6 février 2014

6 Février 1919 : à Seattle, c’est la grève générale !

Posté par Paul dans la catégorie : Histoire locale, nationale, internationale : pages de mémoire; Un long combat pour la liberté et les droits .

« La soi-disant sympathique Grève de Seattle était une tentative de révolution. Qu’il n’y ait pas eu de violence n’y change rien… L’intention à peine voilée, était le renversement du système capitaliste; ici aujourd’hui, et demain partout… Certes il n’y eut ni de coups de feu, ni bombes, ni tués. La Révolution je le répète, ne nécessite pas de violence. La grève générale, comme elle fut appliquée à Seattle est en soi l’arme de la révolution, elle est d’autant plus dangereuse car elle est paisible. Pour réussir elle doit pouvoir tout arrêter : stopper le cours normal de la vie de la communauté… Ce qui veut dire court-circuiter le gouvernement. Et c’est là le seul but à atteindre, par tous les moyens possibles. »

C’est en ces termes que s’exprime le maire de Seattle, en février 1919, à l’issue d’un mouvement de grève qui a mobilisé une centaine de milliers de travailleurs et paralysé la ville pendant plusieurs journées. Au cours des vingt premières années du siècle, les grèves ont été nombreuses dans les grandes villes industrielles des Etats-Unis… Nous allons voir en quoi celle de Seattle, brève mais intense, se distingue des autres mouvements. Elle ne fut pas la plus longue, sûrement pas la plus violente, mais fut l’une de celles qui inquiéta le plus les autorités gouvernementales et le patronat, tant elle contenait en germe les principes d’organisation d’une société nouvelle à laquelle une fraction importante des travailleurs aspirait alors. Pendant les cinq journées que dura le conflit, les travailleurs impliqués dans le mouvement jetèrent les bases d’une nouvelle organisation sociale à l’échelle de la ville.

Le contexte social et politique

iww Le premier conflit mondial vient de se terminer. Les conséquences sociales de l’engagement militaire des Etats-Unis ont été lourdes pour les travailleurs : conditions de travail aggravées, salaires bloqués, arrestation massive de tous ceux qui appelaient à la « non intervention », avec des condamnations atteignant parfois plusieurs dizaines d’années de prison. Un vent de révolte souffle dans les usines, et l’attentisme prudent du syndicat majoritaire, l’A.F.L. (American Federation of Labour), ne peut suffire à contenir la colère des ouvrières et des ouvriers. Divers mouvements de grève éclatent dans le secteur du textile, de l’aciérie, des transports et témoignent de la montée rapide des tensions sociales. Mais ces débrayages, dans lesquels les dirigeants de l’A.F.L. sont bien souvent débordés, restent pour l’essentiel des grèves passives, sans espoir autre que celui d’obtenir une augmentation des salaires ou une diminution de la journée de travail. Un autre syndicat, I.W.W. (International Workers of the World), dont les membres et les sympathisants sont surnommés les « wobblies » a une certaine influence dans la population ouvrière. Les leaders et les adhérents des I.W.W., syndicat ouvertement révolutionnaire, sont la bête noire du patronat et du gouvernement. Contrairement à la majorité des responsables de l’AFL, ceux des IWW ont appelé à la révolte face à la guerre. Cette attitude a pour résultat que tous les leaders importants du syndicat croupissent encore en prison au début de l’année 1919. Mais cela n’empêche pas les idées défendues par ces hommes et ces femmes courageux de bénéficier d’une audience indiscutable. Il est difficile de chiffrer le nombre de militants qui suivent la politique anti-autoritaire et souvent proche des idées libertaires des IWW. Pour échapper à la répression, certains travailleurs sont membre de leur syndicat professionnel, adhérant à l’AFL, mais défendent clairement les positions des IWW. Cette situation, fréquente dans de nombreux centres industriels, est également présente à Seattle.

