30 novembre 2011

Mollie Steimer, une propagandiste infatigable de l’anarchisme

Posté par Paul dans la catégorie : Histoire locale, nationale, internationale : pages de mémoire; Portraits d'artistes, de militantes et militants libertaires d'ici et d'ailleurs .

Mollie Steimer est une personnalité peu connue et pourtant fort intéressante du mouvement anarchiste. Elle a eu une destinée hors du commun, ayant dû changer à plusieurs reprises de pays d’adoption et testé aussi bien les geôles capitalistes que celles de la Russie soviétique. Cet oubli de la mémoire collective, que je vais essayer de « réparer » un peu, est sans doute lié au fait qu’elle n’a jamais été une théoricienne, mais plutôt une femme d’action, totalement investie dans les luttes quotidiennes, en particulier dans la solidarité avec les victimes de la répression de tous bords… Une « indignée » avant l’heure puisque le terme est à la mode ! Nul doute qu’elle aurait fait partie de la fraction la plus radicale du mouvement OWS (Occupy Wall Street) ! Mollie Steiner est née le 21 novembre 1897 à Dunaevtsky en Ukraine. Elle émigre aux Etats-Unis en 1912, avec l’ensemble de sa famille, et s’installe à New York. Elle trouve du travail dans une fabrique de vêtements et se lance, très jeune (15 ans) et avec des convictions solides, dans la lutte syndicale. Elle découvre les livres de Kropotkine, Bakounine et Emma Goldman et adhère très rapidement aux idées anarchistes largement répandues dans le milieu ouvrier auquel elle appartient. En 1917 elle participe à la création du groupe Frayhayt, rassemblant une douzaine de militants anarchistes juifs installés à New York. Les membres du groupe partagent un grand appartement dans le quartier de Harlem et organisent de nombreuses réunions militantes à cette adresse. Ils font l’objet d’une surveillance active de la part de la police US. Ils publient un journal clandestin, écrit en yddish et intitulé « the storm ».

Le 23 août 1918, six membres du groupe, parmi lesquels figure Mollie Steimer, sont arrêtés et emprisonnés sous l’inculpation de propagande antimilitariste et de sabotage de l’effort de guerre américain. Les anarchistes ont publié un tract dans lequel ils remettent notamment en cause l’intervention US en Russie après la signature de la paix de Brest Litovsk par les Bolchéviks. « Travailleurs, notre réponse contre cette intervention barbare doit être la grève générale ! »L’affaire est grave. L’interpellation des accusés est si violente que l’un d’entre-eux, Jacob Schwartz, décède à cause de la violence des coups qui lui ont été portés par les policiers. Les cinq accusés encore en vie sont convoqués au tribunal le 25 octobre. Mollie Steimer profite de la tribune pour défendre ses positions politiques avec la plus grande véhémence : « par anarchisme, j’entends un nouvel ordre social dans lequel aucun groupe humain ne pourra être gouverné par un autre groupe humain. La liberté individuelle devra prévaloir dans tous les sens du mot. La propriété privée devra être abolie. Chaque personne devra avoir une chance égale de se développer, aussi bien mentalement que physiquement. Nous n’aurons pas à combattre pour notre survie quotidienne comme nous avons à le faire actuellement. Personne ne pourra vivre au dépens du travail des autres. Chaque personne pourra produire autant qu’elle le peut et recevoir autant qu’elle en a besoin […] Alors qu’à l’heure actuelle, les peuples du monde sont partagés en différents groupes baptisés « nations » – chaque nation s’opposant aux autres dans une compétition incessante, les travailleurs du monde se serreront les mains les uns les autres en s’aimant d’un amour fraternel… ». On se doute du fait que de telles déclarations ne vont pas amadouer le tribunal ! Le verdict tombe, particulièrement sévère : les 5 accusés sont condamnés à de lourdes peines de prison. Le jury s’appuie sur la législation anti-espionnage qui a été mise en place par le gouvernement. En ce qui la concerne, Molly Steimer est condamnée à 15 années d’emprisonnement… Quinze années d’enfermement pour de simples écrits ! On imagine les difficultés qu’éprouvent les opposants à la guerre pour s’exprimer et la répression qui s’exerce, pendant ces années-là à l’encontre du mouvement syndical et de l’opposition politique d’extrême gauche… Les exemples de cette répression sordide ne manquent pas, ne serait-ce par exemple que la mort de Joe Hill, militant bien connu des IWW, exécuté le 19 novembre 1915, après un jugement sommaire reposant sur des documents fantaisistes…

