15 septembre 2014
Rêvons un peu d’espaces lointains difficiles à atteindre
Posté par Paul dans la catégorie : Humeur du jour; Le clairon de l'utopie .
« Aucune carte du monde n’est digne d’un regard si le pays d’Utopie n’y figure pas. »
Je souscris volontiers à cette proposition, sans la revendiquer puisqu’elle a déjà un lien de paternité étroit avec l’écrivain anglais Oscar Wilde. J’approuve également la phrase moins célèbre qui vient compléter cette idée : « Le progrès n’est que l’accomplissement des utopies ». Non que toutes les utopies que j’ai pu découvrir dans la littérature m’aient franchement enthousiasmé, mais parce que le terme « utopie » est trop souvent utilisé avec une connotation négative, soit par ceux qui ont eux-mêmes édicté les règles du jeu en cours, soit par ceux-là mêmes qui voudraient les renverser, mais qui ne cessent de dénoncer « les utopistes irresponsables ». Une proposition de transformation radicale de la société paraît toujours utopique au moment où elle s’ébauche ; à peine est-elle énoncée que ceux qui craignent le plus ses conséquences se hâtent de la ranger dans le placard des chimères. Vous rêviez du communisme ? Voyez ce que cette idée a donné en Chine ou en Russie ! Mieux vaut vous atteler à des projets plus raisonnables : une vie meilleure est à portée de livret d’épargne, de clé à mollette ou de baïonnette suivant les époques et la situation géopolitique. Voilà le discours de « l’être raisonnable », face à l’idéaliste qui cherche à atteindre des espaces apparemment inaccessibles même en se dressant sur la pointe des pieds. Et pourtant ce sont ces idées-là qui font rêver et qui sont aussi, à mon avis, moteurs du changement social. Surtout quand ceux qui les conçoivent ont les pieds dans la boue ou les mains dans le cambouis…
Ce qui est surprenant en fait, c’est qu’il ne faut que peu de choses pour qu’une base solidement établie ne se renverse, pour que folie ne devienne raison, pour que les barreaux des prisons ne s’entrouvrent. La colère populaire est souvent imprévisible. Maintes fois, au cours de l’histoire de l’humanité, une brèche s’est ouverte, un brèche laissant espérer des horizons nouveaux… Le drame c’est que fréquemment aussi, une fois le brasier éteint, une nouvelle tenture est venue masquer le ciel et l’horizon, une draperie parfois plus lourde que l’ancienne, plus opaque, plus cruelle pour ceux qui ont tenté à nouveau de la déchirer avec leurs ongles. L’être humain a la capacité de se libérer ; il n’a pas celle d’empêcher ses semblables de construire une nouvelle geôle. Les milliers d’années, à la fois si longues et si brèves qui se sont écoulées depuis les débuts de l’Histoire (avec un grand H) ont démontré que nous ne savions que passer d’une dépendance à une autre, et non point devenir autonomes. Certes, la loi des séries a son importance, mais rien n’est inéluctable. Il faut trouver le grain de sable qui viendra enrayer la machine. Trouver de nouvelles issues : avoir une autre destinée que chasser un oppresseur pour implorer un autre de venir prendre sa place ; une autre éthique que celle qui consiste à briser un tabou pour en construire un autre immédiatement derrière ; se convaincre qu’on n’a pas besoin d’un Guévara, d’un Chavez, d’un Castro ou même d’un Mélenchon pour rêver à de nouveaux horizons (je fais pas mal d’emprunts à la liste des leaders Sud-Américains car ils ont été nombreux, depuis quelques décennies, à alimenter le panthéon des révolutionnaires romantiques !). Rares sont ceux qui, jusqu’à présent, ont vu plus loin que la lumière du brasier purificateur. Rares sont ceux qui ont compris que lorsqu’on renversait un chef, ce n’était pas pour en aduler un autre, mais pour mettre en place une structure sociale dans laquelle le lien d’autorité n’aurait plus de raison d’être ; chaque individu, en liaison avec les autres, devenant alors seul maître de son destin. « Ma liberté commence où commence celle des autres » aurait précisé Michel Bakounine, l’un des phares de l’anarchie… que même le bicentenaire de sa naissance n’a pas suffi à remettre sur le devant de la scène.
