14 octobre 2014
Une légende bugiste, deux châteaux en ruines…
Posté par Paul dans la catégorie : Histoire locale, nationale, internationale : pages de mémoire; vieilles pierres .
A la découverte de deux ruines médiévales du Bas-Bugey, Chatillonnet et Crapéou
Prétexte à préface avant préliminaires
Petit retour aux « vieilles pierres » façon de décourager un peu ceux qui pensent que ce blog est « trop comme ceci » ou « pas assez comme cela ». Futile ? Certainement pas puisque cela m’intéresse ! Après tout, les grincheux doivent s’habituer… On est ou on n’est pas « une encyclopédie désordonnée » ! Et puis je trouve que ça fait longtemps qu’Oncle Paul, ce personnage d’emprunt délicieusement réactionnaire, ne vous a pas charmés de ses belles histoires. De surcroit, il me faut encore un peu de temps pour boucler ma chronique sur un arbre balaise, le mélèze, ainsi qu’une petite fiche biographique sur Stig Dagerman, écrivain suédois de l’après-guerre, que je suis en train de lire en long en large et en travers (pour ceux qui suivent, Stig Dagerman, je vous en ai déjà parlé un peu dans la chronique sur Etta Federn)… Encore un personnage diablement intéressant qui a tiré sa révérence trop tôt…
Préambule à quelques déambulations
Les édifices médiévaux relativement bien conservés et méthodiquement fouillés permettent de faire progresser pas à pas notre connaissance du fonctionnement de la société à cette époque. Ils ont le défaut de ne plus guère receler de mystères ! Les ruines à l’abandon ont le mérite de permettre à notre imagination de vagabonder librement et de mettre en place les histoires les plus fantastiques dans des décors reconstitués à notre guise. Le territoire de notre pays regorge de bâtiments anciens, chapelles romanes, ruines romantiques de castels abandonnés, grandes bâtisses pompeuses de la Renaissance entretenues à grands frais ; chacun peut y trouver son intérêt et son plaisir. Le mien consiste à essayer de reconstituer la longue ligne de fortifications qui se dressaient à la frontière entre Savoie et Dauphiné, notamment dans la région qui est relativement proche de chez moi. J’ai fait récemment deux belles découvertes : une maison forte assez peu connue, celle de Montcarrat, qui se dresse au-dessus du hameau de Crapéou dans la commune de Conzieu (Ain) et un château-fort démoli à la Révolution, celui de Chatillonnet.
De la maison forte dite de Montcarrat ne subsiste qu’une tour complètement ruinée ; elle se dresse au sommet d’un petit éperon rocheux qui domine le hameau de Crapéou, à Conzieu. On l’aperçoit de la route si l’on est un tant soit peu attentif au paysage.
De Chatillonnet, bâtisse imposante dominant la rivière du Gland, non loin du sympathique village de Saint Bois (Ain), il ne reste plus que quelques traces dans le paysage.
Ces deux bâtisses appartenaient à deux familles différentes selon les documents que l’on peut encore découvrir dans les archives départementales et nationales. Le lien entre elles : une légende qui trouve son origine au beau milieu du XIIIème siècle, période pour laquelle on trouve malheureusement peu d’éléments permettant de de se faire une idée de la véracité des faits sur lesquels elle repose… Je vous propose un bref voyage à cette époque, avant de faire un état des lieux servant de décor à l’histoire.
La parole à l’Oncle Paul…
« En ce temps-là, vivait dans la maison forte de Crapéou, un chevalier nommé Hugues de Montcarrat. Il avait épousé la fille du Comte de Groslée, dont le château se dressait sur les bords du Rhône, sur l’autre versant de la montagne. La châtellenie de Crapéou était de faible étendue, mais le chevalier et sa dame, aussi belle que vertueuse disait-on, menaient une vie prospère et paisible. Mais un jour, la situation changea brutalement. Son beau-père qui était aussi son suzerain lui fit savoir qu’il devait s’équiper et prendre monture pour se joindre à la croisade que la noblesse française entamait pour répondre à l’appel du bon roi Louis. A cette époque, on ne pouvait esquiver les commandements de la Sainte Eglise romaine et puisqu’il fallait partir, et bien Hugues de Montcarrat obéit. Il serra sa tendre épouse dans ses bras puis s’en alla, au pas tranquille de son cheval, rejoindre les hommes d’armes qui se regroupaient plus loin sur les bords du fleuve. Sa femme, jeune et amoureuse, conçut un grand chagrin de cette séparation, mais elle prit son mal en patience et attendit le retour de son vaillant chevalier.
