23 septembre 2014

« Les indignés » : un groupe anarchiste à Vienne (Isère) à la fin du XIXème siècle

Posté par Paul dans la catégorie : Histoire locale, nationale, internationale : pages de mémoire; tranches de vie locale .

Je laisse l’introduction de cette chronique aux bons soins d’Elisée Reclus :

Reclus« Je pourrais vous citer la petite ville du monde où, toutes proportions gardées, les anarchistes constituent le groupe le plus considérable et le plus sérieux. Le nom ne fait rien à l’affaire, et je ne le dirai pas parce que les circonstances économiques peuvent faire passer demain la prééminence à quelque autre cité. Ce qui importe c’est de savoir le pourquoi de cet état de choses. Or dans la ville dont je vous parle vivent plusieurs ouvriers intelligents et studieux qui ont eu la chance d’être jetés en prison, comme révolutionnaires, et d’y avoir passé plusieurs années. En rentrant dans la vie civile, après avir consacré leur temps de captivité à l’étude et à la discussion sérieuse, ces ouvriers ont eu une autre chance, celle de trouver un travail suffisamment rémunéré qui leur assurait à la fois le pain et le loisir nécessaire pour le travail intellectuel. L’industrie prospère dans cette ville ; en outre elle est organisée de façon à laisser l’ouvrier maître de son propre établi ; l’abrutissante usine avec sa discipline féroce et son inepte division du travail ne l’a pas encore asservi. Ainsi toutes les conditions heureuses sont réunies pour donner une valeur très haute à ce groupe d’amis : intelligence, étude, alternance régulière du travail et du loisir, liberté personnelle. Les résultats ont été merveilleux. Impossible de voir et d’entendre ces apôtres sans comprendre qu’un nouveau monde se prépare, conforme à un nouvel idéal. » (lettre écrite par Reclus en juin 1888 à Renard professeur à l’Académie de Lausanne) »

Vienne2  Je pourrais laisser le soin aux lecteurs de déterminer le nom de la ville dont parle le célèbre géographe anarchiste… Je ne le ferai pas ; d’une part, la réponse est donnée dans le titre de la chronique ; d’autre part les indices fournis dans la lettre ne sont pas suffisants pour deviner la réponse. Il est intéressant par contre de donner quelques justifications au choix de cette grosse bourgade industrielle de l’Isère pour une courte plongée dans le mouvement anarchiste à la fin du XIXème siècle. Régionalisme sans doute puisque mes racines sont iséroises, mais pas seulement. La taille de la ville ainsi que la composition sociologique de sa population sont intéressantes. Le sujet n’est pas trop vaste et peut être abordé de façon synthétique au format plutôt restreint d’une chronique. La ville permet de se faire une idée assez représentative de l’influence du mouvement anarchiste en province, à l’époque où le gouvernement républicain tente de le criminaliser par tous les moyens. C’est l’époque aussi où les anars tentent de galvaniser les masses en multipliant les actes violents : attentats, tentatives d’assassinat vont devenir monnaie courante (surtout après 1890). Une partie des théoriciens du mouvement est convaincue qu’il faut montrer l’exemple au peuple et que du nuage des explosions jaillira un monde meilleur. Erreur tactique due sans doute à une impatience et à un optimisme exagérés sur l’imminence du changement révolutionnaire… Les militants tendent le cou à la guillotine et la répression de toute cette agitation est sanglante… Mais à Vienne, pendant la décennie 1880/90, nous sommes encore loin des Princes, des ministres et des riches banquiers. Le quotidien de la population, c’est avant tout d’arriver à survivre et l’ennemi numéro 1 c’est le riche, le patron, l’exploiteur. Dans les usines de tissage qui dominent le paysage industriel local, les conditions de travail sont dures ; les salaires sont réduits à la portion congrue (la vision de Reclus me parait un peu… optimiste !) Nous revenons presque un siècle et demi en arrière, mais déjà, à cette époque là, le profit des actionnaires passe avant tout !

