27 mai 2014

Ulugh Beg, Emir de Transoxiane, astronome et mathématicien

Posté par Paul dans la catégorie : Histoire locale, nationale, internationale : pages de mémoire; Sciences et techniques dans les temps anciens .

« Les religions se dissipent comme le brouillard, les empires se démantèlent, mais les travaux des savants demeurent pour l’éternité. »

Ulugh_Beg.astronome Dans un pays où la religion règne en maître incontestable, une telle affirmation peut vous coûter la vie. La fin tragique de l’astronome Giordano Bruno brûlé comme hérétique pour avoir oser tenir sur l’état du monde, des discours contraires au dogme catholique est bien connue. Une autre victime tombée sous les coups d’assassins commandités par les hautes autorités d’une autre religion, l’Islam, l’est beaucoup moins. il s’agit d’Ulugh Beg dont le règne sur la Transoxiane ne dura guère plus de deux années. Une poignée de tueurs envoyés par les responsables religieux locaux mit un terme à ses découvertes et à ses propos séditieux…

Un bref préliminaire géographique… Transoxiane… Il se peut que ce nom et le territoire qu’il recouvre ne vous soit guère familier. Il s’agit de l’ancienne dénomination d’une région d’Asie centrale située entre les fleuves Oxius et Syr Daria. Pour vous aider à repérer la zone sur un atlas, sachez qu’elle recouvre à peu près l’emplacement actuel de l’Ouzbékistan et le Sud-Ouest du Kazakhstan. Les deux grandes villes de cette ancienne entité géographique et politique sont Samarcande et Boukhara sur l’ancienne route de la Soie. C’est dans ce cadre aux noms chargés de senteurs exotiques que se déroule l’histoire d’Ulugh Beg de 1394 à 1449, époque à laquelle Français et Anglais s’emplâtrent joyeusement de Crécy à Castillon.

Ulugh_Beg_Madrasah  Ulugh Beg nait à Soltanieh en 1394 (la ville se trouve actuellement en Iran). Cet événement fait la joie de son grand-père, le célébrissime Tamerlan, qui veillera, avant sa mort, à répartir les rôles dans la région entre ses enfants et ses petits-enfants. L’empereur a un faible pour le jeune Ulugh Beg, le rejeton de son fils Shah Rukh, mais aussi pour la majestueuse ville de Samarcande dont il a fait sa capitale. A la mort de Tamerlan, c’est Shah Rukh qui prend les rênes du pouvoir. Il installe sa capitale à Herat (Afghanistan actuel) et nomme Ulugh Beg vice-Roi de Samarcande. Le jeune prince n’a que quinze ans lorsqu’il est propulsé à ce poste prestigieux. Il va présider aux destinées de la cité pendant une trentaine d’années avant de devenir Emir de Transoxiane à la place de son père. Pendant son gouvernement, la ville de Samarcande va prospérer, même si le Prince s’intéresse plus à ses recherches scientifiques qu’aux fastidieux travaux de gestion ou aux conflits territoriaux, fréquents à cette époque.  Certains historiens ont estimé qu’il n’était qu’un piètre dirigeant politique. Il n’en est rien, sauf si l’on mesure la valeur d’une personne détenant les rênes du pouvoir aux conquêtes guerrières et aux manœuvres diplomatiques. C’est principalement sur les plans économiques et culturels que la ville va prospérer. L’intelligence brillante du vice-Roi va attirer à la cour de nombreux scientifiques et des artistes de renom. La renommée de la grande Médersa (école religieuse) dont le Prince va initier la construction en 1417, puis encourager le développement,  déborde largement les frontières régionales. Dans cette université, on ne se contente pas d’étudier la parole du Prophète à travers les textes du Coran. Les disciplines enseignées sont nombreuses et touchent à tous les domaines : astronomie, mathématiques, physique, médecine, philosophie… C’est sans doute cette ouverture, semblable à celle de l’esprit de son fondateur, qui est à l’origine de l’ire des responsables religieux. Lorsque la découverte scientifique est contredite par les écrits saints, cela signifie que celui qui cherche s’est fourvoyé sur une voie impie et doit renoncer à ses travaux. Ulugh Beg ne l’entend pas comme cela et n’hésite pas à formuler son désaccord avec les imams, même s’il le fait avec diplomatie car il est profondément croyant. La citation choisie en tête de cette chronique illustre bien l’état d’esprit plutôt anticonformiste du jeune monarque.