La ville a connu un développement industriel impressionnant depuis le début du siècle. Les lignes de chemin de fer de la compagnie Nord-Pacifique permettent l’acheminement du bois exploité dans l’intérieur du pays vers la côte. Le port de Seattle, bien protégé au fond de sa baie, devient très vite un lieu privilégié pour le commerce et la transformation du bois. De nombreux travailleurs migrants, notamment des Japonais et des Chinois, s’installent dans la ville, même si les conditions de travail offertes par l’industrie du bois sont particulièrement difficiles et les salaires très bas. Seattle sert également de lieu de transit pour tous ceux qui voyagent vers le Nord, vers les mines d’or récemment découvertes en Alaska. Dans ce milieu particulièrement foisonnant, les syndicats, notamment les IWW, réussissent plutôt bien à implanter leurs idées. Face à un lobby patronal organisé pour maintenir les salaires au plus bas en jouant sur la précarité des emplois, les militants syndicaux œuvrent à développer une conscience de classe au sein du prolétariat, et à organiser « un grand syndicat » (One Big Union) pour disposer d’un outil de lutte puissant.

Enfin, en toile de fond, ne pas oublier la Révolution d’octobre 1917, en Russie, qui a permis le réveil d’un espoir immense au sein de la classe ouvrière dans tous les pays industrialisés. A Seattle, peut-être plus encore qu’en d’autres villes, circulent des milliers de brochures dépeignant la situation dans l’ancienne Russie des Tsars.

Le déclenchement de la grève de Seattle

Seattle shipyard Le 21 janvier 1919, le mouvement débute dans les chantiers navals. Quelques semaines après la signature de l’armistice de novembre 1918, les travailleurs ont réclamé une augmentation de salaire pour les employés des chantiers de construction, ainsi que pour les dockers. Les propriétaires des chantiers ont accepté de satisfaire partiellement à cette revendication, mais uniquement pour certaines catégories de salariés qualifiés (histoire de jouer la division au sein du mouvement). Le gouvernement US, lui, s’est carrément opposé à toute augmentation, menaçant les chantiers de Seattle de cesser les commandes si les propriétaires « lâchaient du lest ». Cette information est parvenue aux instances syndicales et a littéralement mis le feu aux poudres. Les trente cinq mille ouvriers du port se mettent en grève illimitée, le 21 janvier. Ils sont particulièrement remontés. Leur colère, tant à l’égard des patrons que du gouvernement, est grande. Très vite, les grévistes lancent un appel à la solidarité et à la grève générale. Leur demande est accueillie favorablement dans l’ensemble des usines et des services publics. Un comité de grève générale est constitué. Chaque syndicat de base est représenté par trois délégués élus, ce qui fait que le comité comporte environ trois cent membres. Pour rendre le fonctionnement plus efficace, un conseil restreint de 15 délégués est élu. Ce conseil, ressemblant beaucoup à celui mis en place pendant la Commune de Paris, va veiller au bon déroulement de la grève et assurer un bon fonctionnement de la municipalité. Les travailleurs sont majoritairement conscients du fait qu’ils doivent prendre possession de leur outil de travail et montrer leur capacité à gérer leur cadre de vie, si possible dans de meilleures conditions que celles assurées par les autorités municipales.

Seattle_General_Strike Il est difficile de mesurer la part prise dans le déclenchement des événements par les militants des IWW. Il ne semble pas que leur implication soit directe : le syndicat a été rudement malmené pendant les années de guerre et, depuis le déclenchement des événements en Russie, considéré avec de plus en plus de méfiance par une frange de la population. On ne peut pas cependant, ne pas reconnaître l’empreinte des idées que les Wobblies répandent depuis des années, notamment dans le programme d’action du comité de grève. Le travail de propagande effectué a laissé des traces et une large fraction de la classe ouvrière syndiquée, même les adhérents à l’AFL, semble convaincue de la justesse des idées qui ont été énoncées. A la fin du conflit, les autorités rendront les IWW entièrement responsables du mouvement, ce qui fournira un prétexte bien commode pour une répression particulièrement féroce à l’égard des militants les plus radicaux. La manière dont la grève s’organise émane en grande partie de la base, même si tous ne participent pas de la même manière. Les travailleurs japonais soutiennent le mouvement de grève sans s’impliquer particulièrement.

