9 mai 2011
De la « grande guerre » à « l’affaire Sacco et Vanzetti », portrait d’une grande dame du journalisme : Séverine (2)
Posté par Paul dans la catégorie : Histoire locale, nationale, internationale : pages de mémoire; Philosophes, trublions, agitateurs et agitatrices du bon vieux temps .
Plus on approche du mois d’août 1914, plus la catastrophe s’annonce inéluctable. Les « va-t-en guerre », les nationalistes de tout poil, triomphent sur tous les fronts. L’évolution de la situation entre la France et l’Allemagne crée de nombreuses divisions parmi les socialistes. Tous ne sont pas partisans de « l’Union sacrée », loin de là. Séverine a toujours proclamé haut et fort ses idées pacifistes et antimilitaristes, et ce n’est pas l’atmosphère belliciste régnant dans la presse qui va la faire changer d’avis. L’un des grands mérites de cette femme exceptionnelle, c’est d’avoir été constante dans ses idées et dans sa pratique. Séverine n’accepte pas les motifs invoqués par les uns ou les autres pour justifier le recours à la violence. Elle est suffisamment lucide pour connaître d’avance les perdants de ce genre de conflit. Les premières victimes de la grande boucherie qui s’annonce seront les ouvriers, les paysans, tous ces opprimés, ces humbles qu’elle défend depuis des années. Avec le déclenchement des hostilités, la censure militaire vient s’ajouter au discours nationaliste dominant, et rend difficile l’expression des opinions pacifistes ! Femme et journaliste, les moyens de lutte de Séverine sont fort limités, et elle va vivre ce premier conflit mondial un peu comme son maître à penser avait vécu son exil à Londres après la commune : elle va porter le deuil de son pays, de ses envies, de ses opinions, et son activité littéraire va tourner au ralenti. Elle abandonne aussi, temporairement, sa maison de Pierrefonds pour se réfugier dans un lieu plus sûr. Jusqu’en 1918, ses publications seront rares dans la presse : peu de journaux acceptent en effet de publier ce qu’elle écrit…
Les événements révolutionnaires en Russie vont la tirer de la sorte de torpeur dans laquelle elle a plongé. Elle suit de près l’évolution de la situation, et, une fois l’armistice signée, elle reprend la plume pour exprimer son enthousiasme à l’égard du nouveau régime des Soviets qui s’installe à Moscou. L’immense espoir qu’a soulevé la révolution en Russie est de courte durée et notre militante n’est pas dupe longtemps de ce qui se cache derrière le discours triomphaliste des dirigeants : l’autonomie conquise par le prolétariat et la paysannerie russe est très vite confisquée par les apparatchiks du nouveau parti qui s’installe au pouvoir. Sa prise de conscience du décalage entre ce qu’elle espérait voir arriver et ce qui se produit dans la réalité est rapide. Elle fait un passage éclair au Parti Communiste Français, auquel elle adhère en 1921. Deux années plus tard, sommée de choisir entre sa participation à la Ligue des Droits de l’Homme qu’elle a aidée à créer, et son adhésion au parti, elle n’hésite pas et quitte un giron communiste autoritaire dans lequel elle ne se sentait plus du tout à sa place. C’est l’époque où diverses délégations de syndicalistes ou de politiques français font le voyage à l’Est, rencontrent officiels, membres du parti et syndicalistes russes, et rentrent au pays avec des opinions totalement divergentes : adulation sans nuances de la politique léniniste pour les uns, et pour les autres méfiance extrême quand ils ont compris quel processus répressif se met en place à l’égard de ceux qui combattent pour une véritable libération des masses. A son retour de Russie, May Picqueray, militante syndicaliste, raconte dans ses mémoires :
« Mon voyage allait se terminer dans quelques heures : débuté dans la joie, en compagnie de mes camarades, avec un peu d’espoir au cœur, et maintenant je finissais seule dans le coin de mon compartiment, en me remémorant les jours passés parmi un peuple qui, bien qu’ayant fait la révolution, est pauvre et malheureux et vit dans la crainte journalière de perdre le peu de liberté qui lui reste… Je pensais à l’horreur de la machine totalitaire, qui écrase l’individu, au système qui concentre en quelques dizaines de mains le pouvoir déterminant sur tout un peuple… » (1922)
Certes ce texte n’est pas de la plume de Séverine, mais je pense que cette dernière aurait pu en être l’auteure si elle avait eu l’occasion d’aller faire un tour au pays de la toute puissante « dictature du prolétariat ». May Picqueray, grande admiratrice de Séverine, dresse de la journaliste un portrait élogieux :