fichiers-de-police D’après les fichiers de renseignement de la police – dont le sérieux ne saurait être mis en doute (!) – le mouvement anarchiste est particulièrement actif sur Vienne. Reclus n’est pas le seul à émettre cette opinion ! Plusieurs groupes vont coexister ou se succéder, suivant les circonstances, pendant la décade 1880-1890. Le groupe des « indignés » est l’un des plus virulents, et, du coup, l’un de ceux sur lesquels la police est la mieux renseignée. Il y a aussi « les Insurgés », « La Révolte », « les Insoumis », plus tard « les Cerises ». L’affinité joue un grand rôle dans la formation des groupes ; il s’agit rarement de divergences entre les uns et les autres mais plutôt d’un regroupement géographique. Les groupes de province ne semblent guère concernés par les désaccords idéologiques et tactiques qui surviennent à Paris entre différents mouvements et personnalités. Le groupe « les Indignés » comprend une vingtaine de membres actifs en 1882. La majorité d’entre-eux sont ouvriers ou ouvrières dans les usines de la ville, avec une forte implantation dans le tissage. Ce nombre correspond au noyau permanent du groupe et ne tient pas compte des sympathisants. De 1882 à 1890, année où a lieu la grande manifestation du 1er mai (dont j’ai déjà parlé dans une autre chronique), les effectifs et l’influence du groupe sont croissants. Cette progression est due en particulier au travail de propagande intense réalisé par le camarade Pierre Martin, grand ami d’Elisée Reclus (il fait partie de ces « plusieurs ouvriers intelligents et studieux » auxquels le savant fait allusion). Le groupe de Vienne possède de nombreux contacts avec des militants dans d’autres villes, un peu partout en France, mais aussi à Genève (la Suisse a servi de refuge à de nombreux militants lors de la répression qui a suivi les différentes « Communes » de 1871). En 1881, Pierre Martin est délégué au congrès de Londres pour la reconstitution de l’Association Internationale des Travailleurs. Au congrès de Genève de 1882, le groupe envoie deux représentants.

Proces_66_juge Les échanges sont fréquents entre Vienne et Lyon. Nombreux sont les militants qui transitent de ville en ville, au gré des poursuites judiciaires par exemple, pour brouiller les cartes. Saint Etienne et Le Creusot, autres centres industriels régionaux, sont également des pôles d’attraction importants. L’engagement politique ou syndical se paie cher auprès des employeurs et les listes noires circulent dans les milieux patronaux. Quant à la police et à la justice, elles sont aux ordres ! En janvier 1883, à Lyon,  a lieu le célèbre procès des 66 intenté contre les anarchistes. Le motif de comparution des 66 prévenus est simple : être des militants déclarés de la première Internationale ouvrière, l’A.I.T., association considérée comme « hors la loi » par la législation française. Toutes les « personnalités » du mouvement présentes à Lyon ou dans sa région comparaissent au banc des accusés. Le gouvernement veut « casser » l’agitation révolutionnaire qui se développe. A côté de célébrités comme Pierre Kropotkine sont aussi condamnés des militants moins connus comme Pierre Martin ou Michel Sala du groupe de Vienne. Les condamnations sont lourdes ; quatre ou cinq ans de prison pour les meneurs ; de 6 mois à 3 années de prison pour ceux qui sont considérés comme simples adhérents aux idées criminelles. Certaines peines sont réduites en appel. Ces condamnations n’ont que peu d’effet sur le développement du mouvement sur Lyon et la région. L’activité des « Indignés » va croissante. Il faut dire que les motifs de revendications sont nombreux, tant la situation sociale se dégrade. Sur Vienne, les militants multiplient les interventions : contre l’armée, contre les élections…, mais aussi appels à la grève dans les usines et les ateliers…

Ane-Elu Plusieurs campagnes sont engagées pour prôner l’abstention lors des élections. En 1884, un dénommé Bardin, militant du groupe déjà fiché par la police, se présente comme candidat et appelle ses futurs électeurs à ne pas voter pour lui ! Lors des Législatives en octobre 1885, « les Indignés » font parler d’eux dans la presse régionale ainsi que dans les chaumières. Une grande affiche s’étale un peu partout sur les murs de la ville. Le texte a été relevé par l’un des journalistes du « journal de Vienne et de l’Isère » : « Paysans, ne vous nommez plus de maîtres, ne votez plus pour ces menteurs, faites le vide autour de ces candidats trompeurs de la confiance populaire, conservez votre activité d’homme et votre énergie morale pour faire ce qu’ont déjà fait vos pères, il y aura bientôt cent ans: la RÉVOLUTION et la BATAILLE contre ceux qui sont riches, la RÉVOLTE contre ceux qui exploitent. — Proclamons bien haut : la terre à celui qui la travaille , la machine à celui qui la conduit ». Bien que la majorité des militants soient issus du milieu ouvrier, et que le groupe n’ait – semble-t-il – pas d’implantation en milieu rural, l’affiche s’adresse également aux paysans. En juin 1887, même combat : cette fois ce sont plus de cinq mille manifestes anti-électoraux qui sont distribués à la population.

