6 mars 2015
« Babel epidemic »
Posté par Pascaline dans la catégorie : Le sac à Calyces .
Je viens de lire avec un vif intérêt « Babel Epidemic », édité en décembre dernier par l’Harmattan. L’auteur, Sybile Vardin, médecin, y décrit avec une grande précision (je devrais dire « y dissèque ») une épidémie d’Ebola – sachant que le nom d’Ebola n’apparaît pas dans le roman, si ce n’est en sous-titre : « Ebola aux cent visages. »
Le hasard m’a fait découvrir cet ouvrage à mon retour d’un voyage au Kérala, mon premier voyage en Inde, qui s’est montré aussi déstabilisant que prévu. Les descriptions que Sybile donne du paysage, des routes défoncées, des rivières polluées, des conditions de vie difficiles, la chaleur et les moustiquaires, presque tout me ramenait au Kérala. À tort, puisque Sybile situe son récit dans un pays africain qu’elle ne nomme pas. Mais les visages de la pauvreté en Afrique et en Inde sont suffisamment proches pour que je me sois sentie d’emblée en terrain connu avec les descriptions de Sybile Vardin : c’est une chance pour moi d’avoir lu ce livre après cette expérience singulière.
Il s’agit d’un roman, je pourrais dire un roman documentaire. Vous n’y trouverez pas le suspense d’un thriller, ce n’est pas le but. Il progresse à un rythme inexorable. J’admire avec quelle maîtrise de son écriture Sybile Vardin réussit à faire le tour du récit et de son contexte. Après avoir bien détaillé la situation, elle nous montre son évolution – des défis à relever jour après jour, des conditions épuisantes – puis nous fait entrevoir différentes pistes possibles, depuis la réussite que serait la fin de l’épidémie, à la catastrophe qui se produirait si le virus réussissait à élargir la zone de contamination.
Ce que je trouve le plus intéressant, c’est le côté véridique de ce récit, très riche de détails.
Nous voilà de plain-pied avec la réalité d’un groupe humain en lutte contre la maladie. Mais pas seulement. Le pays se relève difficilement d’une guerre civile, les factions seraient vite prêtes à recommencer les combats. L’épidémie prend une tournure politique. Quand les journalistes arrivent, il faut veiller à ce que le logo de l’ONG dont on dépend soit bien visible, sans cela les donateurs ne voudront plus participer. Alors que les médecins sont là pour sauver des vies, la priorité des militaires est d’assurer le maintien de l’ordre.
On craint de sombrer dans un cercle vicieux aux conséquences terribles : les femmes sont plus exposées à la contagion car ce sont elles qui préparent les corps des défunts. Les populations locales ne peuvent que constater l’augmentation du nombre de morts.
« Certains hésitent entre une histoire inventée pour se débarrasser de quelques opposants au régime, et une maladie amenée par les Blancs pour faire une expérience scientifique… On l’a vu dans un passé récent. »
Les personnages sont nombreux, l’auteur nous fait connaître surtout les médecins – ses collègues dans la « vraie » vie, un milieu qu’elle connaît parfaitement. Je place ici la seule critique que je formulerai : le portrait d’Ugo au deuxième chapitre est un peu long, tout ce qui précède son arrivée en Afrique risque de lasser le lecteur quand on en est encore à rentrer peu à peu dans l’histoire. Ce personnage est cependant d’un grand intérêt.
Je vois comme un symbole dans le personnage d’Ugo, qui croit prouver son amour par une pratique sexuelle intense. Mais il découvrira que l’écoute de l’autre est une manifestation de ses sentiments tout aussi valable si ce n’est plus. J’aime cette lente évolution vers ce que je ressens comme une découverte de sa propre humanité.
Car tous les protagonistes sont avant tout des humains. Capables de rire malgré l’effroyable quantité de morts, capables de compromettre la réussite de leur action par des luttes de pouvoir. J’exagère sans doute. Cependant, lorsque Pablo met sur pied des calculs compliqués pour prévoir l’évolution de l’épidémie afin de la stopper si possible à sa source, Marc rejette ce travail avec mépris, alors que Pablo est en train de mettre sur pied un outil d’une grande importance.
Arrivée là, impossible pour moi de ne pas penser au livre « Le scalpel et l’ours d’argent », admirable ouvrage de Lori Arviso Alvord, « première femme Navajo à allier chirurgie et médecine traditionnelle ». Lori Arviso a dû rejeter sa culture Navajo pour devenir chirurgien, car pour les Navajos ouvrir le corps est tabou. Mais elle a fini par intégrer les pratiques traditionnelles navajos dans son travail de chirurgien, celles-ci présentant d’immenses potentiels.
Chaque Navajo cherche à cheminer dans la beauté. Le terme de « beauté » signifie aussi « équilibre, harmonie » : il s’agit bien d’un art de vivre. Dans les ethno-polars de Tony Hillerman, c’est le crime qui détruit l’équilibre, et l’enquêteur cherche à rétablir cet équilibre rompu. Bien sûr, pour le médecin, c’est la maladie qui indique une rupture de l’équilibre.
