31 juillet 2014
Local, équitable, artisanal, durable… Bien ! Mais pour quelle clientèle ?
Posté par Paul dans la catégorie : Humeur du jour; Le clairon de l'utopie .
Un questionnement plus qu’une démonstration, sur des problèmes dont la solution paraît « évidente » à certains avant-gardistes mais pas au commun des mortels…
La plupart des grandes sociétés de vente par correspondance ou des grandes surfaces spécialisées, en particulier dans le secteur du textile, font fabriquer leurs produits au Bangladesh, au Pakistan, au Vietnam, ou dans d’autres « paradis » industriels où la main d’œuvre est peu coûteuse, ainsi que taillable et corvéable à merci. La qualité est souvent tirée vers le bas, les produits chimiques autorisés pour traiter les textiles pas toujours conformes aux règles de bien portance aussi bien pour ceux qui fabriquent que pour ceux qui s’en servent après. Peu importe : dans ces conditions, je peux acheter un T-shirt à 3 ou 4 euro, un pull-over pour une dizaine d’euro… et ainsi de suite. Cette politique d’abaissement des coûts de production a mis à mal l’industrie textile en France et dans une bonne partie de l’Union Européenne.
Consommateur un peu plus « branché » et exigeant, je préfère que mes sous-vêtements soient en coton bio. Je ne suis pas vraiment certain de la qualité de ce que j’achète, mais j’apaise ma conscience moyennant un petit investissement supplémentaire : le prix est grosso modo le double, parfois un peu moins. Disons que mon T-shirt bas de gamme coûte maintenant 6 euro. Je gagne le SMIG ou à peine mieux, c’est à dire environ 7,50 € net de l’heure (c’est le net qui m’intéresse, pas le brut, car c’est avec le net que je remplis mon chariot au supermarché). Cela veut dire qu’avec une heure de travail je peux me payer presque deux T-shirt bas de gamme made in « loin d’ici » ou un « coton bio » made in « pas ici en tout cas ».
Consommateur très averti, très exigeant et surtout très militant, j’ai décidé d’acheter bio, local et si possible fabriqué dans un atelier autogéré ou une coopérative pour que les salaires versés aux actifs soient d’un montant honorable… Plein d’arguments éthiques jouent en faveur de ce choix ; quelques arguments économiques aussi : durée de vie plus longue du produit mieux fini et réalisé avec des fils de qualité et une teinture stable. Au cas où j’ai la peau sensible, il est probable aussi que j’économiserai une consultation chez le dermatologue, bien que les allergies aux différents bains chimiques utilisés pour fabriquer les vêtements bon marché, soient, à ma connaissance, relativement rares. Par contre, c’est là où le bât blesse, il est fort peu probable, si je fais ce choix, que je sois payé au SMIG horaire. Autant vous le dire tout de suite, aucun des produits que j’ai pu trouver sur le Net ne répondait à ces critères quelque peu utopistes. Le plus approchant de mon cahier des charges, sans citer de marque, s’approche des 30 euro pour un T-shirt et des 60 euro pour un sweat en coton. Je ne parle pas des pulls en laine de mouton. Si je gagne le salaire que les employeurs versent avec générosité à leurs ouvriers français, ce n’est plus une mais quatre heures de travail qui sont nécessaires pour acheter un T-shirt. Il devient difficile d’imaginer quelqu’un qui touche le SMIG s’équiper dans ces conditions-là. Certes, il y en a qui privilégient leur bagnole ou leur « home-cinéma » et qui, pour ces dépenses prestigieuses, ne comptent pas. Certes on pourrait tenter le discours moralisateur genre : « si tu roulais pas dans une bagnole neuve qui te coûte un bras tous les mois, tu pourrais manger du jambon bio une fois par semaine, et acheter des pulls « made in local » qui dureraient toute ta vie, à condition qu’une armée de mites ne rentre pas dans ton armoire… » Ce genre de démarche ne peut, à mon avis, qu’être purement individuelle et je vous laisse le soin de développer vos sermons quelque part sur la montagne. Dans un premier temps, cela signifie que la production locale, artisanale, de qualité, ne survit qu’avec des consommateurs plutôt fortunés.
Il faut alors réfléchir sérieusement à ce que l’on raconte. Il devient difficile de mettre dans le même panier au nom de la décroissance, les éléments suivants :
– se battre pour les hausses de salaire c’est ringard, c’est bassement matériel et cela contribue au pillage de notre belle planète ; il faut privilégier une vie sous le signe de la sobriété ;
– il faut par ailleurs encourager l’économie solidaire et locale, créer de l’emploi dans les zones rurales, revaloriser le travail artisanal, encourager la production écologique plus respectueuse de l’environnement… Encore faut-il que le consommateur ait les moyens de le faire.
