2 juillet 2014
Une étrange Reine de Palmyre au XIXème siècle
Posté par Paul dans la catégorie : aventures et voyages au féminin; les histoires d'Oncle Paul .
Les aventures Moyen-Orientales de Lady Esther Stanhope, riche aristocrate anglaise.
Figure singulière que celle de cette riche aristocrate anglaise, nièce du célèbre William Pitt, qui termina son existence quasiment recluse dans un monastère en ruine qu’elle avait transformé en palais, au pays des Druzes, dans les montagnes du Liban… Personnalité suffisamment haute en couleurs, pour que notre bon Monsieur de Lamartine, lors de son « voyage en Orient » fasse des pieds et des mains pour la rencontrer et laisse, pour la postérité, un portrait élogieux de cette Lady devenue prophétesse dans l’ancien royaume de Palmyre. D’autres auteurs ont, depuis, tracé son portrait plus ou moins romancé… A travers le parcours singulier de cette femme se dessinent aussi les contours d’un siècle où la volonté de voyager, d’appréhender un monde nouveau et exotique, de vivre une vie raisonnablement aventureuse, est devenue une véritable mode au sein de la bonne société fortunée, que ce soit en France, en Grande-Bretagne ou dans de nombreux autres pays d’Europe. Ce que le parcours de Lady Stanhope a de différent des autres, c’est que c’est son orgueil, la haute opinion qu’elle avait d’elle même et le mépris dans lequel elle tenait une bonne part de ses contemporains, notamment dans l’aristocratie anglaise, qui l’a poussée à s’établir en Orient. Elle voulait un monde qui ne soit qu’à elle, à son image, un royaume à son entière dévotion où elle aurait pu jouer à sa guise avec la destinée de ceux qui l’entouraient. On peut considérer qu’elle atteignit partiellement son objectif et nous allons voir par quel cheminement !
Esther (ou Hester) Stanhope est née en 1776 dans une riche famille de l’aristocratie anglaise. Son père est (entre autres) l’inventeur d’une célèbre presse à imprimer. Elle est aussi la nièce de William Pitt, premier ministre anglais, adversaire résolu des révolutionnaires français de 1789 puis ennemi acharné des menées napoléoniennes. Au décès de son père, Lady Stanhope se réfugie auprès de son oncle, et habite désormais le légendaire « 10 Downing Street ». Elle occupe une place prépondérante auprès du premier ministre, dont elle est à la fois la secrétaire, la conseillère et la gouvernante. Pendant une dizaine d’années, son influence sur l’entourage de Lord Pitt va être considérable. Elle est extrêmement rigoureuse et ne supporte guère les courtisans qui manœuvrent dans l’entourage de son oncle. Quoique habile politicienne, et diplomate subtile, elle n’apprécie aucunement l’hypocrisie et les mœurs dissolues de ceux qui se targuent sans cesse de morale et de religion. En 1806, William Pitt décède. Il a perdu la dernière manche de son combat contre « l’empereur de pacotille » des Français. La bataille d’Austerlitz s’est terminée par une victoire pour Napoléon. Tout va mal pour les Anglais, même s’ils ont, jusqu’à ce jour, réussi à contenir les ambitions invasives du souverain français. Pour Lady Stanhope, la situation se dégrade rapidement car elle ne bénéficie plus de la protection de son oncle et beaucoup de ceux contre lesquels elle a agi rêvent de vengeance ! C’est aussi la fin d’une certaine aisance financière pour la grande dame. Elle doit se contenter d’une pension peu généreuse et quitte Londres pour retourner en province où la vie est moins dispendieuse. Cette mise à l’écart la vexe considérablement, et, ne supportant plus la monotonie de sa nouvelle existence, elle décide de quitter son pays sans plus attendre. Un jeune médecin, le docteur Meryon, l’accompagne. Il lui sera fidèle tout au long de son périple. Il sera son confident, mais aussi son biographe, sans qu’il n’y ait entre eux de relation amoureuse.