Ulugh-beg_Madrassa_courtyard De nombreux savants vont répondre à l’appel d’Ulugh Ber et vont s’installer à Samarcande, pour y approfondir leurs travaux. Les historiens estiment que l’Emir a pris la tête d’une équipe de plus de soixante chercheurs. Trois personnages au moins se dégagent du lot par leur célébrité: il s’agit des astronomes Quadi-Zadeh-Roumi et Ali Qushji ainsi que du mathématicien Al-Kashi. La culture doit être ouverte à tous et la transparence est de règle, même si la Médersa est un lieu où les chercheurs doivent trouver le calme et la sérénité. L’architecture du bâtiment obéit à ce principe, selon la recommandation de son concepteur : la cour intérieure du bâtiment est visible de l’extérieur, depuis la place du Reghistan. Deux années plus tard, en 1419, l’Emir fait construire une autre Médersa, à Boukhara, selon les mêmes règles que celles qui ont présidé à l’édification de celle de Samarcande. Sur la façade de cette deuxième école, on peut lire la maxime suivante : « Eclairer son esprit par l’étude est le devoir de chaque Musulman et de chaque Musulmane ». Cette sentence mériterait d’être étudiée longuement, notamment par certains courants intégristes actuels qui dénient aux femmes le droit d’accès aux études ! Pour faciliter les travaux en astronomie, Ulugh Beg complète la construction de la Médersa de Samarcande en y joignant un observatoire équipé avec les meilleurs outils d’observation, de mesure et de calcul disponibles à l’époque. Le bâtiment mesure 35 m de hauteur et 50 m de diamètre. Comme directeur, il choisit Ali Qushji, l’un de ses élèves les plus brillants. Le projet d’Ulugh Beg est ambitieux : il veut refonder complètement les bases sur lesquelles s’appuie l’astronomie, et s’appuyer sur de nouvelles observations, effectuées avec le plus de précision possible pour établir de nouvelles tables. Il veut procéder à une vérification systématique des découvertes et des énoncés parfois très anciens sur lesquels se basent les différents traités de ses prédécesseurs.

Ulugh_Beg_2 Le Prince dirige son équipe en respectant les principes d’une véritable démarche expérimentale. Malgré son influence, sa parole ne vaut pas plus que celle de n’importe lequel de ses collaborateurs et il n’hésite pas à provoquer ceux-ci en proposant parfois des énormités pour tester leur esprit critique. Dans les prolégomènes de ses tables astronomiques il écrit le texte suivant :

«  Après cela est venu le plus humble des serviteurs de Dieu, celui qui sent le plus vivement combien il a besoin du secours divin qu’il implore, Oloug Beg, fils de schah Rokh fils de Timour Gourgân : que le Très-Haut le rende heureux et lui accorde une fin tranquille ! Dans la nécessité où il se trouve d’appliquer son esprit à des objets divers, désirant suffire aux nombreuses occupations dépendant de la mission qui lui est confiée de veiller aux intérêts des peuples et de préparer aux fils d’Adam des résultats avantageux, suivant l’exigence des individus ; désirant s’élever sur les ailes des hautes pensées, éviter la passion, maintenir l’intégrité de ses décisions, et réunir les mérites de la bonté et de la générosité, il a tourné les rênes de ses efforts les plus énergiques et la bride d’une assiduité rare vers la connaissance des vérités scientifiques et des subtilités philosophiques, de telle sorte qu’avec l’aide de Dieu secourable et clément, et suivant cette maxime « que celui qui cherche péniblement une chose la trouve », le pauvre auteur a su expliquer avec sécurité, en se servant de la plume de l’intelligence et de la réflexion, les obscurités de la science et surtout de la philosophie, qui n’est pas sujette à la poussière des vicissitudes des sectes, ni aux différences des langages selon les temps. »

tables astronomiques L’édition française de ces « Prolégomènes », publiée en 1853 par le Professeur Louis-Pierre-Eugène Sédillot, est consultable sur « Google Books« . L’ouvrage est dédié à un autre savant célèbre dont j’ai eu l’occasion de parler dans ce blog : Alexandre de Humboldt. L’auteur de cette édition, Sédillot, prend la peine, dans l’introduction de réhabiliter l’importance du travail effectué par les savants arabes au Moyen-Age. Au cours du siècle qui a précédé la publication de son ouvrage, la mode était plutôt, dans les milieux scientifiques, au dénigrement systématique.  On accuse notamment les savants arabes de plagiat… Quelques extraits du texte de Sédillot : « On n’est plus autorisé à dire que le seul mémoire des Arabes est d’avoir conservé les débris de la science grecque… » « Les astronomes arabes dépassent les savants d’Athènes et d’Alexandrie ; ils constatent le mouvement de l’apogée du soleil, l’excentricité de l’orbite de cet astre, et fixent avec une exactitude remarquable la durée de l’année. Ils nous précèdent dans la réforme du calendrier et approchent plus que nous de la vérité. Ils signalent la diminution progressive de l’obliquité de l’écliptique, les irrégularités de la plus grande latitude de la lune, estiment à sa juste valeur la précession des équinoxes, et déterminent la troisième inégalité lunaire, appelée variation. » Sédillot dénonce en terme plutôt virulents, les Académiciens français qui se sont rendus coupables d’approximation et surtout de graves injustices en parlant du travail de leurs confrères orientaux.