Ce sont les grèves et manifestations du premier mai 1890 qui vont correspondre à l’apogée de la célébrité des « Indignés » sur Vienne. Je ne vous conterai point en détail le déroulement de cette journée glorieuse puisque je l’ai déjà fait longuement par ailleurs. Le patronat et le pouvoir politique sont bien conscients de la gravité de la situation, puisque les militants anarchistes étant impliqués dans l’organisation ou ayant participé à cette journée d’action vont être à nouveau lourdement sanctionnés par la justice. Le procès a lieu le 8 août à Grenoble. Dix-huit inculpés comparaissent devant la cour, hommes et femmes, âgés de 16 à 42 ans, presque tous et toutes ouvriers et ouvrières dans le tissage.  D’autres ont eu la bonne idée de quitter Vienne au plus vite avec armes et bagages ; c’est le cas de Bardin qui va se réfugier à Londres pendant cinq années. Toussaint Bordat a préféré déménager à Paris, puis à Narbonne, avec sa compagne. Les condamnations prononcées sont lourdes encore une fois. On ne fait pas de cadeaux aux anarchistes ! Un cas par exemple : Jean-Pierre Buisson ; il a été arrêté le jour même de la manifestation et il est inculpé « d’excitation au meurtre à l’encontre d’un commissaire de police ». Il est jugé « coupable » et condamné à un an de prison et cinq ans d’interdiction de séjour.

attentat-Caserio-340x395Ce procès a de lourdes conséquences pour le groupe des Indignés qui va disparaître progressivement du paysage politique viennois. Les militants les plus actifs sont en fuite ou en prison… Cette fois, le gouvernement a frappé au bon endroit ! L’agitation va se poursuivre au cours de l’année 1891, puis s’étioler peu à peu. La moyenne d’âge des militants devient plus élevée : la plupart dépassent la quarantaine d’années et le renouvellement par le bas ne se produit pas ou presque. « Les indignés » vieillissent ! La décennie 1890 va être aussi caractérisée par un changement d’orientation tactique. Nombreux sont les militants qui se lancent dans la propagande par le fait : les attentats se multiplient sous toutes les formes. A Lyon, en 1894, l’assassinat du Président Carnot va rendre la position des anarchistes encore plus inconfortable dans la région. La répression se fait de plus en plus féroce. Les « lois scélérates » vont mettre le mouvement à genou pour quelques années, et les anarchistes vont temporairement perdre la place qu’ils occupaient au sein du mouvement ouvrier. Une partie de ceux qui sont en désaccord avec les nouvelles méthodes d’action individuelle changent d’orientation politique et viennent grossir les rangs des Guesdistes et se lancer dans le parlementarisme. C’est le cas d’Alexandre Orcelin par exemple qui va rallier les rangs des socialistes et devenir correspondant à Vienne du journal « Le peuple ». Cela ne l’empêche pas, en août 1890 de prendre la parole lors d’un grand meeting à Grenoble pour soutenir ses camarades anarchistes emprisonnés.

