1 mars 2015
« Plus tu possèdes d’épices, plus grande est ta richesse… »
Posté par Paul dans la catégorie : Carnets de voyage .
Chronique kéralaise n°3 : un petit coup d’œil sur le monde agricole
« Plus que jamais, il convient de repenser les fonctions et la place de l’agriculture dans la société. Il faut redonner aux actifs agricoles leur rôle social, économique et écologique, afin de considérer la production agricole dans sa globalité. L’agriculture paysanne a l’ambition de répondre à cet objectif. » Je lis cette déclaration de principe, à laquelle je souscris entièrement, sur le site de la FADEAR, Réseau de l’Agriculture Paysanne, une structure regroupant, entre autres, des militants de la Conf’, ayant pour objectif de promouvoir le développement de l’agriculture paysanne. Nous avons découvert avec plaisir le travail qui se faisait dans de nombreuses petites exploitations familiales au Kérala. Deux mondes se côtoient, s’ignorent parfois mais s’affrontent aussi souvent : celui des fermes traditionnelles (où l’on met en œuvre des pratiques innovantes) et celui des plantations industrielles (riz, thé, café…) où l’on s’acharne à appliquer les préceptes de l’agrochimie intensive. Dans un cas ce sont les paysans qui sont aux commandes ; beaucoup d’entre eux sont soucieux de la qualité de leur démarche ; dans l’autre ce sont souvent de riches propriétaires peu scrupuleux, veillant surtout à aligner des colonnes de chiffres dans leurs livres de comptes. On a fait danser les paysans indiens sur la gigue de la « Révolution verte » ; certains ont refusé de rentrer dans le bal ; d’autres ont accepté. Le réveil est difficile et la gueule de bois lourde de conséquences. L’emploi massif de semences hybrides, puis de semences OGM, le recours de plus en plus fréquent aux pesticides, les quantités croissantes d’engrais chimiques nécessaires ont ruiné bien des sols et poussé bien des agriculteurs indiens au suicide. Cela est vrai surtout dans les grandes zones céréalières de l’Inde, mais les petits états comme le Kérala n’échappent pas au problème, même si la structure paysanne traditionnelle a mieux résisté qu’en d’autres endroits. Les « jardins familiaux » comme on les appelle souvent occupent encore 25% de la surface cultivée de la province.
Nous avons visité deux de ces fermes qui ont conservé et amélioré les pratiques traditionnelles et ce que nous y avons découvert était vraiment passionnant. La première ferme se situait en plaine, près de Thrissur, dans le centre du pays ; la seconde en altitude dans la zone montagneuse de Thekkady, à Kumily. La première était une ferme familiale ; la seconde, un « jardin d’épices » collectif produisant des moyens de subsistance pour une vingtaine de personnes. Le climat tropical humide du Kérala, appuyé par la présence de terres fertiles, permet deux à trois récoltes de riz par an, si l’on ne pratique pas d’assolement. Dans la première ferme que nous avons visitée, les parcelles de riz sont plantées en haricots nains à la saison sèche de manière à utiliser le sol dans les meilleures conditions possibles. Cette forme d’assolement avec rotation légumineuse-céréale est couramment pratiquée en agriculture biologique ; le riz bénéficie de la fixation de l’azote dans le sol par les racines des haricots. Une partie de la superficie cultivée est boisée : palmiers à noix de coco et arbres fruitiers divers. Certains arbres servent de support à des grimpantes comme le poivrier par exemple. Tous les légumes qui poussent en hauteur servent de tuteur à d’autres plantes et les associations sont souvent originales : différentes variétés de cucurbitacées se faufilent un chemin dans les branches des arbustes ; des haricots « kilomètre » aux gousses impressionnantes s’appuient sur les tiges de maïs ou de petits fruitiers pour trouver la lumière. Les plantes aromatiques et surtout médicinales sont omniprésentes. Lors de notre promenade dans les deux propriétés, le fermier s’arrêtait tous les dix mètres pour nous montrer, nous faire sentir une feuille, une graine, une racine… Chaque plante ayant un usage bien défini.