La situation est différente pour Sybile Vardin, qui (à ma connaissance !) ne possède pas cette double culture, mais se trouve confrontée à ce pays d’Afrique où évoluent ses personnages. Elle se montre très attentive à la rencontre de deux cultures. Ce qui me plaît beaucoup, c’est l’ouverture progressive des esprits des médecins occidentaux à la culture des Africains.
Car il ne s’agit pas seulement d’administrer des médicaments et de faire connaître les règles d’hygiène. La situation ne pourra évoluer que si les Occidentaux font l’effort de comprendre comment est interprétée leur attitude.
Un exemple : la tenue de protection est blanche (nous avons tous vu ces Martiens aux infos), pour les Africains c’est la couleur de la mort. Il faudra donc se procurer des combinaisons de couleur. Cela semble futile ? C’est pourtant là que réside le message : si les soignants ne font aucun effort, ne changent pas leurs pratiques pour prouver leur bonne volonté, ils échoueront et leur pire crainte se réalisera : le virus va se propager à une vitesse foudroyante, et il est terriblement contagieux.
Tout le monde le sait, quand nous ne comprenons pas une chose nous essayons de nous l’expliquer. Les populations locales ne peuvent que constater les décès de leurs proches quand ceux-ci se rendent à l’hôpital des Blancs. Très vite les rumeurs vont circuler selon lesquelles les Blancs torturent et assassinent les malades. On ne tardera pas à craindre les pratiques sataniques, et les Occidentaux finiront par être accueillis à coups de pierre dans les villages.
« Que comprendraient les Occidentaux devant ces images ? Croiraient-ils que les « sauvages » refusaient l’aide internationale par ignorance des bienfaits de la médecine moderne ? »
Comme l’indique sa brève biographie, l’auteur se préoccupe des questions de santé publique mondiale et je vois dans son livre le miroir de ses activités professionnelles. « Elle s’intéresse particulièrement à la composante culturelle et sociale de toute épidémie, symptôme d’une maladie de la société. »
Sybile Vardin nous fait partager avec finesse la mentalité des médecins. Ces gens qui ont quitté leur confort, leur famille, leurs amis, qui se sentent investis d’une mission de la plus haute importance (et c’est vrai), espéraient peut-être se faire accueillir comme des messies. Au moins, qu’on se montre docile, qu’on obéisse, qu’on suive les directives ! Le séjour à Embossolo leur sera une leçon d’humilité, une dure leçon : je l’ai noté dans la bouche d’Eléa, et, bien plus loin dans le roman, dans celle d’Ugo.
De son côté, Pablo évoque le côté « Robin des Bois » qu’il était dans sa jeunesse, pour constater qu’« Avec l’âge et l’expérience, on apprend la nuance (…) On devient plus humble en acceptant que notre action soit parfois sans effet. »
Ce n’est pas tout d’arriver avec ses certitudes, encore faut-il savoir les partager avec les populations locales dont la culture est tellement différente.
Et puis… nos certitudes ne vont-elles pas être ébranlées ?
Ce qui nous tue, c’est la misère, l’errance et la perte de l’espoir (…). Il y a toujours des causes pour expliquer la mort : l’infection, le cancer, la malchance, le hasard, les esprits, mais si l’on regarde attentivement les gens qui meurent précocement, il y a toujours un de ces trois éléments. (…) Alors, le virus, c’est juste un minuscule élément pour expliquer toutes ces morts. On dit qu’il se transmet d’un homme à l’autre, mais l’errance et la perte d’espoir aussi se transmettent. Et la misère, ma foi, on baigne dedans.(…)
– Finalement vous nous dites que les maladies infectieuses n’existent pas.(…)
– Les bestioles qui nous infectent existent, mais comment peut-on être sûr que ce sont elles qui engendrent la mort ? Il y a bien des porteurs sains pour de nombreuses maladies.
Je remercie Sybile Vardin de nous faire vivre de l’intérieur cette terrible épidémie.
J’apprécie cette démarche de la part d’une personne qui appartient au monde médical avec ce que cela sous-entend, d’orgueil, de préjugés, de sentiment d’appartenir à une caste.
Des êtres de lumière traversent ce roman. Sybile en fait clairement partie. Je la remercie tout particulièrement d’avoir l’ouverture d’esprit nécessaire pour s’être affranchie du conditionnement de sa formation. Le public se méfie des médecins à tort ou à raison, Sybile propose le pont qui permet de rétablir la confiance nécessaire.
Je lui souhaite de cheminer dans la beauté.
PS – Sybile, quand vous passerez dans la région, suivez le fil d’Ariane jusqu’à « La Feuille » où je serai heureuse de bavarder avec vous autour d’une tasse de café.
NDLR – A l’exception de la première, les photos utilisées pour illustrer cet article proviennent de Wikimedia Commons.