La « commune de Seattle » : cinq  jours d’autonomie

Seattle-strike Le 6 février à dix heures du matin, toutes les activités cessent dans la ville, sauf celles qui sont nécessaires à la sécurité et à la salubrité des quartiers (les pompiers soutiennent le mouvement mais restent à leur poste) et celles que les grévistes mettent sur pied pour répondre aux besoins de première nécessité. Comme l’indique l’historien Howard Zinn dans son « histoire populaire des Etats-Unis », les blanchisseurs continuent à travailler mais seulement pour les hôpitaux ; trente-cinq lieux pour la distribution du lait sont mis en place dans les quartiers ; plusieurs cantines géantes sont installées (elles prépareront jusqu’à trente mille repas par jour). Une milice est constituée pour assurer la sécurité et éviter dégradations ou pillages. Ses membres sont choisis parmi les vétérans de la guerre, mais aucun d’eux ne jouit de prérogative particulière et leur fonction se limite au maintien de l’ordre, sans faire usage de violence. Le journal « Union Record » de Seattle publie un poème émouvant, signé « Anise » et qui retranscrit bien l’ambiance des événements :

« Ce qui les effraie le plus c’est que rien ne se passe ! Ils s’attendent à des émeutes, possèdent des mitrailleuses et des soldats, mais ce silence souriant les inquiète. Les hommes d’affaire ne comprennent pas ce type d’arme. […] Mon frère c’est ton sourire qui ébranle leur confiance dans les armes. C’est la benne à ordures qui parcourt les rues, marquée « exemptée par le comité ». Ce sont les distributions de lait qui s’améliorent chaque jour et les trois cents ouvriers, vétérans de la guerre, maitrisant les foules sans fusils, car toutes ces choses parlent d’un nouvel ordre possible et d’un nouveau monde dans lequel ils se sentent étranger. »

cuisine des grevistes La grève se déroule pacifiquement. Les soldats envoyés par le gouvernement se contentent d’observer, dans un premier temps. Les possédants se terrent dans leurs appartements de luxe transformés en abris provisoires : nul ne les inquiète.La vie est ailleurs. L’activité se poursuit partout où son arrêt aurait pu mettre les travailleurs en danger. Le gouvernement et les patrons ne l’entendent pas de cette oreille. D’importantes pressions sont exercées sur les leaders syndicaux nationaux (ceux de l’AFL) pour que ceux-ci interviennent sur les responsables locaux et les incitent à torpiller la grève. La production organisée par les capitalistes s’est arrêtée à Seattle mais les travailleurs s’organisent pour nourrir la population, s’occuper des enfants et des malades et faire régner l’ordre. Les minutes des décisions prises par le conseil de grève ont été conservées et il est impressionnant de voir avec quel sérieux la gestion a été assurée, sachant qu’en plus les membres de ce collectif étaient, pour l’essentiel, de simples travailleurs. Il a fallu traiter et trouver une solution à des centaines de problèmes, chaque habitant de la ville (employeurs inclus) étant autorisé à déposer une demande d’exemption aux mesures de grève, à condition de fournir un motif valable (Les autorités du port sont ainsi autorisées à faire charger un bateau qui transporte des marchandises urgentes pour le gouvernement, car aucune notion de « profit financier » n’est en jeu…).
Cela ressemble trop à une prise de pouvoir par les travailleurs. L’ombre des Soviets et de la Révolution russe plane sur la ville. Cela ne peut durer. Une contre propagande effrénée se met en place, ainsi qu’en témoigne le document ci-après. Il s’agit à la fois d’expliquer aux travailleurs qu’ils sont manipulés par les bolcheviks, mais aussi que leur mouvement est condamné d’avance à échouer.

Remise au pas et fin de récréation pour les travailleurs

strike has failed Le mouvement de grève générale cesse, cinq jours après avoir commencé… Seuls les ouvriers des chantiers navals, à l’origine du mouvement, maintiennent quelques temps leur débrayage. Cet arrêt brutal d’un mouvement qui semblait pourtant bien lancé est surprenant et mérite qu’on s’attarde un peu à en comprendre les causes. Quelles raisons poussent les grévistes de Seattle à interrompre leur action ? Certes un millier de soldats fédéraux campent aux portes de la ville, mais ils ne sont pas intervenus. Le maire de la ville a fait prêter serment à deux mille quatre cents adjoints extraordinaires pour mâter la rébellion, mais ces forces de l’ordre mercenaires n’ont pas bougé non plus. Selon le comité de grève, deux facteurs jouent un rôle essentiel : les pressions exercées par les dirigeants fédéraux du syndicat majoritaire, l’AFL ; la difficulté à passer à la « vitesse supérieure » et à palier aux difficultés logistiques que génèrent l’arrêt des activités de la ville et les difficultés d’approvisionnement. Que va-t-il se passer en cas de blocus ?  L’hétérogénéité de la classe ouvrière, et notamment le grand nombre de langages différents parlés par les immigrants ne simplifie pas l’organisation au quotidien. L’attitude de certains leaders syndicaux pose aussi question : dès le début du mouvement ils n’ont qu’un souci, celui de l’interrompre. Il n’y a pas véritablement de « front uni » entre le  comité de grève et l’état-major local de l’AFL, et il y a risque que le mouvement s’effiloche. Plusieurs syndicats d’entreprise appellent dès le deuxième ou le troisième jour de débrayage à la reprise d’activité. Seule, la détermination de la base les pousse à changer d’avis. Lors du vote organisé le 8 février, la majorité des délégués, après avoir consulté leur base, votent la poursuite du mouvement. On pourrait dire que le problème des grévistes de Seattle, c’est – entre autres – le manque de détermination d’une large fraction des dirigeants syndicaux.