En 1810, elle embarque pour Gibraltar où elle séjourne quelques temps, puis elle se rend sur l’île de Malte où elle fait la connaissance d’un jeune compatriote, Michaël Bruce, qui devient son amant. Le couple se rend alors à Athènes, le temps de mettre en émoi la bonne société. Le périple méditerranéen continue alors avec une longue escale à Constantinople, où elle est reçue avec égards par le Sultan Mahmout II. Elle fait un séjour enchanteur en Turquie, explorant les quartiers de la capitale en chaise à porteurs, et se livrant à de longues excursions en barque sur le Bosphore.
Changement de décor et premières péripéties à la fin de l’année 1811, lorsqu’elle décide de quitter la Turquie pour se rendre au Caire, en Egypte. Le bateau qu’elle a choisi pour effectuer ce trajet fait naufrage au large de l’Île de Rhodes. Il faut un certain temps pour que les survivants dont elle fait partie soit enfin secourus puis conduits jusqu’en Egypte. Elle s’installe au Caire. Le vice-roi d’Egypte, Mohammed-Ali est séduit par cette femme extravagante, qui a renoncé définitivement à ses atours féminins et ne porte plus qu’un costume d’homme à la mode turque. Comme elle est de grande taille, l’amplitude de ses nouveaux vêtements lui confère un charme singulier et rend sa silhouette particulièrement impressionnante. Elle se lasse du Caire comme de Constantinople et souhaite découvrir de nouveaux horizons. Elle se brouille un temps avec son amant car celui-ci souhaiterait qu’elle accepte de revenir en Grande Bretagne, conseil qu’elle refuse obstinément d’écouter. Après un périple jusqu’aux pyramides qu’elle effectue seule en remontant le Nil en bateau, elle se réconcilie avec Bruce et se rend en Palestine. Le jeune homme a définitivement renoncé à lui proposer un retour au pays natal et préfère la suivre dans sa vie nomade. La petite troupe visite Jaffa, Jérusalem, Nazareth… Lady Esther trouve ces villes séduisantes mais particulièrement sales…
Elle rencontre l’Emir des Druzes qui lui propose de continuer son périple jusque dans le Sud du Liban pour visiter la ville de Sidon et découvrir la splendeur du Mont Liban (Le terme Liban désigne à cette époque une zone géographique montagneuse et non un Etat). Lady Stanhope voyage dans des conditions particulières : sa caravane progresse lentement, elle établit le contact avec les populations locales auxquelles elle témoigne de nombreuses marques de sympathie. Elle parle couramment l’Arabe, et se montre curieuse de nombreux sujets : les différences entre les pratiques religieuses l’intéressent particulièrement. En de nombreux endroits elle est accueillie à bras ouverts. Sa personnalité est pour une part responsable de cet accueil chaleureux ; les largesses monétaires de Michaël Bruce à l’égard des diverses congrégations religieuses le sont aussi ! En juillet 1812, elle parvient en quelque sorte au terme de la première partie de sa quête et séjourne quelques temps dans le pays des Druzes où elle est reçue somptueusement. Elle aussi, pour ne pas être en reste, dépense sans compter, d’autant que son chevalier servant, le fidèle Bruce, se montre prodigue des finances paternelles. Mais c’est bientôt la fin de l’opulence… La famille du jeune homme estime que la cavalcade géographique et financière a assez duré et le père pose un ultimatum : Bruce doit choisir entre sa ruineuse maîtresse et le soutien financier qu’il reçoit pour prolonger sa vie de bohème. Le 7 Octobre 1813, les dés sont jetés… Les amants se séparent sans que l’histoire ne précise si cet instant est dramatique ou non ! Lady Stanhope reste en Syrie, à Damas où elle vient d’arriver. Mickaël Bruce retourne en Grande Bretagne conformément à la décision paternelle. Leurs chemins ne se croiseront plus.