Les deux visites étaient un peu différentes ; la première ferme pourvoyant à l’auto subsistance d’une famille ; la seconde, plus « touristique », mais aussi très pédagogique étant organisée pour vraiment « démontrer » ce qu’il était possible de faire. Dans les deux propriétés on pouvait ressentir la même impression d’abondance… le petit côté « jardin d’Eden ». Outre des légumes, des fruits, des céréales et des épices, dans les deux petits domaines on trouve aussi des animaux d’élevage : vaches, poules, canards, chèvres, poissons… A Thrissur, il y a un grand bassin dans lequel sont élevés des « poissons brahmanes », une espèce vraiment énorme. Le réservoir est rempli au moment de la mousson, l’eau, riche en matières organiques est ensuite épandue dans les rizières comme fertilisant. A Kumily, les déchets fermentent dans une cuve étanche de manière à produire du méthane qui est utilisé pour alimenter des réchauds. Dans les deux cas c’est l’autosuffisance la plus complète possible qui est visée : chaque ferme produit une bonne partie de ce dont ses occupants ont besoin pour vivre, mais aussi de quoi maintenir et améliorer la fertilité des sols. Le surplus agricole est vendu sur les marchés pour permettre d’acheter certains biens de consommation. Dans la seconde propriété, l’autosuffisance est un choix militant : comme le fait remarquer le fermier, si toutes les fermes du pays fonctionnaient avec nos principes, l’Inde pourrait satisfaire amplement à ses besoins alimentaires.
Toute l’agriculture du Kérala ne fonctionne pas de cette manière. Bien des régions ont été tout d’abord modelées par l’occupant anglais, selon une phase de « pré-industrialisation » de l’agriculture. Les colons ont créé d’immenses rizières, notamment dans le centre du pays, en faisant creuser des canaux pour assainir les zones marécageuses. C’est ainsi qu’a été en grande partie créée la grande zone touristique des « Backwaters », qui est aussi une région d’agriculture intensive. Les mesures prises par le gouvernement de Dehli, dans le prolongement de la première « révolution verte » sont venues encourager les pratiques de monoculture, d’utilisation intensive d’intrants chimiques, et de concentration des terres entre quelques mains pas toujours innocentes. Il y a ainsi d’immenses zones de plantations de thé ou de café, en altitude, d’hévéas ou de canne à sucre au pied des montagnes. Dans ces zones-là, l’agriculture paysanne traditionnelle peine à trouver sa place. La révolution agraire partielle qui a eu lieu sous l’impulsion des gouvernements communistes successifs, a permis à beaucoup de petits producteurs ou de paysans sans terre, de se retrouver propriétaires d’une petite parcelle et de pouvoir maintenir une agriculture de subsistance en place. Les deux modèles agricoles ne se côtoient pas sans difficulté : les terres, les rivières, les canaux d’irrigation sont pollués… Les industriels comme Coca Cola ou Pepsi sont venus aggraver la situation. A l’heure actuelle, les rendements des parcelles en monoculture, surexploitées, sont en baisse significative. Il faut de plus en plus d’intrants chimiques pour obtenir des résultats identiques… Ce que je dis là est bien entendu valable dans de nombreuses régions du monde. Ce qui est rageant c’est que le modèle d’agriculture paysanne en place au Kérala est encore bien vivant et qu’il a largement fait la preuve de sa capacité à nourrir la province, sans que les multinationales de l’agrochimie aient besoin de venir y mettre leur nez. Heureusement les citoyens de cet Etat sont plutôt vigilants et tentent de protéger la richesse de leur culture par tous les moyens à leur disposition. L’Université agricole du Kérala est très réputée et se livre à des travaux de recherches dans de nombreux domaines pour résoudre les problèmes qui se posent dans le pays et améliorer l’efficacité du travail accompli dans les zones rurales.
