5 janvier 2015
Gilbert White à l’écoute de la nature
Posté par Paul dans la catégorie : les histoires d'Oncle Paul; Petites histoires du temps passé .
Reprenons la nouvelle année dans le calme et la sérénité…
Oncle Paul, insensible à la rigueur hivernale qui n’incite guère aux promenades champêtres, dresse le portrait d’un naturaliste beaucoup plus connu en Grande Bretagne qu’en France. Il faut dire que les Français n’ont guère de mémoire pour les célébrités (y compris nationales) dans ce domaine. On honore les maréchaux, les philosophes et les hommes politiques, mais on se moque souvent des amateurs de nature… Notre bottin mondain compte cependant des personnalités comme Jean-Henri Fabre (très connu au Japon), George Cuvier, Jean-Baptiste Lamarck ou Buffon. Seul Charles Darwin bénéficie encore d’une certaine notoriété, et pourtant il est Anglais. Esprit contrariant, Oncle Paul s’intéresse plus aux chasseurs de coléoptères qu’aux inventeurs de poudre à canon. Le portrait de quelques uns de ces éminents savants a été esquissé à plusieurs reprises sur ce blog. Comme signalé lors de la présentation de la talentueuse Marianne North, il y a quelques semaines de cela, les femmes n’ont guère leur place dans ce tableau d’honneur. Il faut croire que l’observation des fourmis, l’écoute des chants d’oiseaux, ou la chasse aux orchidées étaient jugées inappropriées pour la gent féminine. Ce sectarisme a commencé à connaître quelques brèches au dix-neuvième siècle seulement… Mais laissons Oncle Paul vous conter les détails de cette histoire…
J’aurais pu aussi intituler cette chronique « le pasteur aux champs », ou « du presbytère à l’écoute de la nature ». En effet, avant même d’être l’un des pères de l’écologie et de l’ornithologie, Gilbert White a revêtu l’habit religieux. Il nait en 1720 dans le petit village de Selborne où il passera la plus grande partie de sa vie. Il fait des études à l’Oriel College d’Oxford et obtient le titre de diacre. Il devient vicaire de Moreton Pinkney puis se rapproche de son village natal. Il s’occupe de la paroisse de Farringdon, une petite bourgade proche de Selborne, puis devient pasteur de la paroisse où il est né et où il mourra en 1793. Contrairement à d’autres passionnés de nature qui ont cherché la moindre occasion pour parcourir le monde et s’intéresser à la faune et à la flore exotiques, Gilbert White, lui, s’est focalisé sur son environnement proche, celui qu’il connaissait le mieux et sur lequel donc il pouvait exercer des observations détaillées et surtout des comparaisons. Il s’est livré, pendant des années, à une étude systématique du milieu local, notant méticuleusement ses observations dans de nombreux carnets, les communiquant à quelques correspondants avec lesquels il échangeait des données. Ce qui a constitué une grande première dans le cadre des pratiques naturalistes, c’est qu’il s’intéressait plus au mode de vie des animaux dans leur milieu d’origine, qu’à une observation détaillée de leur anatomie dans un cabinet bien équipé, ce qui était la pratique courante de l’époque. Il différenciait les espèces d’oiseaux par exemple, non point en les disséquant sur sa table, mais en notant la moindre particularité de chacune d’elles : couleurs du plumage, chant, dates de migration, répartition sur un territoire, habitat… L’un de ses titres de gloire est d’avoir ainsi distingué qu’il existait trois espèces différentes de pouillots : le pouillot fitis, le pouillot siffleur et le pouillot véloce. En matière de jardinage aussi il innove. Ne disposant point des moyens financiers de certains de ses contemporains, il ne peut bâtir de serre pour améliorer ses récoltes. Il met cependant au point un système de couches chaudes qui lui permet d’avancer de façon significative la récolte des fruits exigeants en chaleur comme le concombre.
