20 mars 2014
Et si on laissait un peu les enfants progresser à leur rythme ?
Posté par Paul dans la catégorie : Sur l'école .
Quelques propos à bâtons rompus sur la façon dont les apprentissages sont gérés par l’école…
Et si l’on cessait une fois pour toute de vouloir leur imposer une quelconque norme, des objectifs à atteindre, des performances conçues par de machiavéliques cerveaux d’adultes ! Laissons du temps pour l’apprentissage au lieu de vouloir fabriquer de futurs petits surdoués mal dans leur peau, ou des perdants prédestinés… En écrivant cette chronique, il y a quelques années de cela, j’aurais eu l’impression de donner un coup de pied dans une porte qui s’entrouvrait. Mais ce temps-là, où l’on tendait l’oreille au discours des pédagogues, où l’on s’intéressait à l’éveil de l’enfant, semble s’éloigner à grandes enjambées. A grand renfort de statistiques de l’OCDE, les tenants de l’école entonnoir semblent avoir repris les commandes de la machine infernale « éducation nationale ». On ne parle plus que de recentrage, d’efficacité, de rendement, de performances accrues… quitte à abandonner de plus en plus de voyageurs sur le côté de la voie, pour se désoler ensuite, de manière fort hypocrite, des « niveaux qui baissent », des « élèves qui se désintéressent » ou des « profs qui se découragent ». Il est grand temps de relire Robin, Freinet, Montessori ou Ferrer…
J’observe ma petite voisine qui fait ses premiers pas dans la cour. Cela ne fait que quelques jours qu’elle a lâché la main des adultes. En une semaine de temps, elle a conquis une autonomie formidable : l’absence de bras sécurisant, les chutes à répétition, rien ne la décourage : le plaisir de la découverte est trop fort. Pour les premiers pas il a fallu un sol régulier, dépourvu d’obstacles, mais maintenant les graviers, les objets à contourner, les changements de direction, tout est maîtrisé ou presque ! Il y a quelques semaines, ses parents s’inquiétaient de son désintérêt total pour la station verticale, et de son envie frénétique de ramper, avec une habileté d’ailleurs assez impressionnante. J’observe et je suis fier pour elle et pour ses parents, mais pas seulement. Mon esprit pervers d’éducateur au repos fait très rapidement la comparaison entre ce qui se passe pour la marche et la façon dont se déroulent les autres processus d’apprentissage… et je suis un peu catastrophé par le mépris total dans lequel on tient les apprentissages premiers. Je me demande si les esprits ont beaucoup évolué depuis une quarantaine d’années, période préhistorique à laquelle j’ai commencé à sévir dans l’enseignement…
J’ai bien peur que non. Il me semble que dans le domaine de l’éducation, comme dans d’autres domaines (énergies renouvelables, agriculture biologique, qualité de vie…), dans notre pays on marche à reculons. Le ver du libéralisme creuse peu à peu son trou dans le fruit école… Qu’importe puisque pour ceux qui tiennent les commandes, il y aura toujours une offre éducative correspondant à la demande de ceux qui ont les moyens de choisir. Les écoles privées sont, et seront encore plus dans les années à venir, en mesure de proposer des services correspondant au choix éducatif des parents : privé rime souvent avec confessionnel mais pas forcément… Il existe d’excellentes écoles proposant des méthodes de travail alternatives ; je pense entre autres aux écoles Decroly, Steiner ou Montessori… Mais elles sont rarement dans les zones rurales ou les banlieues. « L’école du peuple », chère à Freinet, se débat dans des difficultés de plus en plus grandes et des contradictions souvent insolubles. Elle est soumise aux ordres et aux contrordres des politiques qui se succèdent à ses commandes. Faute de compétences réelles dans le domaine, ces dirigeants cherchent l’inspiration dans les sondages, dans les revues d’opinion ou dans les cabinets de lobbying. Je me souviens fort bien du célébrissime « plan informatique pour tous » dont l’objectif premier était le sauvetage de la branche ordinateur du groupe Thomson. Je préfère par contre ne pas vous raconter dans quelles conditions je suis devenu – du jour au lendemain, et par la grâce de dieu – formateur en anglais. Ordinateur, langues étrangères, lutte contre l’échec scolaire… au gré du vent mais toujours au niveau des pâquerettes : des paillettes et du strass… Il faut plus d’années pour éduquer un enfant que ce que dure un mandat électoral… Il en est de l’éducation comme de la préservation de la forêt : tout cela relève d’une vraie gestion durable.