arrestation mouvementee Intéressons-nous un peu plus en détail à ces hommes et ces femmes qui se battus pour faire connaître leurs idées. Des hommes certes – j’en ai déjà mentionné un bon nombre dans ce billet – mais des femmes aussi en proportion non négligeable si l’on en juge d’après les rapports des indicateurs de police. Il y a par exemple Fanny Martin, la compagne de Pierre, l’emprisonné perpétuel. Mais il y a aussi Marie Huguet (24 ans), Jeanne Tavernier (16 ans), Jeanne Béal (19 ans), que l’on va retrouver au tribunal à Grenoble ; Françoise Oriol, Marie-Louise Gagelin, Adrienne Fustier, Rosalie Chastan… femmes en colère qui prennent une part déterminante à la manifestation du premier mai 1890 en entrainant leurs collègues ouvrières à débrayer et à manifester. Ne pas oublier aussi, histoire de remettre les événements bien en place, que le discours de Louise Michel, lors du meeting organisé avant la journée fatidique, a sans doute donné toute son ampleur à la journée d’action ! Certaines de ces militantes ont pour compagnon un homme du groupe ; pour d’autres, l’engagement est individuel. Elles ne figurent pas dans les dictionnaires et les bases de données car leur passage sous les couleurs de l’anarchie a été trop bref ou trop discret. Police et Justice les traitent avec le plus profond mépris : créatures de mauvaise vie se contentant de suivre leur compagnon dans la débauche. Leur action, comme celle de beaucoup d’autres militants anonymes a pourtant eu une grande importance !

palais d'injustice Il y a d’autres personnages pittoresques dans le groupe des Indignés :  Fagès, Tennevin, Bordat… méritent qu’on leur consacre quelques lignes !
Victor Fagès, ancien militaire de carrière, blessé lors du conflit de 1870-71. Il est en partie infirme, ce qui ne l’empêche pas de gagner sa vie en travaillant dans l’industrie drapière à Vienne. Pendant la décennie 1880-1890 il est un des piliers du mouvement dans la cité ouvrière. Il est étroitement surveillé par la police qui le considère comme particulièrement dangereux. En 1882 cet agitateur convaincu lance une souscription pour offrir un « révolver d’honneur » à un ouvrier de Roanne qui a tiré sur son patron au cours d’une grève…
Tennevin, comptable originaire de la région parisienne, n’était pas présent le jour de la manifestation, mais il est accusé par le Président du tribunal d’avoir « mis le feu aux poudres » par ses discours enflammés. Sa plaidoirie consiste en un long exposé des théories anarchistes, avant qu’il ne rétorque au Juge : « Si j’avais l’influence que me prête l’accusation, il y a longtemps que la vieille société aurait vécu !»
Toussaint Bordat est un « vieux de la vieille » ; il est de tous les combats à partir de 1878… ce qui explique sans doute le fait qu’il déménage à la cloche de bois après les événements du premier mai. Comme Martin, il a été impliqué dans le procès des 66. Son éloquence en a impressionné plus d’un. Un journal de Vienne, « le Moniteur », commente ainsi sa plaidoirie devant le tribunal : « Si nous ne partageons pas leurs opinions, admirons le caractère de ces hommes que la loi vient de frapper. […] Quelle éloquence que celle de Bordat ! ». Après divers démêlés avec la justice lyonnaise, il se réfugie à Vienne où il ouvre une petite librairie en octobre 1887. Il essaie de lancer un journal local, « la Lanterne », mais la tentative échoue. Il reste fidèle à ses idées libertaires jusqu’à la fin de sa vie.

anarchiste contre republique Après cette décennie mouvementée et une période d’accalmie, le mouvement libertaire a connu d’autres développements par la suite sur Vienne, et surtout Lyon et sa région. Ce bref historique d’un groupe très actif de 1880 à 1890 sur une petite ville a cependant le mérite de montrer l’influence des idées libertaires sur le mouvement ouvrier d’une petite ville de province. Plus le milieu étudié est réduit, plus grande est la visibilité des événements qui s’y déroulent…

NDLR – Des erreurs sont possibles dans cette chronique, notamment des confusions au niveau des prénoms qui ne sont pas toujours identiques d’une référence à une autre. Les changements d’identité ou l’usage des pseudonymes étant relativement courants, les indicateurs se trompent parfois !
Parmi les principales sources documentaires utilisées, je citerai « Le dictionnaire biographique du mouvement libertaire francophone (Maitron) » – « Le mouvement anarchiste de 1870 à nos jours », document rédigé par Anne Leo Zevaes – « Les anarchistes contre la République » de Vivien Bouhey.

Je n’ai pu malheureusement consulter la thèse de Madame Reynaud-Paligot, « une décennie parmi les anarchistes viennois », qui fait référence sur le sujet.

One Comment so far...

Clopin Says:

24 septembre 2014 at 16:26.

Toujours aussi passionnant ! Heureusement pour les bourges, la guerre de 14 va finir le boulot…

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