L’armée des croisés remporta la bataille de Mansourah, mais les pertes furent importantes. Malgré la victoire, le roi fut fait prisonnier ainsi qu’un grand nombre de nobles qui l’accompagnaient. Hugues de Montcarrat faisait partie de ces malheureux chevaliers capturés par le Sultan Al-Mu’Adham. Les jours passaient et les perspectives n’étaient guère réjouissantes. L’inactivité, l’ennui, l’éloignement de sa bien aimée le rongeaient. Finalement, pour obtenir la liberté de ses mouvements, notre héros accepta la proposition que lui faisaient ses geôliers : il abjura sa foi et se convertit à l’Islam. Sa faute ne s’arrêta pas là ! Très vite il tomba amoureux de la fille du Cheikh Abd El Nader El Morana, nommée Sanira. Grande fut la passion qui unit les deux amants ; si grande que Hugues réussit à convaincre Sanira de s’enfuir avec lui… Les modalités de leur évasion, les péripéties de leur voyage retour ne figurent point dans la légende. Ce que l’on sait, c’est qu’un beau jour ils arrivèrent en vue de la tour de Crapéou. Les années avaient passé et le chevalier avait quelque peu oublié sa douce et tendre épouse. Les retrouvailles ne furent guère chaleureuses. Si peu enthousiastes même que Hugues de Montcarrat finit par enfermer sa première épouse dans l’une des tours du château voisin de Châtillonnet. La belle n’était point trop mal lotie, puisqu’il semble, selon les notices historiques, que ce second château qui se dressait sur une colline au voisinage du ruisseau du Gland, non loin du petit village de Saint Bois, était une assez belle demeure.
Il n’est point très évident de nos jours d’endosser le costume d’un Comte à l’époque médiévale, mais il est assez facile quand même de s’imaginer quel fut le courroux de la belle famille, lorsque la situation fut connue ! La conception du mariage n’était pas vraiment la même en pays chrétien qu’en terre musulmane. Quant à l’abjuration de sa foi, sa parentèle se demanda si le fol chevalier n’avait point été un peu trop exposé au soleil du désert. Le Comte de Groslée réunit le ban et l’arrière ban de la famille et laissa le choix à l’infidèle (au double sens du terme) de retourner en Terre Sainte pour s’amender, ou de perdre la vie dans les plus brefs délais. Il semble que Hugues de Montcarrat n’était point trop contrariant et, sans surprise, il choisit de participer à une nouvelle expédition contre les Sarrasins. De la belle Sanira on n’eut plus de nouvelles… Fut-elle expédiée « ad patres » pour simplifier la situation ; mourut-elle de chagrin quand elle sut que son héros l’abandonnait ? Ce que l’on sait c’est que l’épouse « légitime », celle que l’on nommait la « dame de Châtillonnet » resta dans sa tour et recommença à coudre, à broder et à filer la laine, comme il était séant de le faire pendant que son bonhomme rompait quelques lances de l’autre côté de la grande bleue. La légende ne précise pas si elle détricotait la nuit ce qu’elle tricotait le jour…
Le noble chevalier converti puis reconverti, rencontra un nouvel obstacle sur la route de sa croisade. Il contracta la peste, la terrible peste noire qui faisait des ravages dans les rangs des fidèles partis pour trucider les infidèles.
Selon les conteurs qui se l’approprient, la légende prend alors deux itinéraires différents. Le chevalier mourut loin là-bas au Moyen-Orient. Quand elle reçut le télégramme annonçant sa mort, sa vieille, mais toujours tendre et amoureuse épouse, se jeta dans la rivière et mourut noyée dans les flots. Depuis ce jour, son fantôme, devenu dame blanche, hante la vallée du Gland, aux jours et heures où les spectres ont l’habitude de le faire. Point de dame blanche ! clament d’autres ancêtres à la veillée. Le galopin en armure, bien qu’il soit pestiféré comme pas deux, rentra à la maison et contamina tout son entourage. Beaucoup de ses proches et de ses moins proches moururent ; sa belle épouse faisait partie du lot. Lorsqu’il succomba à son tour à la terrible maladie, le remord le prit (il était temps !) et son âme ne put trouver le repos. Depuis, c’est son fantôme à lui qui terrorise les petits et les grands aux environs des ruines de Châtillonnet. Le doute plane donc au sujet du sexe du fantôme. Cette situation se prolongera sans doute jusqu’à ce qu’un expert en fantôme puisse expertiser l’OSNI (l’Objet Spectral Non Identifié).