Quel crétin a décidé un jour que tous les enfants devaient apprendre à lire, à écrire ou à compter à la même vitesse ? Quel idiot a imaginé qu’il fallait recommencer l’escalier à la première marche si l’on n’était pas capable de franchir la dernière ? Heureusement que ce simple d’esprit s’est abstenu de pontifier sur l’apprentissage de la marche ! 18 mois âge fatidique… sinon on retourne à la case départ, dans le berceau, avec pour objectif la marche un an plus tard ! Cela vous fait sourire ? N’est-ce pourtant pas là le processus en place tout au long de la scolarité d’un enfant ? Les experts ont établi un processus d’apprentissage immuable présentant la particularité de ne tenir aucun compte des spécificités de chaque enfant : capacités d’intégrer un concept rapidement, simplement par une démarche intellectuelle, ou nécessité de tâtonner longuement pour consolider un acquis, environnement social stimulant ou milieu familial générateur d’angoisses… etc… etc… Mes propres enfants n’ont jamais rampé latéralement comme l’a fait ma petite voisine pendant une longue période. Elle par contre n’a jamais pratiqué le « quatre pattes »… Imaginez qu’un « expert » du ministère, ex-chef du personnel chez Renault, décide que le « quatre pattes » est un passage obligé de l’apprentissage de la marche. Que fait-on de ceux qui ne s’intéressent pas à cette démarche ? On les incite à persévérer ? on leur projette une vidéo avec le mode d’emploi ? On les réprimande de plus en plus sévèrement ? Pourquoi ne pas fixer un âge limite pour la course, pour la parole, pour le saut d’obstacle ? Et pourtant ! On emploie déjà le mot « retard » lorsqu’un enfant marche un mois plus tard que la moyenne… La moyenne ? Le mot est lâché, j’y reviendrai.
J’ai employé un peu plus haut l’image de l’escalier. Je vais y revenir car elle me plaît beaucoup. Je vous rassure tout de suite ce n’est pas moi qui me sers le premier de cette analogie. L’apprentissage pour un enfant, cela ressemble à un escalier, mais pas à un escalier standard. Chacun dessine son propre plan. Pour l’un, le parcours sera irrégulier : des marches de hauteur différente, plus ou moins larges, une pente variable dans le temps selon les individus. D’autres dessineront un escalier beaucoup plus raide à grimper, avec parfois un long palier au bout de trois, cinq ou dix marches. La hauteur de la marche symbolise la phase expérimentale : plus le concept à acquérir est difficile, plus la marche est élevée. La largeur de la marche représente le palier de consolidation. Nombreux sont les enfants qui, après un apprentissage, ont besoin d’une phase de consolidation plus ou moins longue. J’ai réussi ; je recommence ; je sais faire quelque chose ; je le refais une, deux, trois ou cent fois, avant même d’essayer quoi que ce soit d’autre. Les mécanismes en œuvre dans ce cas sont nombreux : besoin de sécurité ou de valorisation entre autres. J’ai franchi une étape ; j’en suis fier ; je fais état de mes nouvelles capacités ; la reconnaissance de ma réussite par mes pairs me fournit l’énergie nécessaire pour lever à nouveau le pied vers la marche suivante… Ne croyez pas que nous autres, adultes, fonctionnons autrement ! La démarche cognitive est différente aussi selon les sujets : certains ont la capacité de fonctionner simplement selon un schéma intellectuel et de valider leurs expériences uniquement sur le plan mental. D’autres ont besoin d’expérimenter avec leurs mains : d’où l’intérêt de la manipulation d’objets pour compter, ou de l’utilisation de l’imprimerie très en vogue autrefois dans les classes « Freinet » pour l’apprentissage de la lecture…
Je peux illustrer l’énoncé précédent par deux exemples au moins montrant la déconnexion entre l’école et la réalité. Un jeune enfant d’origine turque est jugé peu performant en mathématiques alors que lui-même assure fréquemment les courses et aide sa famille à faire certains comptes. Un jour il me rapporte la solution d’un problème qu’il vient de résoudre – pense-t-il – brillamment. Il m’annonce fièrement une consommation hebdomadaire de plusieurs milliers de baguettes de pain par une famille comprenant cinq membres. Je lui demande alors qui se charge de ce genre d’emplettes dans sa famille ; la réponse ne tarde pas : c’est moi ! Combien de baguettes achètes-tu chaque semaine ? Un calcul mental rapide et il me répond : environ quatorze. Je lui demande alors pourquoi il m’annonce un résultat supérieur à trois mille dans son