« Est-ce parce que parmi mes auteurs préférés, j’avais un faible pour Jules Vallès […] que j’ai aimé sa fille spirituelle lorsque je l’entendis pour la première fois défendre Germaine Berton – qui passait aux assises pour avoir tué le camelot du roi, Marius Plateau, alliant contre elle Léon Daudet et ses amis ? Sa voix chaude, la bonté qui émanait d’elle m’avaient subjuguée, conquise ! L’adorable Séverine ! Je l’entendis bien des fois, pour des raisons diverses : à Belleville pour les marins de la mer Noire, au Cirque d’hiver pour Sacco et Vanzetti. Pacifiste, elle avait pris la défenses des « défaitistes » inculpés : Lucie Colliard, Rappoport, les Mayoux, instituteurs parce qu’ils s’étaient élevés contre la guerre. […] En 1925, au congrès de la paix, à la Sorbonne, elle défendit les objecteurs de conscience, saluait les réfractaires et requérait en faveur des victimes des conseils de guerre… »
Mais cette intense activité militante et journalistique a un prix et la santé de Séverine, vieillissante et fatiguée, se dégrade de plus en plus. Elle ne risque pas d’aller voir en Russie ce qui s’y passe. Ses multiples interventions sur la scène judiciaire française suffisent à l’occuper largement. Les rhumatismes dont elle souffre ne lui laissent aucun répit. Comme l’exprime si bien le texte de May Picqueray, cela ne l’empêche pas de se mobiliser encore lorsque les compagnons sont victimes d’injustices trop criantes pour qu’elle se taise. En 1926 elle intervient auprès de la LDH, à la demande de son ami Louis Lecoin, pour que l’association prenne la défense de trois militants anarchistes espagnols, Ascaso, Durruti et Jover, arrêtés par la police française. Les trois hommes projetaient un attentant contre le roi Alphonse XIII en visite à Paris. Faute de preuves, ils sont inculpés pour « port d’armes prohibées » et condamnés à six mois de prison. L’Argentine fait pression sur le gouvernement français pour obtenir leur extradition et leur transfert à Buenos Aires. Ils sont accusés d’avoir organisé un hold-up pour renflouer les caisses de la CNT (Confédération Nationale du Travail, anarcho-syndicaliste) espagnole. Si Paris cède aux exigences du gouvernement argentin, les trois hommes risquent la prison à vie. Grâce à l’action de Louis Lecoin et au soutien de Séverine et de la Ligue des Droits de l’Homme, cette extradition n’a pas lieu et les prisonniers sont libérés à la fin de leur peine.
Le dernier dossier sur lequel elle va se mobiliser, quoique à bout de forces, c’est la dramatique affaire « Sacco et Vanzetti » l’un des plus grands scandales judiciaires de l’entre-deux-guerres. En juillet 1927, elle rassemble ses dernières forces pour se rendre au Cirque de Paris ; elle préside un meeting pour tenter d’arracher au Président des Etats-Unis la grâce des deux ouvriers Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti. Les deux hommes sont accusés d’avoir commis deux braquages sanglants dans le Massachusets ; au cours de l’opération, deux convoyeurs ont été tués et la paye des ouvriers d’une usine dérobée. Aucune preuve sérieuse n’a pu être retenue contre les deux militants, mais le procès se déroule dans un contexte de répression sociale tellement virulente que leur sort est joué d’avance. Après un jugement sommaire, Sacco et Vanzetti sont condamnés à la peine capitale. Cette décision inique provoque une vague d’indignation internationale. Personne n’est dupe des nombreuses malversations qui se sont essaimées tout au long du déroulement du procès. De nombreux meetings, d’importantes manifestations se déroulent dans de mutiples villes du monde entier. Il n’est pas étonnant que Séverine soit partie prenante de ce mouvement de protestation. Ce sera sa dernière intervention publique et non la moindre, malgré les souffrances de plus en plus terribles qui lui prennent toute son énergie. Séverine meurt à Pierrefonds le 24 avril 1929. Elle rejoint dans la tombe son second mari, Adrien Guébhard, l’ami de toujours, le financier du « Cri du Peuple », revenu vivre avec elle, après le décès de celui qui a été son compagnon pendant 35 ans, Labruyère. Sa vie sentimentale a été un peu complexe finalement. Elle a divorcé de son premier mari, épousé Adrien Guébhard, puis passé une bonne partie de sa vie, à partir de 1887, avec Georges de Labruyère pour revenir finalement avec celui qui a été l’accompagnateur de ses débuts dans le journalisme. Elle a été mère de deux enfants : le premier est resté avec son premier mari et elle n’a eu que peu de contacts avec lui ; le second, pendant ses premières années, a été surtout élevé par la mère de son second mari. Son existence était trop mouvementée pour qu’elle ait vraiment le temps de se consacrer à une vie de famille conventionnelle.