Que veut-on réellement mettre en place ? Un artisanat de luxe, réservé au consommateur averti et fortuné, ou une production de masse destinée à Monsieur Tout-le-monde ? L’artisanat de luxe ça n’a rien de nouveau… Du temps de la monarchie, les céramistes, les soyeux, les orfèvres… vivaient déjà grâce aux subsides d’une classe sociale qui avait des goûts étriqués mais un portefeuille assez facilement ouvert. Rien de neuf à ce stade-là. Mais il y a quand même une sacrée réflexion à avoir sur le problème. On ne peut pas évacuer d’un simple trait de crayon, les baisses de coût engendrées par la production en série. L’image du valeureux tisserand installé dans sa chaumière ardéchoise et fabriquant avec amour la couverture ou le pull-over qui va être vendu sur le marché local a la vie dure. La réalité est plus crue : même si le modèle n’est pas individualisé et n’a pas fait l’objet d’une étude de dessin particulière, il faut bien compter une dizaine d’heures pour le processus complet de fabrication d’un gilet ou d’une veste. Je ne suis pas un expert, mais je ne suis pas tombé de la dernière pluie non plus. Mon valeureux façonnier souhaite être rémunéré 15 euro net de l’heure, et il a quelques malheureuses charges à payer : faites le calcul du prix de revient, seulement de la main d’œuvre ! Ajoutez à cela l’éleveur de mouton, en amont, qui souhaite tirer un prix correct de la toison de ses bêtes ; n’oubliez pas la filature, car il est difficile de faire un pull directement avec une toison ; une pincée de frais pour le transport et la commercialisation du produit ; c’est alors une dizaine de journées de travail qui sont nécessaires au Smicard pour payer la facture.
Vous me direz que je caricature un peu le processus ; je le concède volontiers, mais en calculant mieux, vous ne réduirez pas beaucoup le montant final. Il faut donc arrêter de se bercer avec des images et s’intéresser à des facteurs bassement matériels, tels que, par exemple, la viabilité économiques de certains projets. Pour la suite de mon exposé, je vais quitter le domaine de la production artisanale, que je connais mal, pour revenir au domaine agricole qui est actuellement porteur d’un certain nombre de rêveries aussi. Dans notre démarche de recherche d’une consommation intelligente, nous avons croisé un certain nombre de producteurs dont la démarche ne nous semblait absolument pas viable dans les conditions actuelles. Le manque de sérieux du projet vient parfois de l’angle sous lequel il est étudié. Pour éclairer ma démonstration je vais choisir un exemple simpliste, mais du coup facile à comprendre : celui du futur paysan-boulanger désireux de vendre du pain à des réseaux locaux, constitués, a priori, de consommateurs guère plus fortunés que lui. Il y a deux façons d’engager la démarche. La première c’est de se dire qu’il est raisonnable de vendre un kilo de pain bio autour de 5 euro. Partant de là, on se livre à une étude de marché : combien de pains faut-il que je fabrique pour dégager un revenu suffisant ? Combien d’heures de travail cela représente-t-il de la charrue jusqu’au fournil ? La part du travail est évidemment prépondérante, l’avantage pour le paysan-boulanger étant qu’il est son propre fournisseur, et ne doit donc pas supporter le coût d’achat de la matière première… On se rend vite compte qu’il faut envisager très vite une production conséquente pour arriver à joindre les deux bouts de la ficelle. Cette production est-elle réalisable dans des conditions horaires acceptables ? Là se situe la question. Deuxième façon : on fixe le prix du kilo de façon à obtenir un revenu correct avec une production modérée… Je repose alors la question figurant dans le titre de ce billet : qui achète ? Quels sont les clients potentiels ?
Cette question mérite qu’on s’y attarde un peu d’ailleurs… Je n’ai pas sous la main d’étude sociologique détaillée de la clientèle qui fréquente assidument les marchés bios, les supermarchés spécialisés, les AMAP, les ventes à la ferme… Je suis donc obligé de me baser sur des observations personnelles (donc discutables). Nous fréquentons depuis des années un point de vente à la ferme type AMAP. Il me semble que la clientèle est constituée pour une large part de gens qui n’ont pas de problème majeur de revenus (des enseignants par exemple, ou des cadres moyens et supérieurs), et pour une faible part de clients ayant des revenus modestes mais ayant fait le choix de placer l’alimentation de qualité parmi les postes budgétaires prioritaires. Mais l’étude de la relocalisation de la production ne peut pas se limiter au secteur alimentaire. Le problème de la nourriture est en effet bien particulier car se glisse derrière, comme facteur d’influence, celui de la santé. De plus en plus de gens savent maintenant que l’équation Mac Do/pizza / nourriture industrielle n’est guère compatible avec l’option « santé durable ». De là à acheter des vêtements, du mobilier, des biens de consommation courante produits localement et dans des conditions de travail que l’on pourrait qualifier d’équitable, il y a un grand pas à franchir.