Au niveau fédéral, la bureaucratie syndicale centralisatrice n’apprécie guère ce mouvement « parti de la base » et se méfie comme de la peste de la toute nouvelle autonomie des ouvriers, de plus en plus méfiants à son égard. Le président de l’AFL, Samuel Gompers, est indubitablement plus proche des hautes sphères du pouvoir que de la vie quotidienne des bûcherons et des dockers de l’état de Washington. Le président des Etats-Unis, Woodrow Wilson, fait preuve de la plus grande fermeté, et il est prêt, comme en d’autres lieux de conflit social, à faire appel aux forces de police et à l’armée pour réprimer et maintenir l’ordre social. Les grévistes de Seattle ne peuvent tenir longtemps s’ils restent isolés, et la solidarité des travailleurs ne dépasse pas le cadre de la ville. Les responsables élus semblent quelque peu dépassés par l’ampleur du mouvement : mieux vaut arrêter avant qu’il n’y ait un bain de sang…

IWW dessin Les choses rentrent donc dans l’ordre, sans qu’il y ait de charge de police, de mitraillage de la foule ou d’arrestations massives, contrairement à ce qui s’est passé lors d’autres conflits sociaux. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas d’actes répressifs : les autorités décident de faire payer les pots cassés aux Wobblies et aux « Rouges » en général. Trente-neuf syndicalistes, membres des IWW sont arrêtés et accusés d’avoir voulu « propager l’anarchie ». Divers locaux sont perquisitionnés, notamment ceux des IWW, ceux du Parti Socialiste et une imprimerie au service des travailleurs. Pour le mouvement syndical américain en général et pour les IWW en particulier ce n’est que le début d’un vaste processus de répression. Tous les moyens seront bons pour désorganiser le mouvement syndical : peines de prison, lynchage, exécutions sommaires vont devenir monnaie courante. Le gouvernement a bien compris à quel point la situation sociale est explosive. A Seattle, la vie reprend son cours, mais cela n’empêchera pas les dockers de se mobiliser à nouveau, notamment à l’automne lorsqu’ils refusent – action symbolique de leur part – de charger des armes destinées aux Russes blancs de l’Amiral Kolchak…

Sources documentaires principales : plusieurs sites internet mettent à la disposition des lecteurs (surtout anglophones) des textes intéressants. C’est le cas notamment du site « Libcom.org » sur lequel vous pouvez consulter au moins deux pages différentes : « http://libcom.org/history/seattle-general-strike-1919 » d’une part, « http://libcom.org/history/seattle-general-strike-1919-jeremy-brecher » d’autre part (extraits d’un ouvrage de Jeremy Brecher). A consulter également « http://www.laborhistorylinks.org/chronological.html » et « http://depts.washington.edu/labhist/strike/index.shtml ». A cette dernière adresse, chose rare, vous pourrez voir quelques images tournées pendant la grève, et un montage photo (lien direct sur la vidéo : » http://depts.washington.edu/labhist/strike/video.shtml »).
Un texte important sur le rôle joué par les IWW à Seattle a été traduit de l’anglais et peut être consulté sur le site du CATS (Collectif Anarchiste de Traduction et de Scannérisation) de Caen. Ce collectif fait par ailleurs un travail remarquable et de nombreux autres textes peuvent être téléchargés sur leur base de donnée.
Le meilleur livre en français, sur la question, est « l’histoire populaire des Etats-Unis » de Howard Zinn, publiée chez Agone. Plusieurs pages sont consacrées à l’histoire de la Grève de Seattle.

 

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