problème… Cela ne te semble pas curieux ? Après quelques échanges, il m’explique avec ses mots à lui, que les deux situations sont très différentes : le problème c’est des mathématiques… Alors ! Autre cas d’un enfant en état de disgrâce dans le monde des mathématiques… Alors qu’il raisonne – semble-t-il – de façon tout à fait illogique, un passage devant l’écran d’ordinateur et quelques séances de programmation en Logo montrent qu’il n’en est rien. Au bout de quelques tentatives, sa « tortue » dessine à l’écran une jolie petite maison constituée par un carré, un triangle et un petit rectangle pour représenter la porte. Ce qui lui plaît, m’explique-t-il les yeux brillants, c’est que lorsqu’il rentre une instruction de déplacement, il voit le résultat concret s’afficher à l’écran… Et puis au moins, « il n’y a pas de gribouillons, le dessin est très net ». En l’écoutant j’ai l’impression de me voir en train d’écrire avec un traitement de texte…
Je reviens à mon histoire d’escalier. L’école, se voulant paradis de la transmission des connaissances, se construit sur une utopie : par souci d’optimisation, elle aimerait que le plan de l’escalier soit le même pour tous… Cela peut marcher avec un troupeau de moutons ; cela n’est guère efficient avec une troupe d’enfants… Trop de facteurs compliquent le cheminement : je n’ai cité dans les paragraphes précédents que les facteurs individuels : il faudrait intégrer aussi la dimension sociale qui intervient de façon certaine dans le processus d’apprentissage. L’enfant qui apprend n’est jamais un être isolé. Il vit dans un schéma relationnel complexe : d’autres enfants, sa famille, son milieu… L’idée d’une école « sanctuaire » au sein de laquelle les enfants ne se consacreraient qu’à l’apprentissage, et feraient place nette dans leur cerveau lorsqu’il franchissent la porte du lieu sacré est une pure vision technocratique. Il faudrait aussi évoquer un autre facteur essentiel qui est celui de la motivation. Freinet proposait à ce sujet une formulation jugée sans doute simpliste par l’école du XXIème siècle : « on ne fait pas boire un cheval qui n’a pas soif ». Cette phrase simple qui figure parmi les idées de base des techniques Freinet mériterait à elle seule une chronique complète (*). L’école, lieu de vie, intégrant des sujets vivants et s’intéressant à leurs préoccupations, à leurs projets… L’école, un environnement propice à la création dans tous les domaines, à l’expérimentation… L’école, un endroit où l’on valorise plutôt que de sélectionner… L’école une maison ouverte où l’on apprend l’entraide, la coopération, les échanges de service… Vous rêvez monsieur ! S’il est un point sur lequel les Sinistres, de Droite comme de Gauche, sont bien d’accord, c’est qu’à l’école on apprend à Lire, à Ecrire et à Compter, après une bonne leçon de morale tous les matins et quelques pauses artistiques au son de la Marseillaise…
Notes : (*) A défaut de chronique, on peut lire et relire à profit, « les invariants pédagogiques » de la Pédagogie Freinet, ou encore « les dits de Mathieu« . La formulation est un peu archaïque pour cette dernière brochure, mais les « fondamentaux » restent toujours valables à mes yeux.
Liens pour prolonger : Quelques exemples concrets de fonctionnement d’une classe Freinet sur le site personnel d’une maîtresse formatrice, Martine Baro – Le site incontournable de l’Institut Coopératif de l’Ecole Moderne (pédagogie Freinet) – Le site de l’AVPI (Vers la Pédagogie Institutionnelle) – N’autre Ecole, revue de la Fédération CNT des Travailleurs de l’Education, avec de nombreux articles pédagogiques intéressants…
2 Comments so far...
François Says:
22 mars 2014 at 20:00.
Comme je suis d’accord avec toi sur ce sujet! L’école publique me désole, même si je pense que nous avons pas mal de chance en Suisse par rapport à la France.
Je suis à peu près sûr de t’en avoir déjà parlé, mais l’occasion de trop belle de partager encore le site d’un école incroyable, où des amis américains ont leurs enfants: la Subdbury Valley School (http://www.sudval.org/). Pas de programme pédagogique dans cette institution. Les enfants font ce qu’ils veulent, les enseignants sont à leur service. Un enfant finit toujours par se passionner pour quelque chose et se met alors à apprendre, avec une motivation d’enfer. Ca fait rêver. Et je ne parle même pas du conseil d’établissement, qui dirige l’école, et où tous ont une voix, professeurs comme élèves, dès le plus jeune âge.