La solution partielle au problème passe sans doute par une réorganisation du marché : circuits courts pour la distribution des produits, définition d’un autre mode de compensation pour les échanges et surtout par une acceptation de conditions de vie relativement spartiates. Un système qui s’apparente à du troc, peut fonctionner assez facilement en milieu rural, dans de petites communautés mais devient plus difficile à mettre en place en milieu urbain, notamment parce que, sur ce terrain-là, les métiers d’utilité sociale discutable prolifèrent. Par le biais des S.E.L., une coiffeuse, une infirmière ou une électricienne peuvent échanger leurs prestations contre d’autres ou bien contre des denrées alimentaires. Moins évident pour la kyrielle d’employés de bureaux, d’agences, de banques… Dans les débats auxquels il participe ou dans les ouvrages qu’il a rédigés, Pierre Rahbi, que j’admire beaucoup, est d’ailleurs prolixe en matière d’économie rurale, mais évacue assez vite les problèmes liés aux concentrations humaines. Difficile pourtant d’ignorer que les grands centres urbains existent et que leur place, au niveau planétaire, est largement prépondérante. Rappelons, pour mémoire, que l’agglomération de Chongqing en Chine dépasse les trente millions d’habitants, et que, dans ce même pays, il y a une trentaine de villes de plus de deux millions d’habitants. « Small is beautiful » et sans doute plus facile à gérer… mais « small » c’était avant !
Cette réorganisation du marché ne peut se faire que par une éducation des mentalités, et il y a un long chemin à parcourir. Je vous en parle à l’aise parce que j’estime en avoir parcouru déjà une partie, sans pour autant voir se rapprocher l’autre extrémité ! Pour l’instant je ne me vois pas survivre sans la pension mensuelle (certes de plus en plus chiche, mais elle existe encore pour quelques temps !) que me verse l’Etat pour mes bons et loyaux services. J’admire l’enthousiasme de ceux qui prétendent se passer d’argent, être auto-suffisants, régler tous leurs problèmes par le système D… J’admire l’abnégation et la grandeur spirituelle de ceux qui peu à peu se détachent de tout… Mais leur voie n’est pas la mienne. Quand j’ouvre les yeux, quand je regarde autour de moi, j’estime toujours que ce n’est pas à moi de faire le plus gros effort pour réduire mon empreinte carbone. Je ne vois pas pourquoi je me déplacerais en vélo sous la pluie quand je n’en ai pas envie, alors que mon voisin plus fortuné utiliserait sans scrupules son 4×4 flambant neuf rescapé du Paris-Dakar… Bouh l’égoïste ! Au piquet ! Il faut prendre garde à ce que les raisonnements concernant la décroissance ne s’adressent pas à une élite, mais réfléchir à des solutions qui soient progressivement adaptables à l’humanité dans son ensemble. Difficile, mais c’est comme ça…
J’espère ne pas être brûlé en effigie pour ces propos quelque peu iconoclastes dans la bouche de quelqu’un qui s’estime engagé dans une démarche de type écologique. Encore une fois, ce sont les membres de la tribu des « Yaka » qui me chauffent un peu les oreilles. Je n’ai nullement l’intention de remettre en cause une démarche que j’estime, sur le fond, d’une grande importance. Notre planète ne nourrira pas (au sens le plus large du terme) dix milliards d’ingénieurs de la Silicon Valley ou de patrons du CAC 40. Reste à savoir si l’on attend que la solution vienne d’un énième conflit mondial, d’une dictature sauce vert (de gris), de l’apparition d’un nouveau prophète, ou d’un choix collectif librement assumé. Personnellement j’ai fait mon choix…
Post Scriptum et Pre Criticum : je suis conscient du fait que ce billet, trop bref, ne fait que survoler une question dont l’étendue est aussi importante que la superficie de notre belle bleue. Je ne fais que partager quelques questions qui me turlupinent… et dont je trouve qu’on zappe un peu facilement les réponses.
5 Comments so far...
robert biloute Says:
31 juillet 2014 at 21:46.
Merci pour cet article, cette problématique est en effet rarement abordée. Peut être parcequ’elle révèle à quelle point de petits arrangements avec le système existant ne suffiront pas ?
Clopin Says:
1 août 2014 at 11:51.
Merci d’avoir mis par écrit les doutes qui m’habitent et me taraudent régulièrement même si confusément, je suis sûr que nos choix sont les moins pires…
Vil_Xp Says:
3 août 2014 at 07:51.
Porter une critique n’est pas récuser !
C’est exactement ce que je me dis lorsque je retire un panier à l’Amap ou achète ma farine à la boutique bio. Je doute que mes fournisseurs l’admettent aussi chut…
Zoë Lucider Says:
3 août 2014 at 22:35.
Je fais partie du clan des petites voitures lourdes d’années mais qui n’hésite pas à payer plus cher sa nourriture. Quant aux vêtements, je suis bonne cliente de la friperie où je trouve des trucs à 2 euros beaucoup plus beaux que ce qu’on trouve en boutique à des prix insensés, suffit de savoir fouiner. Il n’empêche que les questions posées ici sont fondamentales et se posent par exemple dans les AMAP quand elles veulent avoir une approche sociale.
patrice Says:
4 août 2014 at 13:41.
Et si au départ on re-régulait les flux financiers mondiaux?
Si les dividendes de la bourse n’avaient que des taux à un chiffre?
Si la chasse aux paradis fiscaux était réelle et efficace?
Ces sujets réglés et aussitôt de l’argent reviendrai dans les poches de tout le monde. Des différences, bien sûr qu’il y en aurait, bien bien moins importantes, la consommation serait plus raisonnable et tout serait plus accessible pour tout le monde.
Comment? Vous avez dit « je rêve »?