Les autres membres du groupe sont condamnés à des peines encore plus lourdes (jusqu’à vingt années d’emprisonnement) et une partie de l’opinion publique va être choquée par la sévérité de ce jugement. Molly Steimer n’est pas emprisonnée immédiatement ; les condamnés ont fait appel et sont libérés sous caution. Elle reprend aussitôt ses activités révolutionnaires. Pendant plusieurs mois, la police va jouer au « chat et à la souris » avec elle : arrestation, emprisonnement, libération… puis le cycle recommence…  huit fois. Elle a l’occasion, pendant cette période, de faire plus ample connaissance avec Emma Goldman, militante anarchiste convaincue elle aussi. Finalement, le 30 octobre 1919, Mollie Steimer est incarcérée à Blackwell Island, puis, en avril 1920 à la prison de Jefferson city. Elle restera enfermée 18 mois dans ce lieu sinistre ; les conditions de sa détention sont particulièrement sévères. C’est une période difficile de sa vie, pendant laquelle elle perd successivement son frère (victime de la grippe) et son père. La Cour Suprême maintient sa condamnation en s’appuyant sur le « sedition act » qui permet de renforcer la répression contre les opposants politiques. Les défenseurs des prisonniers d’opinion ne restent pas inactifs, et ils réussissent à obtenir de l’attorney général A. Mitchell Palmer le fait que la peine de prison de Mollie Steimer et de ses co-inculpés, puisse être commuée en expulsion du territoire. Dans un premier temps, et contrairement à ses compagnons, Mollie refuse cette mesure de « clémence » : « les autres prisonniers politiques sont aussi mes camarades. Je pense que c’est très égoïste et contraire à mes principes, en tant qu’anarchiste-communiste, de demander ma liberté et celle de trois de mes camarades et d’abandonner les milliers d’autres prisonniers politiques qui croupissent derrière les barreaux des prisons américaines. » Finalement, après d’âpres négociations, elle accepte et quatre prisonniers sont libérés. Le comité de soutien finance leur voyage vers la Russie : retour à la case départ !

Bien que sa famille et ses amis restent aux Etats-Unis, Mollie Steimer est assez contente de voguer vers la Russie. « Je serai l’avocate de mon idéal, l’anarchisme communiste, dans n’importe quel pays où je serai ». Elle estime que son action de propagande est indispensable dans un pays où le gouvernement a confisqué le pouvoir, au nom du prolétariat, pour mieux asservir le prolétariat en question. Le 15 décembre 1921, elle arrive à Moscou avec plusieurs autres compagnons. Le gouvernement bolchevique en place n’apprécie pas du tout l’arrivée de ces militants qui sont jugés dès le départ « indésirables ». Sous les ordres du camarade Trotsky notamment, la chasse aux anarchistes bat son plein et la police politique est sans arrêt sur les pas des nouveaux arrivants. La même année, l’insurrection des marins révolutionnaires de Cronstadt a été réprimée dans un bain de sang. Le mouvement insurrectionnel ukrainien guidé par l’anarchiste Makhno a été vaincu également par l’armée rouge après un jeu machiavélique d’alliances et de trahisons… La situation devient vite intenable. Le 1er novembre 1922, Mollie est arrêtée avec son compagnon Senya Fleshin. Accusés d’aider les « criminels anarchistes » dans leur lutte contre la toute puissance du parti communiste, ils sont condamnés à deux années de travaux forcés en Sibérie. Ils organisent une grève de la faim dans leur prison de Petrograd, et sont finalement libérés ; ils sont assignés à résidence dans la ville, et soumis à un contrôle judiciaire permanent, ordres auxquels ils se hâteront de désobéir. Mollie retourne à Moscou pour militer à nouveau dans une association d’aide aux anarchistes emprisonnés. Nouvelle arrestation le 9 juillet 1923, nouvelle condamnation, nouvelle grève de la faim. Cette mesure arbitraire entraine une vague de protestations auprès de Trotsky, notamment de la part d’un groupe de délégués anarcho-syndicalistes au congrès international des syndicats (Profintern) : May Picqueray et Lucien Chevalier. Le gouvernement russe décide de se débarrasser définitivement de cette « empêcheuse de réprimer en rond » : Mollie Steimer est expulsée vers l’Allemagne ; elle rejoint à Berlin d’autres personnalités anarchistes célèbres de l’époque : Emma Goldman, Alexandre Berkman, entre autres… Tous sont terriblement déçus et inquiets de ce qu’ils ont pu observer en Russie.