Même si les oiseaux constituaient l’un de ses centres majeurs d’intérêt, ses travaux naturalistes ont largement débordé le cadre de l’ornithologie. Nul être vivant ne lui était indifférent et il vivait dans un état d’émerveillement quasi constant devant la beauté des spectacles qu’offrait la nature dans l’environnement pourtant peu prestigieux d’un petit village du Hampshire. Ses carnets d’observation constituent un ensemble de données particulièrement intéressantes sur la flore, le climat, les migrations et même la vie cachée au plus profond du sol. Il réalisait une sorte de synthèse de ces données en rédigeant des lettres fort documentées qu’il adressait régulièrement à ses amis, Thomas Pennant, un grand zoologiste, ou Daines Barrington, un Gallois, membre de la Royal Society. Ces courriers, riches en informations de toutes sortes, ont été rassemblés et publiés sous le titre de « Natural histories and antiquities of Selborne ». Plus qu’une simple compilation, il s’agit véritablement d’une œuvre littéraire structurée. Certains courriers ont été remaniés, d’autres écrits à l’occasion pour ordonner ou améliorer le récit. Cet ouvrage, extrêmement populaire en Grande Bretagne, a suscité de nombreuses vocations parmi ses lecteurs. Si je prends soin de signaler qu’il s’agit d’un ouvrage populaire, c’est que ce livre fait partie des titres les plus réédités en Grande Bretagne, au même titre que la Bible ou les œuvres de Shakespeare. Imaginez un instant, un ouvrage de Jean-Henri Fabre rivalisant, en France, avec le dernier prix Goncourt ou le dernier Nobel de littérature… Ce qui fait que le livre de White a été aussi apprécié, c’est la richesse et la méticulosité des observations, ajouté au fait que les Anglais ont toujours été des fans de nature et de jardinage… Les biographes de White signalent que son livre figurait dans les bagages de beaucoup d’émigrants, qui emportaient ainsi avec eux un « morceau » de leur terre natale. Le pasteur naturaliste, inspiré par la beauté du spectacle qu’il avait sous les yeux, a écrit également de nombreuses poésies. Certaines sont intégrées à ses lettres.
« L’histoire naturelle de Selborne » regroupe donc un certain nombre de courriers rédigés par l’auteur. Le livre couvre une période allant de 1768 à 1793, et s’appuie largement sur les carnets d’observation que notre naturaliste passionné complétait au jour le jour. L’auteur avait débuté ses promenades et ses observations systématiques bien avant 1768. Passionné de jardinage, notre bon pasteur commence par rédiger un simple calendrier de jardinage, et ce, dès 1751. Son « agenda » est réalisé sur des feuillets de papier qu’il assemble au gré des besoins. Ce premier travail l’occupe pendant seize années, jusqu’à la fin de 1767. A ce moment, l’un de ses amis, Daines Barrington, conçoit pour lui un véritable cahier naturaliste qu’il fait imprimer et relier. La présentation est beaucoup plus rigoureuse, plus esthétique également ! Au fil des jours, le pasteur de la paroisse de Selborne note soigneusement les événements qui surviennent. Le cadre déborde largement celui du jardin cette fois. Il y fait état des nombreuses observations qu’il réalise lors de ses déambulations quotidiennes dans la campagne environnante. La nature des faits rapportés s’élargit également : on trouve côte à côte le nom des amis qui viennent le voir, les récoltes dans le jardin, les phénomènes astronomiques, ou quelques anecdotes concernant sa paroisse… Certains jours, il est plus prolixe que d’autres et ses propos débordent largement le cadre prévu par le concepteur du journal. Il est intéressant de s’attarder sur certains de ses propos…
A la date du 18 avril 1890, par exemple, le prêtre explique qu’un jeune garçon du voisinage a capturé trois jeunes écureuils dans leur nid. Il les a confiés à la garde d’une chatte qui venait de perdre sa portée de chatons. L’animal s’est occupé de ses nouveaux rejetons avec autant de soin et d’attention qu’elle l’aurait fait de ses propres petits. L’écrivain commente cet événement en disant que cela conforte son idée selon laquelle le fait que de jeunes humains abandonnés aient été nourris par des animaux sauvages n’est pas aussi accidentel et improbable que certains auteurs l’ont affirmé. Il termine son récit : trop de visiteurs sont venus admirer ces petits écureuils allaités par une chatte. La mère adoptive, inquiète, a voulu les déménager dans un autre lieu, et l’un des petits est mort au cours de cette opération. Il a déjà observé un tel phénomène dans la basse-cour : une poule s’occupe avec autant d’attention de canetons adoptés que de ses propres poussins, à condition qu’elle ne se rende pas compte de la substitution opérée par la fermière. Rien d’étonnant à ce qu’une louve ait pris soin de Romulus et Rémus alors qu’ils étaient en grande détresse !