Ici aussi, au Kérala, la « mondialisation » est à l’œuvre… Les exemples ne manquent pas… Le pays importe des tonnes d’huile de palme. Les producteurs locaux d’huile de coprah (produite à partir de la pulpe de coco) peinent du coup à écouler leur marchandise dont le cours a tendance à baisser pour rester concurrentiel. Cette situation est le lot de beaucoup de Pays en Voie de Développement. Au Vietnam, par exemple, le riz local revient plus cher que le riz d’importation américain, largement subventionné. La culture des palmiers à noix de coco occupe pourtant une place essentielle au Kérala ; cet état assure 45 % de la production nationale de l’Inde. L’arbre pousse à 25 m de hauteur et joue un rôle clé dans l’aspect du paysage, un peu comme les cyprès et les pins parasols en Toscane. La chair et le jus de la noix de coco rentrent dans la composition de nombreux plats locaux. Par fermentation, on obtient aussi un alcool fort prisé localement : le « coconut toddy » que certains habitants consomment parfois sans modération dans les « toddy bars ». Le gouvernement provincial considère ce problème de la consommation immodérée d’alcool comme un fléau et tente de limiter de façon drastique la vente de toutes les boissons alcoolisées. Des mesures radicales sont en voie d’être prises – interdiction totale de la commercialisation d’ici 2020, par étapes successives. Cette réforme audacieuse est contrée par de puissants lobbies (notamment touristiques). L’application de la nouvelle loi, qui devait entrainer la fermeture d’un bon millier de points de vente au mois de janvier de cette année, a déjà été suspendue par un recours auprès du conseil constitutionnel indien. Pour l’instant l’interdiction de vendre ou de consommer de l’alcool dans les lieux publics ne s’applique qu’un jour par mois. Certains craignent par ailleurs que la mise en œuvre drastique de cette mesure n’aboutisse à amplifier la circulation d’alcools de contrebande souvent dangereux parce que frelatés.
Un autre problème auquel est confrontée l’agriculture au Kérala, depuis quelques années, est l’émigration des petits paysans, souvent très qualifiés dans leur domaine, mais dont les revenus étaient très insuffisants. Beaucoup d’hommes sont partis travailler dans la péninsule arabique. Pour faire face au déficit de main d’œuvre dans les fermes et dans les plantations, on a fait appel à des ouvriers venant des provinces voisines, le Tamil Nadu ou le Karnataka et, de plus en plus, des Etats du Nord. Ces travailleurs saisonniers sont mal payés et insuffisamment formés. Ils préfèrent généralement travailler dans d’autres domaines que l’agriculture. La question du chômage au Kérala est souvent mal abordée dans les guides touristiques car elle est assez complexe : il y a à la fois chômage et déficit de main d’œuvre… Les locaux partent travailler dans les Emirats par exemple, mais l’Etat du Kérala attire de nombreux immigrés pour « boucher les trous » ! Il serait plus judicieux d’évoquer ce problème en terme de niveau de vie plutôt qu’en terme de manque de travail. Etre paysan au Kérala ne permet pas d’accéder au « rêve occidental » que les médias et la publicité promeuvent comme modèle universel de bonheur. En travaillant une dizaine d’années de l’autre côté de la mer d’Arabie (contrée dans laquelle les Kéralais sont d’ailleurs traités comme « moins que rien » par leurs riches employeurs) il est possible d’accéder à une petite tranche de la vie convoitée : quitter la campagne pour s’installer dans un petit pavillon perdu dans les banlieues croissantes des grandes villes, ou « mieux encore » au vingtième étage d’une tour flambant neuve au milieu d’une décharge… Je m’arrête là, je ne voudrais pas que l’amertume ne déforme trop mon propos. Je vais quand même terminer sur une note positive. En 2008, le gouvernement du Kerala a promulgué une mesure dont notre glorieux gouvernement socialiste ferait bien de s’inspirer. Il s’agit d’une loi interdisant d’utiliser les terrains humides pour un autre usage que la culture du riz. Cette loi sacralise une vaste étendue agricole et s’applique bien entendu en cas de vente à de méchants promoteurs… Du coup le prix des terres agricoles dans les zones touristiques et aux abords des grandes villes a sévèrement chuté. Il ne reste plus qu’à protéger la forêt tropicale de la même manière !