Lors de chacun des soubresauts révolutionnaires qu’ont connus les trois derniers siècles de notre histoire, il est des individus particulièrement clairvoyants qui ont compris ce fait essentiel : ce n’est point de chef ou de gouvernement qu’il faut changer, mais de mode de relation sociale. Toute dictature instaurée, même si elle n’est que temporaire dans l’esprit brumeux de l’idéologue qui l’a engendrée, n’œuvre qu’à sa propre continuité. Que cette dictature soit exercée par une classe sociale, un collège de technocrates jugés compétents, un esprit machiavélique, ou une junte militaire, cela ne change rien à la problématique. Ce n’est pas un hasard si la Révolution d’Octobre 1917 a abouti aux délires staliniens. Bakounine (encore lui), quelques décennies avant le triomphe du Léninisme : « Les marxistes prétendent que la dictature, seule – leur dictature bien évidemment – permettrait d’exprimer la volonté populaire. Notre réponse est celle-ci : nulle dictature n’a d’autre objectif que sa perpétuation et elle ne peut conduire qu’à l’esclavage du peuple la tolérant ; la liberté ne peut résulter que de la liberté, c’est à dire de la rébellion du peuple laborieux et de sa libre organisation. »
Au risque de décevoir les partisans d’un Grand Soir brutal et définitif qui éliminerait d’un revers de manche toutes les tares de l’humanité, ferait table rase de toutes les injustices et permettrait l’émergence d’un homme nouveau tel un phénix jaillissant de ses cendres, je pense qu’il vaut mieux investir nos maigres forces dans de nouvelles démarches. Changer la société pour changer l’homme est un credo sympathique qui semble avoir failli par le passé. Faute d’idées vraiment nouvelles et surtout d’expérience pratique en ce qui concerne le chantier de construction à venir, l’homme s’est contenté de se forger de nouvelles chaines, et ceci souvent avec enthousiasme. Le fait que le capitalisme privé devienne capitalisme d’état n’a rien changé ou presque dans le quotidien des travailleurs, d’où leur méfiance, puis leur rejet à l’égard de la parodie de socialisme qui s’est installée dans les Pays de l’Est.
Qu’en est-il de la démarche inverse ? Changer l’homme pour changer la société me paraît également être une démarche risquée car trop théorique.
Sans doute y-a-t-il une nouvelle dialectique à trouver entre ces deux lignes de conduite qui semblent diamétralement opposées. Je ne rentre pas dans l’étude détaillée de ces deux cheminements idéologiques ; Gaetano Manfredonia l’a fait dans son excellent ouvrage « anarchisme et changement social » paru aux éditions ACL en 2007. J’essaie de poser quelques jalons pour baliser un autre itinéraire de pensée, à la lumière de mon expérience et de mes lectures.
Les schémas de respect et de soumission à l’ordre établi sont beaucoup plus solidement installés dans nos têtes que l’on ne le croit souvent, et il n’est pas évident de les remettre en cause de façon durable. On ne change pas facilement une structure mentale que les rapports avec les parents, les éducateurs, les étages supérieures des diverses hiérarchies auxquelles nous avons été confrontées ont longuement œuvré à mettre en place, parfois par machiavélisme, mais le plus souvent par simple reproduction du modèle dominant. Il semble bien que l’esprit humain ait peur d’une certaine forme de vide et que notre souci premier, lorsque nous réussissons à nous détacher d’une chaîne, soit d’en rechercher une autre, histoire de consolider et de simplifier notre relation au monde. L’autogestion d’une tâche n’est pas une idée qui sourit à tout le monde et la simple obéissance paraît parfois bien plus reposante. Obéir évide de décider, et présente aussi, de manière sournoise, l’avantage d’avoir un tiers à qui s’adresser en cas de faillite de la décision. Trop d’expériences autogestionnaires ont échoué parce que le simple principe de la rotation des tâches ne fonctionnait pas. Le travail était toujours confié à la même personne, estimée plus compétente. La victime systématiquement désignée trouvait alors tout à fait normal de bénéficier d’avantages en guise de contrepartie à la charge de travail supplémentaire qui lui était attribuée. Dans ce cas, la direction « collégiale » devient alors une simple chambre d’enregistrement, et le « chef » reste humain et compréhensif tant que ses subordonnés nouvellement instaurés ne lui cassent pas trop les pieds et ne perturbent pas trop ses petites manies. On pourrait placer à ce stade la célébrissime citation de La Boétie… Mais je ne voudrais pas rabâcher.
Plus on va acquérir d’expérience en matière de destruction de rapport d’autorité, plus facilement on esquivera les pièges qui vont se présenter au fil du temps. Il est donc essentiel d’expérimenter dans une sphère de proximité, à petite échelle, les lois que l’on souhaiterait voir opérer dans un champ social plus vaste : entreprise, commune, syndicat, groupe d’action revendicative, sont d’excellents champs expérimentaux. Rotation des tâches, mandat impératif, contrôle permanent, limitation en durée de l’exercice d’une délégation sont autant de principes qu’il faut tester et affiner au quotidien. Si l’on ne réussit pas à mettre en place de nouvelles règles de fonctionnement dans un collectif réduit, il y a peu de chances qu’elles soient viables dans une communauté plus vaste. Des expériences ont eu lieu au cours de l’histoire populaire ; mieux les connaître permet d’éviter certains écueils.