Retour à la bonne vieille réalité historique et compléments architecturaux sommaires
Les événements historiques mentionnés dans la légende se sont bien déroulés à la période indiquée. Pour simplifier le récit, ils sont quelque peu adaptés. La bataille de Mansourah a eu lieu en juillet 1250 lors de la septième croisade. Mais en réalité, c’est lors de la bataille suivante, à Fariskur que Saint Louis a été capturé ainsi que la fine fleur de la chevalerie présente à ses côtés. Lors de la huitième croisade ce n’est pas la peste mais la dysenterie qui emporta le roi. Petit problème dans la chronologie de la légende : une vingtaine d’années séparent les deux croisades (7ème et 8ème) ; ce qui fait que la gente épouse de Hugues de Montcarrat a été bien patiente car il a fallu du temps à son mari avant qu’il ne se décide à s’amender !
Le décor de l’histoire est tout à fait réel lui aussi, mais de ces deux vieilles bâtisses servant de toile de fond à cette belle légende du Bugey, il ne reste plus que quelques pans de murs difficiles à discerner dans le paysage.
La plus mal documentée dans les archives est la maison forte de Crapéou à Conzieu. Quant à une lecture des pierres, elle est difficile ; il faudrait pour cela procéder à un sérieux débroussaillage dans un premier temps. Les seuls vestiges visibles sont ceux d’une tour. La configuration des lieux laisse penser que les constructions étaient sans doute plus étendues que ce que l’on peut en voir. Je ne veux pas énumérer ici les familles propriétaires de cette maison forte. Point de Montcarrat dans la liste, n’en déplaise à nos conteurs locaux. Cela n’empêche que dans certaines sources documentaires on appelle cette tour de Crapéou, château de Montcarrat… Le premier propriétaire connu du fief est la famille de Cordon, bien connue dans l’histoire locale et plus particulièrement Guillaume II de Cordon, dont le nom apparait dans un acte de vente de 1410. Avant cette date les propriétaires ne sont pas connus… Peut-être y-a-t-il eu un Montcarrat au préalable ? Les archives n’en conservent aucune trace… La tour passe ensuite de main en main pour aboutir dans celles des prieurs de Conzieu, le village voisin. L’église est alors propriétaire du lieu jusqu’en 1789. L’intérêt d’une telle possession est avant tout économique : la vallée du Gland est prospère et sans histoires. Comme beaucoup d’autres châteaux, Crapéou est confisqué comme bien public pendant la révolution, vendu aux enchères et transformé en carrière de pierres. Si vous passez dans le coin, après avoir jeté un coup d’œil aux ruines de la tour, ne manquez pas de visiter l’église de Conzieu : elle est superbe.
La documentation est beaucoup plus abondante à propos du château de Châtillonnet, sur la commune de Saint-Bois. Deux raisons principales à cela : Châtillonnet est une bâtisse beaucoup plus importante ; pendant plus de trois siècles le fief reste dans les mains d’une seule famille, celle des Seyssel, à propos de laquelle on possède de nombreuses archives. La date de construction, sans doute contemporaine à celle de Crapéou, n’est pas connue, mais on sait qu’en 1474, après son mariage avec Louise Allamand, Jean de Seyssel fait de Châtillonnet sa résidence principale. il faut croire qu’il ne craint pas les fantômes ! Je vous fais grâce de la généalogie des Seyssel ; il est possible de la consulter aux archives départementales de l’Ain (numérisées pour une bonne part). La destinée de Châtillonnet est la même que celle de Crapéou : confisqué comme bien public à la Révolution, le château est abandonné et livré au pillage, car il est jugé en trop mauvais état. Quelques belles pierres ornent les maisons des manants dans les villages voisins. Au début du XIXème siècle, un artiste local le représente sur un tableau très romantique… Au début du XXIème siècle, il est encore mentionné sur le dépliant des routes touristiques de l’Ain, mais difficile à repérer !
Seul le petit ruisseau du Gland continue à couler, paisiblement, indifférent aux péripéties de l’histoire humaine. Je ne sais si ses eaux servent toujours de cachette à la dame blanche, fille du Comte de Groslée dont on ignore le prénom. Par contre il alimente toujours la belle cascade de Glandieu qui mérite un détour si vous passez dans le coin ! La légende, eh bien il est plaisant de l’entendre conter. Comme toutes les légendes elle se tisse en entremêlant vérités historiques et péripéties romantiques, pour notre plus grand plaisir.
Illustrations : la quatrième et la dernière gravure proviennent du fonds des archives départementales de l’Ain. Les photos 1, 7 et 8 ont été prises par l’auteur de la chronique ; elles présentent l’état actuel des ruines de Montcarrat-Crapéou et de Châtillonnet