Ulugh-Beg_statue Je ne rentrerai pas dans le détail des travaux effectués par Ulugh Beg et son équipe. Là n’est point mon propos, la Feuille Charbinoise n’étant pas un site spécifiquement dédié aux amateurs d’astronomie ou de mathématiques. Je ne prétends pas non plus que ce brillant chercheur soit le seul à avoir opéré toutes les découvertes mentionnées dans l’énumération de Sédillot. Ce serait une affirmation erronée. Mon propos est simplement de montrer que dans la chaîne des savants qui ont fait progresser l’astronomie arabe, Ulugh Beg a joué un rôle considérable, et a permis, grâce aux moyens matériels dont il a doté la Médersa de Samarcande, un développement considérable de cette science. A la mort de son père, en 1447, il devient sultan du Royaume, mais son règne ne durera même pas trois ans et sera marqué par une longue série de batailles contre des opposants de plus en plus virulents.

Ulugh_Beg_timbre-turc Cet esprit résolument moderne a fait converger sur lui la haine de tous les conservateurs du pays. Les mauvais rapports qu’il entretenait avec l’un de ses fils ont servi de prétexte à son assassinat. Des personnalités religieuses ont financé cette opération en sous main en faisant appel à une troupe de mercenaires aux ordres de l’un de ses héritiers, Abdul-Latif. L’un des premiers gestes des commanditaires de l’exécution a été de faire raser le somptueux observatoire astronomique. Cet acte met en évidence, si cela était nécessaire, le fait que ce sont les travaux eux-mêmes du Sultan qui étaient mis en cause à travers la tuerie perpétrée. Les morts étant toujours moins dangereux que les vivants, Ulugh Beg sera très vite considéré comme un martyr, et les plus grands honneurs lui seront rendus, sans doute en premier lieu par ceux qui ont voulu sa disparition. Le savant est placé dans un sarcophage, paré de ses plus beaux atours et repose dans le Gour-Emir, mausolée des Timourides qu’il a fait construire à Samarcande, un chef d’œuvre architectural parmi d’autres. Triste fin pour un esprit brillant, qui n’a pas empêché d’autres savants du monde arabe de prendre le relai et de faire progresser à leur tour différentes disciplines scientifiques, des mathématiques à la médecine…

4 Comments so far...

la Mère Castor Says:

27 mai 2014 at 12:59.

la Transoxiane, un genre de Mésopotamie ?

fred Says:

27 mai 2014 at 14:16.

Transoxiane ? ça sonne plutôt comme un nom de médicament !
Sinon triste destinée pour ce pauvre Ulugh !
la faute à cet Abdul l’hâtif si prompt à supprimer son géniteur (d’où son nom)

Rem* Says:

6 juin 2014 at 20:58.

Merci de cette érudite page de réhabilitation du cas exemplaire méconnu de Ulugh, l’équivalent musulman de Giodarno Bruno en chrétienté (lequel est déjà si méconnu…). Et, au delà du parcours de ce « fou de science » (c’est mieux que les « fous de Dieu »!!!), cela réhabilite aussi et surtout l’énorme importance historique des sciences islamiques pour les nôtres, jusqu’à nos jours. Ce que nient nos racistes « élites » politicardes, non seulement aux USA (surtout depuis le 11 septembre 2001) et en Israël (dès le projet sioniste fin 19°) mais en France (colonialisme hier, immigrations aujourd’hui) etc… Etc, DONT des dictateurs rétrogrades (Arabie…) ET des djihadistes fous de Dieu et de manipulations…
On est pas encore sorti du tunnel… mais on voit la lumière au bout.
Sans Dieu ni Maître. La lumière de l’évidence…

Paul Says:

6 juin 2014 at 21:19.

@ Rem – L’histoire des sciences, elle aussi, a été écrite à différentes sauces, selon divers éclairages. Autant l’œuvre de certains savants a été portée au pinacle, autant d’autres ont été laissés sur le bord de la route pour des raisons d’ordre idéologique.
Vos critiques me motivent pour poursuivre le parcours de recherche commencé. La « une » devrait se renouveler d’ici peu ! Une certitude, je ne parlerai pas de débarquement !

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