Les critiques n’ont pas manqué à l’égard de Séverine, notamment par rapport aux « accusés » qu’elle a choisi de défendre. Quand on prend le parti des minorités, lorsqu’on s’intéresse aux faibles que le fort condamne d’avance, lorsque l’on joue au « grain de sable » dans une mécanique aussi absurde qu’implacable, on court ce risque. Insultes, calomnies, ragots ont été répandus massivement à son encontre, notamment à l’époque de l’affaire Dreyfus. « Bourgeoise au service des Rouges » pour les uns, « féministe dévergondée » pour les autres… Son ouverture d’esprit, son fréquent refus de prendre parti dans les querelles entre les diverses chapelles du mouvement socialiste ont souvent provoqué l’incompréhension et la colère. Proche des opprimés, elle ne supportait pas le discours opportuniste des politiciens en fauteuil, et elle n’avait pas l’habitude de mâcher ses mots à l’égard de ceux qu’elle considérait comme des traitres à la cause du peuple. A l’époque où elle remplace Vallès à la direction du « Cri du Peuple », elle fustige les « Pharisiens de la Sociale », les Guesde, les Lafargue et leurs amis qui ne voient, dans les malheurs des ouvriers, qu’une occasion supplémentaire de recruter de nouveaux adhérents pour leur parti et de se faire élire député dans leur circonscription. A la suite du massacre de Fourmies (le 1er mai 1891 l’armée tire sur les manifestants…) elle écrit : « Je voudrais seulement qu’il leur fût donné de choisir publiquement entre ceci : ou pas de meurtre à Fourmies, rien de ce deuil, de ce désastre, de ces douleurs – ou pas de guesdiste nommé député ? […] Je constate que ces mépriseurs de sentiment ont joué du sentiment comme s’ils y croyaient – matière électorale qu’ils ont triturée en virtuose devant les naïfs auditoires. »
L’œuvre littéraire qu’elle laisse après sa mort est considérable : plus de six mille articles inventoriés publiés dans une centaine de journaux, sous son nom de plume ou sous d’autres pseudonymes. Dans la revue « La Fronde » par exemple, elle signait ses billets « Arthur Vingtras », rappel du nom du héros créé par son ami Vallès. Il n’existe aucune reproduction intégrale de ses écrits mais, de son vivant déjà, plusieurs ouvrages ont été édités, correspondant à des collections d’articles qu’elle a écrits : « pages rouges » ou « notes d’une frondeuse » parmi d’autres titres. Elle a rédigé également une pièce de théâtre, « Sainte-Hélène », et un roman plus ou moins autobiographique, « Line » (diminutif de Caroline, son véritable prénom), qui paraît en 1921. Plusieurs publications récentes lui sont consacrées, et diverses sélections de textes ont été rééditées ces dernières années… Vous trouverez une bibliographie complète sur Wikipédia.
NDLR – Bibliographie : pour rédiger cette brève étude, je me suis appuyé sur divers ouvrages ainsi que sur plusieurs sites internet. En ce qui concerne les livres, mes principaux « supports » ont été « Histoire de la littérature libertaire en France » de Thierry Maricourt chez Albin Michel, « Séverine & Vallès – le Cri du Peuple » de Christiane Douyère-Demeulenaere chez Payot, ainsi que l’autobiographie de May Picqueray « pour mes 81 ans d’anarchie » chez Atelier Marcel Jullian. Je n’ai pas eu l’occasion de lire « Séverine, vie et combats d’une frondeuse » d’Evelyne Le Garrec » aux éditions de l’Archipel, mais je ne vais pas manquer de le faire ! Les commentaires à l’égard de cette biographie sont élogieuses. Sur la toile, j’ai consulté entre autres une documentation pédagogique fort bien réalisée, mise à la disposition des enseignants par le service culturel du château de Pierrefonds. Ce document a été conçu à l’occasion de l’organisation d’une exposition sur la grande dame…
2 Comments so far...
Phiphi Says:
10 mai 2011 at 13:11.
Merci Paul, pour m’avoir fait découvrir cette grande Dame.
J’ai toujours beaucoup de plaisir à te lire, surtout les sujets historiques, et avec cette biographie, tu nous gâtes.
Paul Says:
10 mai 2011 at 13:34.
@ Phiphi – Merci ! La rédaction de cette chronique a été aussi pour moi l’occasion de faire quelques découvertes passionnantes. J’ai plein d’autres sujets historiques sous le coude ainsi que quelques « histoires d’Oncle Paul », seul le temps me manque !