Se pose alors la question du « point de rupture ». Jusqu’à quel stade le fruit va-t-il accepter le développement de vers en son sein, avant de mettre en marche ses mécanismes d’auto-défense ? La date anniversaire du 11 septembre chilien est là pour nous rappeler que lorsque l’ordre établi mondial estime que la ligne rouge a été franchie, il n’y a que quelques pions à déplacer sur l’échiquier pour rétablir la situation… Exit Salvador Allende avec l’aide de l’armée et le soutien actif du gouvernement étatsunien… Bienvenue Pinochet et de longues années de souffrance. Jusqu’à quel point l’ordre économique mondial peut-il supporter qu’un pays ne devienne ingouvernable à cause de la multiplication des structures économiques parallèles, de la désobéissance civile généralisée, et le désintérêt d’une large fraction de la population pour ce qui se passe dans les hautes sphères de la politique ? La réponse nous ne la connaissons pas encore, mais il est deux vérités qu’il ne faut pas oublier : l’internationalisme incontournable de la subversion et la recherche de formes nouvelles d’auto-défense (la non-violence tactique et non formelle en fait partie à mon avis). Nous ne ferons pas l’économie d’une rupture de type « révolution » ; il est simplement important de se dire que la forme que prendra celle-ci reste encore à inventer, et que les schémas de 1789, 1848 ou 1917 ne sont plus forcément applicables à notre réalité actuelle. Il est probable que des pavés continueront à voler, mais ce n’est pas sur une barricade que la naissance d’une société nouvelle aura lieu ! Cette idée est un miroir aux alouettes aussi dangereux que le parlementarisme. Il nous faut – d’urgence – d’autres perspectives que le fusil ou le bulletin de vote !
Je constate, avec une satisfaction profonde, que les idées libertaires ne sont point passées de mode, bien au contraire. Non seulement la rue en témoigne, si l’on est un tant soi peu attentifs aux revendications portées par les Indignés lors des mouvements revendicatifs ces dernières années, mais l’actualité éditoriale également… A peine sorti le « Maitron » des anarchistes aux éditions de l’Atelier, dictionnaire des militants francophones, travail colossal s’appuyant à la fois sur la toile et sur le papier, que l’on annonce une « Histoire mondiale de l’anarchie« , éditée en commun par Arte et Textuel. La chaîne de télévision annonce d’ailleurs un documentaire en deux parties, « Ni dieu ni maître » en 2015…
En guise de conclusion provisoire, je dirai que ce qui me paraît une approche positive dans cette affaire, c’est de mettre en place, dès à présent, les bases d’une société différente, en espérant que les réalisations et les valeurs prônées soient suffisamment claires, vigoureuses et convaincantes, pour pousser vers la sortie ce monde capitaliste ancien qui nous asphyxie (en démontant par ce faire le mythe selon lequel il s’agit soi disant du seul modèle social possible, sans alternative) ! Il va falloir retrousser les manches très haut et être nombreux à le faire. Nombreux sont les carcans à faire vaciller. Un vœu pieux pour terminer : puisse la jeunesse qui s’est investie dans les divers mouvements d’insoumission de ces dernières années, ne pas retomber dans les mêmes ornières que les générations précédentes.
3 Comments so far...
Rem* Says:
16 septembre 2014 at 20:10.
J’ai un peu tardé à lire ce texte, ayant été trompé par une lecture trop hâtive du titre (j’avais pensé que tu y relaterais un voyage d’été!)…
C’est un très beau texte… qui m’inspire bien, car je fourbis un essai sur ce thème, si j’en ai la force. Et tu m’en donnes, dans les neurones, merci !
D’ailleurs je vais en copier de larges extraits… et, à ma façon, gentille, je vais un peu le piller, te voilà averti !
François Says:
19 septembre 2014 at 09:54.
Ton texte résume bien la situation actuelle et fait totalement écho à mes réflexions. Je pense aussi que le changement ne peut se faire qu’à petite échelle, en espérant qu’il fasse tache d’huile.
Quant à une réaction du système dominant, je suppose qu’elle est effectivement inévitable. Une des formes qu’elle prendra en tout cas est celle (déjà utilisée très activement) de la récupération par le marketing.