffisamment loin pour que les sons soient bloqués par les murs de la grange, nous permettant de discuter jusqu’à point d’heures sans déranger. Une fois de temps en temps, un grondement lointain et un faisceau de lumière lançait un avertissement. Quelques minutes plus tard, un automobiliste hallucinait en traversant un village endormi, sous le regard de 3-4 jeunes, serrant fort leurs coussins ou leur hamac, sur le bord de la route, et pressés de retourner s’installer confortablement.
Lavande Says:
10 mars 2009 at 19:41.
Il m’a mis la larme à l’oeil ton texte, petit frère. Ah la mère Martin et son foutu Roger! Que de souvenirs émus, heureux ou tristes! Moi j’allais traire les chèvres chez la mère Camus, c’était plus facile que les vaches!
Quand vos garçons étaient petits, leur grand-père avait mis une pancarte sur cette route, au début du hameau « Attention Enfants » dans l’espoir un peu fou que les automobilistes en tiendraient compte. Dom qui ne savait pas encore lire m’avait dit: « Papy, il a écrit: faut pas écraser Dominique! ».
Zoë, dans « la première gorgée de bière » de Delerm (père), il y a une description superbe et sensuelle du contact de la poignée de petits pois qu’on fait couler entre ses doigts, en se félicitant du fait qu’ « on en a déjà fait pas mal! ». J’adore ce petit texte.
Paul Says:
10 mars 2009 at 20:58.
D’où le plaisir que j’ai eu à lire cette « première gorgée de bière » de Delerm : c’était une réussite dans son genre. Le ou les livres suivants, reposant sur le même principe, ne m’ont plus intéressé…
Cactus au parfum . Says:
10 mars 2009 at 21:12.
encoreeeeeeeeeee tch’adore quand on découvre ainsi : sissi ! bizzz wizzzicales à Zoë !!
grhum Says:
10 mars 2009 at 23:03.
Quand j’ai lu la première gorgée de bière, j’ai tout de suite pensé qu’il plairait à Paul. Je ne me suis pas trompé, hé hé.
p’tite question : la première photo, elle est prise de la future tour du Charbinat ?
;-D
Pascaline Says:
11 mars 2009 at 14:11.
La première photo a été prise depuis un camion-nacelle à 14 mètres de haut… Eh bien, 14, c’est beaucoup. Ce dont je me suis aperçue quand j’ai cessé de me protéger derrière mon objectif. Moralité, ne pas arrêter de prendre des photos, ça protège du vide.
Le camion a été garé une fois au bord de la route (au grand dam des usagers) et une autre en haut de la cour, encore assez loin de l’emplacement prévue pour (l’hypothétique) tour…
Toi qui connais bien l’endroit, tu as certainement remarqué que cette vue est impossible depuis le plancher des vaches, il n’y a nulle part un endroit d’où l’on voit avant ET après le léger virage…
anne-claire Says:
13 mars 2009 at 09:26.
c’est génial quand tu racontes toutes ces histoires Paul, je pourrais t’écouter pendant des heures !
Paul Says:
13 mars 2009 at 18:48.
Merci Anne Claire… Ne m’encourage pas trop… Je deviens vite bavard. De mon côté j’ai beaucoup aimé les carnets de voyage sur l’Inde. Ceux qui démarrent sur la Mauritanie – http://acth.over-blog.com/article-28830956.html – sont superbes également.