Lady Stanhope s’installe dans les ruines d’un ancien couvent, Mar Elias, dans les montagnes de l’arrière pays de Sidon. Le lieu lui a été concédé par l’Emir Béchir qui, dans un premier temps, l’apprécie beaucoup. Son état de santé n’est plus très bon. Elle se remet très lentement d’une longue maladie, sans doute la peste, qu’elle a attrapée sous une forme atténuée au cours de son périple en Palestine et au Liban. Privée du soutien de son ami, sa situation matérielle aussi commence à poser problème. Sa fortune personnelle, dont elle a perdu une large partie lors du naufrage au large de la Grèce, est pratiquement épuisée. Ni sa famille, ni le gouvernement de son pays d’origine ne la soutiennent plus. Absente depuis des années d’un pays qui a peu de gratitude pour les services politiques qu’elle lui a rendus, elle ne s’occupe guère de la gestion de ses affaires, trop éloignées pour qu’elle s’y intéresse. Elle continue cependant à dépenser presque sans compter : elle fait d’importants travaux pour réaménager son lieu de résidence et lui donner un caractère un peu plus somptueux ; elle entretient un personnel nombreux et ses proches abusent d’une générosité dont elle n’a plus les moyens ; elle se mêle de politique dans son pays d’adoption et n’hésite pas à subvenir aux besoins des réfugiés qui font appel à son secours. La situation est instable dans la région et les conflits sont trop nombreux pour les énumérer dans le détail. Ses biographes décrivent avec emphase les chevauchées, parfois très courageuses, auxquelles elle a participé, dans un contexte souvent hostile. Il est probable que Lady Stanhope joue un rôle dans le jeu diplomatique complexe qui oppose la France et l’Angleterre au Moyen-Orient, mais il est difficile de préciser lequel, tant les agissements de la vieille dame sont contradictoires. Son orgueil est immense et il semble qu’elle agisse avant tout en fonction de ses intérêts propres. Ses relations avec l’Emir Béchir deviennent exécrables, et les deux personnages se livrent à une partie d’échecs grandeur nature quasi incessante. Lasse de tous ces conflits (dont elle est par ailleurs souvent responsable), elle devient de plus en plus mystique et elle évolue dans un système mental dans lequel l’astrologie, la divination, l’interprétation des songes, occupent une place de plus en plus grande. Les tribus qui vivent dans son voisinage la qualifient de « prophétesse » !
Lady Stanhope vieillit et se renferme sur elle-même. Elle devient peu à peu recluse et se laisse aller à de longues méditations. Elle s’adonne à d’interminables observations du ciel et passe parfois des journées entières sans adresser la parole à quiconque. Elle consacre du temps au jardin à l’orientale qu’elle a fait aménager dans l’enclos du monastère. Ses contacts avec le monde extérieur se font plus rares et il faut parlementer longuement avant de pouvoir séjourner dans sa demeure. Au fil du temps, les élus sont de moins en moins nombreux. Lamartine fait partie de ses hôtes d’un jour, en 1832. Lady Esther a été touchée par la lettre que lui a adressée l’écrivain. Voici en quels termes elle l’accueille dans son « palais » :
« Vous êtes venu de bien loin pour voir une ermite, me dit-elle ; soyez le bienvenu. Je reçois peu d’étrangers, un ou deux à peine par année ; mais votre lettre m’a plu, et j’ai désiré connaître une personne qui aimait, comme moi, Dieu, la nature et la solitude. Quelque chose d’ailleurs me disait que nos étoiles étaient amies et que nous nous conviendrions mutuellement. Je vois avec plaisir que mon pressentiment ne m’a pas trompée ; et que vos traits que je vois maintenant, et le seul bruit de vos pas pendant que vous traversiez le corridor, m’en ont assez appris sur vous pour que je ne me repente pas d’avoir voulu vous voir. Asseyez-vous et causons. Nous sommes déjà amis. »
Sa rencontre avec la nouvelle reine de Palmyre, ainsi que l’ont qualifiée les bédouins, impressionne l’écrivain et il en témoignera longuement dans le récit de son voyage en Orient. Voici le portrait qu’il dresse de son hôtesse quelques temps avant sa mort :