Quelques faits d’actualité figurent de temps à autre dans les annotations : le 16 janvier 1780, on apprend ainsi que Sir George Rodney a vaincu la flotte espagnole à Cadix ! Mais les joies et les peines des jardiniers de sa paroisse occupent plus son esprit que les grandes expéditions… Détails insignifiants mais révélateurs sur l’état du climat et les mésaventures potagères que celui-ci entraine. Mettez-vous à la place de ce pauvre homme qui possédait en tout et pour tout trois acres de haricots, nous explique-t-il : les grandes froidures du début du mois de juin 1787 ont détruit toute sa récolte. La vigne aussi semble avoir beaucoup souffert de ce coup de gel tardif, même pour l’Angleterre. Rappelez-vous à cette occasion que les événements climatiques des années 1787 à 1789 ont eu un impact certain sur le déclenchement de l’épisode révolutionnaire de juillet 1789 en France. Je reconnais que je fais là le grand écart, mais il faut garder à l’esprit l’importance des récoltes dans une Europe essentiellement rurale à cette époque-là. Le livre de Selborne me rappelle, même s’il se situe dans un autre domaine de préoccupation, le journal de bord d’un barbier de la ville de Crémieu, non loin de chez moi. Ce document, complété soigneusement, année par année, pendant plusieurs décennies au XVIIIème siècle par un homme qui s’était auto-proclamé historien de sa communauté, est aussi bourré de petits détails. Leur accumulation en fait un outil précieux pour les historiens… Le travail de White concerne plutôt les naturalistes !
Certains des discours que Gilbert White tient à ses amis au fil de ses lettres n’ont rien perdu de leur actualité… Le qualificatif que lui attribuent certains auteurs de « père de l’écologie » n’a rien d’exagéré… Un exemple ? Voici quelques lignes rédigées à propos de l’importance des forêts et du rôle joué par les arbres dans l’irrigation des sols :
« Il y a un fait bien connu en Amérique du Nord qui prouve que les arbres favorisent et entretiennent lacs et rivières : depuis que les bois et les forêts ont été défrichés, toutes les sources d’eau ont beaucoup diminué, de sorte que quelques rivières qui étaient très importantes il y a un siècle sont incapables maintenant de faire marcher un moulin ordinaire. Du reste, chez nous, la plupart des régions boisées, les forêts et les terrains de chasse ont beaucoup de mares et de fondrières, assurément pour les raisons données ci-dessus. »
Son intérêt ne se limite pas aux plantes et aux animaux ; la curiosité est le moteur de sa démarche. Il consacre aussi un temps à observer la vie de ses compatriotes qu’il connait plutôt bien et dont il plaint parfois le dénuement. Dans une lettre adressée à Thomas Pennant, il étudie le registre paroissial des naissances, des décès et des mariages sur une vingtaine d’années et en tire quelques observations d’ordre statistique… Il nait plus de garçons que de filles ; en ce qui concerne les décès, ils sont équitablement répartis ; le bilan global est positif pour la paroisse puisque le nombre total de naissances dépasse celui des décès. Si vous souhaitez découvrir à votre tour l’ouvrage de White, sachez qu’il en existe une excellente traduction français aux éditions « Le mot et le reste ». Ne vous attendez pas cependant à un ouvrage trop cohérent… Les précisions concernant la population de Selborne, par exemple, viennent juste après une étude de la pluviométrie locale. Mais je vous garantis que vous prendrez un réel plaisir à lire de nombreux passages.
Pour conclure, on peut dire que, située dans le contexte de son époque, la démarche de White est réellement innovante dans son domaine. Comme je l’ai signalé au début de ce billet, le pasteur se livre à une étude systématique et prolongée d’un milieu qu’il connait bien ; il s’intéresse au comportement des animaux, et en particulier des oiseaux, dans leur milieu naturel (à ce titre il pourrait être aussi qualifié de « père de l’éthologie ») ; il effectue donc un travail de naturaliste de terrain et ne se limite pas à de simples travaux de compilation livresques et d’études en cabinet… White n’est ni un « sauvage », ni un « illuminé ». S’il limite ses observations à Selborne, il ne manque jamais une occasion de confronter ses découvertes avec celles d’autres confrères. Ses correspondances en témoignent. Il se rend régulièrement à Londres et entretient des contacts avec la Royal Society. L’une des énigmes pour laquelle il aura cherché avec obstination une réponse toute sa vie sans la trouver vraiment concerne la migration des hirondelles… A plusieurs reprises il évoque leur départ pour les contrées chaudes pendant l’hiver, mais sans être vraiment affirmatif fautes de preuve. Il s’est toutefois nettement démarqué des solutions parfois peu crédibles que proposaient certains ornithologues de sa connaissance… !