Voici la manière dont Mollie Steimer rapporte ce qu’elle a pu voir :

« […] Je considère le gouvernement bolchevique comme le plus grand ennemi de la Russie. Son système d’espionnage est peut-être pire que partout ailleurs dans le monde. L’espionnage éclipse toute pensée, tout effort créateur ou action. Malgré les témoignages élogieux rapportés par des observateurs étrangers qui ont passé quelques semaines ou quelques mois sur le sol russe sous le contrôle de guides bolcheviques, et malgré les déclarations de ceux qui reçoivent l’argent des mêmes bolchéviques pour leurs services, il n’existe aucune liberté d’opinion en Russie. Nul n’est autorisé à exprimer un point de vue autre que favorable à la nouvelle classe dirigeante. Si un travailleur ose dire quoi que ce soit lors d’une réunion dans son usine ou dans une réunion de son syndicat qui ne soit pas favorable aux communistes, il est sûr d’atterrir en prison ou d’être surveillé par les agents de la GPU (le nouveau nom de la Tcheka) comme un contre-révolutionnaire. Des milliers de travailleurs, étudiants, hommes et femmes de haut niveau intellectuel, ainsi que des paysans sous-développés, mais intelligents, croupissent aujourd’hui dans les prisons soviétiques. Les autorités déclarent que ce sont des contre-révolutionnaires et des bandits. Bien qu’ils soient le fleuron le plus idéaliste et le plus révolutionnaire de la Russie, ils sont chargés de toutes sortes de fausses accusations devant le monde, tandis que leurs persécuteurs, les «communistes» qui exploitent et terrorisent la population, se disent révolutionnaires se présentent comme sauveurs de l’opprimé. Derrière une phraséologie révolutionnaire, se dissimulent des actes auxquels aucun gouvernement capitaliste de la terre ne se livrerait, sans entrainer une protestation immédiate provenant du monde entier. […] »
lettre écrite par Mollie Steimer à Berlin en novembre 1923.

Senya et Mollie ouvrent un studio photo à Berlin. La tranquillité relative ne dure que quelques années, pendant lesquelles le couple continue à militer à divers comités de soutiens aux anarchistes emprisonnés. Avec la montée en puissance du parti nazi et l’arrivée d’Hitler au pouvoir, les deux militants sont obligés de se réfugier en France. Ils rejoignent à Paris un groupe important de militants anarchistes en exil : Nestor Makhno, Peter Arshinov, Vsevolod Voline, Emma Goldman, Alexander Berkman, Rudolf Rocker… Mollie est intransigeante et ne fait guère de concessions sur ses idées. A plusieurs reprises elle se heurte avec Emma Goldman qui déclarera à son sujet : « Mollie Steimer est une fanatique au plus haut degré … Elle est terriblement sectaire, enracinée dans ses convictions, avec une volonté de fer. La force réunie d’une dizaine de chevaux ne pourrait pas la faire changer de trajectoire ! Mais avec tout cela, elle possède une ferveur et d’un dévouement exemplaire, animés par le feu de notre idéal. »
Le 18 mai 1940, la police française arrête Mollie ; elle est emprisonnée au tristement célèbre camp de Gurs, sans aucune possibilité de communiquer avec l’extérieur pendant sept semaines. Avec l’aide précieuse de May Picqueray, elle réussit à fuir le camp d’internement et à retrouver son compagnon. Compte-tenu de l’évolution de la situation militaire et politique, Senya et Mollie décident alors de quitter la France.