« […] Lady Esther tomba dans le complet isolement où je la trouvai moi-même ; mais c’est là que la trempe héroïque de son caractère montra toute l’énergie, toute la constance de résolution de cette âme. Elle ne songea pas à revenir sur ses pas ; elle ne donna pas un regret au monde et au passé ; elle ne fléchit pas sous l’abandon, sous l’infortune, sous la perspective de la vieillesse et de l’oubli des vivants ; elle demeura seule où elle est encore, sans livres, sans journaux, sans lettres d’Europe, sans amis, sans serviteurs même attachés à sa personne, entourée seulement de quelques négresses et de quelques enfants esclaves noirs, et d’un certain nombre de paysans arabes pour soigner son jardin, ses chevaux et veiller à sa sûreté personnelle. On croit généralement dans le pays, et mes rapports avec elle me fondent moi-même à croire qu’elle trouve la force surnaturelle de son âme et de sa résolution, non seulement dans son caractère, mais encore dans des idées religieuses exaltées, où l’illuminisme d’Europe se trouve confondu avec quelques croyances orientales, et surtout avec les merveilles de l’astrologie. Quoiqu’il en soit, Lady Stanhope est un grand nom en Orient et un grand étonnement en Europe. […] »
D’après les mémoires de Lady Stanhope, publiées par Meyron, son biographe, le jugement de la prophétesse à l’égard de l’écrivain français fut beaucoup moins clément ! Elle le trouve imbu de sa personne, impoli et sans noblesse… Elle le considère comme un « versificateur » sans grand talent et ironise sur les propos qu’il lui prête…
En janvier 1838, le gouvernement anglais informe Lady Stanhope qu’il suspend le versement de sa pension : ses dettes sont trop importantes et les sommes allouées par la couronne britannique serviront à dédommager les créanciers. Ce nouvel épisode de ses relations tumultueuses avec Londres, provoque une colère sans précédent chez la vieille femme qui adresse une série de courriers incendiaires à la reine Victoria et à toutes les personnes haut placées du gouvernement avec qui elle possède encore un semblant de lien. Toutes ses lettres restent sans réponse. Elle renvoie en Angleterre son médecin personnel, le fidèle Meryon, afin qu’il intervienne en sa faveur auprès des autorités. De son côté, elle congédie une bonne part de ses serviteurs, n’ayant plus les moyens d’entretenir du personnel, et se mure au sens propre comme au figuré dans son palais, son futur tombeau. Elle meurt le 23 juin 1839. Son corps est découvert le lendemain par des visiteurs. Les serviteurs restant se sont enfuis et ont littéralement pillé la demeure… Triste fin pour une femme qui se croyait promise aux plus hautes destinées, et élevait dans ses écuries le cheval sur lequel le Créateur tout puissant, revenu parmi les humains, chevaucherait fringant, à ses côtés !
Post Scriptum – Cette chronique nous éloigne quelque peu des portraits d’aventurières et d’aventuriers que j’ai l’habitude de dresser. Le non conformisme de Lady Stanhope n’a rien de révolutionnaire. Certains ont parfois comparé sa trajectoire aventureuse avec celle d’Isabelle Eberhardt, mais il y a en réalité très peu de points communs entre les deux femmes, si ce n’est leur force de caractère et leur fascination pour l’Orient. Pour le restant de leur destinée, tout les sépare : fortune, talent littéraire, ouverture d’esprit, intérêt pour l’Islam… Pourquoi vouloir à tout prix comparer ? En ce qui concerne notre étrange « Reine de Palmyre », le fait qu’elle ne corresponde pas au modèle classique des exploratrices du XIXème siècle n’enlève aucun attrait à sa destinée excentrique, bien au contraire ! L’environnement politique et diplomatique complexe dans lequel elle a tracé son propre chemin a permis à certains de ses biographes de broder quelque peu sur certains épisodes de son existence. Plusieurs livres lui sont consacrés ; je vous laisse le plaisir de la recherche si vous souhaitez aller plus loin dans cette aventure !