Ils retraversent l’Atlantique et s’installent cette fois au Mexique : la dernière étape de leur grande migration sera, dans un premier temps, la capitale, Mexico, puis la petite ville de Cuernava où ils se retireront à la fin de leur vie. Senya retrouve l’activité qu’il exerçait à Berlin et il ouvre un studio photo, dénommé SEMO (SEnya et MOllie) qui connait une certaine notoriété. Il possède un réel talent pour cette activité, et sera même qualifié par Paul Avrich de « Nadar anarchiste », du nom du célèbre photographe portraitiste français. Senya Fleshin réalise en effet de nombreux portraits de grande qualité d’autres militants du mouvement. Mollie travaille avec lui sans interrompre pour autant son activité de propagandiste infatigable de l’anarchisme. Ses talents linguistiques – elle parle et écrit le russe, le yddish, l’anglais, l’allemand, l’espagnol et le français – lui permettent d’entretenir une correspondance suivie avec des militants (tes) de pratiquement tous les pays et d’écrire des articles dans des journaux tout autour du monde. Ils prennent tous deux leur retraite en 1963. Elle meurt à Cuernava, le 23 juillet 1980, suite à un accident cardio-vasculaire. Elle est âgée de 82 ans. Toute sa vie, elle se sera battue pour défendre une vision de la société qui n’a guère sa place dans le monde. Elle a dû changer de domicile à de nombreuses reprises pour fuir la répression et elle a connu les prisons étatsuniennes, russes et françaises… Son nom figure dans de nombreuses biographies d’autres militants, et son parcours est bien connu ; son image apparaît dans au moins deux documentaires consacrés à sa camarade Emma Goldmann ; elle n’a rédigé aucun ouvrage politique majeur mais sa signature figure au bas de nombreux articles publiés dans la presse de l’époque. Paul Avrich, un historien libertaire (je n’emploierai pas le terme de « compatriote » car l’internationalisme de Mollie lui interdisait toute appartenance à une quelconque « patrie »), a rédigé un récit détaillé de sa vie, intitulé « Mollie Steimer, an anarchist life ».

Notes : la photo n°1 est empruntée au site « Anarcoefèmerides », qui publie chaque jour (en Catalan) un éphéméride très complet des événements survenus dans le passé du mouvement libertaire (le même travail est réalisé – en français – sur le site « éphéméride anarchiste »). La photo de l’appartement occupé par Mollie à New-York provient du site « knickerbockervillage« . La photo n°4 provient de l’excellent site documentaire italien « Tradizione libertaria ». L’adresse des deux « éphémérides »  figure dans la liste de liens permanents du feuillard charbinois !
En complément à cet article, à propos de la répression des anarchistes en Russie Soviétique, on peut télécharger le texte complet de la brochure (photo n°4) qui a été publiée en 1923 par le groupe des exilés à Berlin (dont faisait partie Mollie Steimer). Première partieDeuxième partie
Nous aurons l’occasion dans « la feuille charbinoise » de reparler de différentes personnalités simplement évoquées dans ce billet ; je pense notamment à May Picqueray et à Emma Goldman, figures incontournables, elles aussi, du mouvement libertaire international.


6 Comments so far...

JEA Says:

30 novembre 2011 at 16:44.

A propos de May Pickeray, de nombreux sites rappellent le documentaire de Bernard Baissat :
– « Ecoutez May Pickeray »
mais avec une erreur de date. En effet, 1984 est répété comme référence de site en site. Alors que le film a été terminé avant fin 1983. Je n’en veux pour preuve que la projection privée devant May elle-même (décédée peu après mais en 1983). J’étais présent et puis en attester.
Bernad Baissait avait auparavant signé un autre docu sur « Le Canard enchaîné », occasion pour lui de découvrir cette anar qui fut une correctrice emblématique du Canard…

Paul Says:

30 novembre 2011 at 17:20.

@ JEA – Le livre autobiographique de May Picqueray « May la réfractaire – Pour mes 81 ans d’anarchie » est d’ailleurs préfacé par un certain Bernard Thomas, collaborateur du « Canard ». Merci en tout cas pour ces précisions.

fred Says:

1 décembre 2011 at 14:14.

petite question …
A propos de la dernière photo, la personne à la droite de Vsevolod (pas facile à prononcer comme prénom !), on dirait qu’elle a une rage de dents non ? c’est bien un torchon qu’elle a enroulé autour de sa tête !?

Paul Says:

2 décembre 2011 at 08:31.

@ Fred – C’est la femme de Voline. Pour la rage de dents je ne sais pas ; en tout cas, le foulard qu’elle porte n’a rien d’un signe identitaire religieux… je te rassure. Content de voir que tu es toujours en forme !

François Says:

5 décembre 2011 at 11:42.

Très intéressant, merci encore une fois pour tes éclairages historiques.

Les militantes et propagandistes anarchistes | E. B-C Créations Says:

3 mai 2020 at 09:41.

[…] STEIMER (1897-1980) voir biographie […]

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