26 octobre 2015
La « guerre des demoiselles », une révolte en Ariège au XIXème siècle
Posté par Paul dans la catégorie : Histoire locale, nationale, internationale : pages de mémoire; Un long combat pour la liberté et les droits .
Quand la société civile s’oppose à la toute puissance étatique
La relation entre le monde rural et la forêt a toujours été riche et complexe. Les privilèges de la noblesse s’appliquant aux vastes étendues boisées qui couvraient la France ont contribué à la colère des paysans et ont servi à alimenter le brasier de 1789/92. Si le ramassage du bois mort et la cueillette des châtaignes et des champignons étaient tolérés, l’abattage d’arbres sans le consentement du nobliau local, ou la chasse au gros ou au petit gibier étaient interdits et sévèrement punis. On pourrait croire que le passage de la monarchie à la République aurait réglé le problème et quelque peu égalisé les droits de tous les citoyens. Il n’en est rien ou presque. Une partie des forêts appartenant à la noblesse a été confisquée lors de la Révolution et vendue comme « biens nationaux ». De riches propriétaires ont acquis de vastes domaines et les gèrent à leur guise. Napoléon a « étatisé » les forêts qui étaient encore sous le contrôle des communes. L’Etat entend légiférer quant à l’usage qui est fait de son nouveau domaine forestier et priver les citoyens les plus pauvres des profits qu’ils pouvaient en tirer. Quant aux nouveaux « seigneurs » issus de la bourgeoisie, ils n’ont de compte à rendre à personne, et entendent bien exploiter les terres qu’ils possèdent à leur seul bénéfice. Bref, peu de changements par rapport à l’ancien régime…
En mai 1827 le gouvernement de Charles X promulgue une nouvelle loi, le « code forestier », sur l’usage qui doit être fait des forêts. Les paysans prennent conscience des limites à leurs droits qu’instaure ce texte à partir du moment où il est appliqué, en 1829. Dans les Pyrénées, et en particulier en Ariège, zone géographique où la survie de beaucoup de ruraux dépend de la forêt, la nouvelle réglementation provoque une révolte qui va s’étaler sur plusieurs années. Le Roi Charles X souhaite œuvrer en faveur de la forêt française que des siècles de surexploitation ont mise à mal. Il renforce les pouvoirs de l’administration forestière et prend, sans aucune concertation, des mesures particulièrement drastiques : interdiction des coupes de bois et de la pâture des animaux. L’Etat confisque la gestion des forêts aux communes qui en avaient la charge. Dans bien des lieux, forts de leurs nouveaux pouvoirs, les gardes forestiers se comportent en dictateurs sûrs de leur bon droit. Malgré la Révolution, la situation économique ne s’est guère améliorée dans les campagnes. Dans les vallées des Pyrénées, pauvres et reculées, la chasse, la cueillette, la coupe du bois de chauffe et la libre pâture des animaux sont des éléments indispensables à la survie du monde rural. Les gardes forestiers (que certains appellent « les salamandres » en raison des couleurs, jaune et noir, de leur uniforme) sont payés par l’état ou par les riches propriétaires. Leur salaire est très bas et ils n’hésitent pas à tromper les paysans pour arrondir leurs fins de mois : les exactions qu’ils commettent sont multiples et ils ne sont pas aimés. Il n’est pas rare, par exemple, qu’ils accordent des passe-droits aux paysans les plus riches, et rendent responsables les plus pauvres des délits qui ont été commis.
Les troubles éclatent au printemps 1829. Ceux qui s’insurgent contre les nouvelles lois prennent l’habitude de se vêtir comme des femmes, de masquer leur visage, de porter perruque, bref de se transformer en « demoiselles »… Etrange carnaval ; excellent moyen aussi d’éviter de se faire attraper, car ce gouvernement a la main lourde à l’encontre de ceux qui se font prendre par la maréchaussée que les gardes forestiers ont pris l’habitude d’appeler à la rescousse. Le premier incident connu a lieu entre le 25 et le 30 mai 1829, dans la forêt de Saint Lary. Une vingtaine de gardes forestiers surprennent six bergers dont les troupeaux paissent dans les sous bois interdits. Ils décident de se saisir des troupeaux. Mauvaise idée ! Leur attitude agressive provoque un attroupement des paysans des villages voisins : une centaine d’hommes mal armés mais très remontés font obstacle à leur tentative de confiscation des animaux. Les gardes prennent peur et s’enfuient. Les paysans s’organisent pour développer leur système d’auto-défense, et… la meilleure des défenses étant l’attaque, ils commencent à s’en prendre, de nuit, aux représentants du pouvoir, mais aussi aux riches propriétaires et aux charbonniers qu’ils accusent de ruiner « leur » forêt. Les incidents se multiplient et la réaction du gouvernement ne se fait pas attendre : fermeté et répression. On remarquera au passage que le pouvoir politique n’a pas plus d’imagination en 2015 qu’en 1829. Seul l’équipement des « forces de l’ordre » a quelque peu évolué !
Les renforts de gendarmerie sont importants : quatre brigades et deux compagnies de ligne sont mobilisées et sillonnent la région de St Girons et de Castillon. Les insurgés, sachant qu’ils n’auront jamais le dessus sur des militaires armés, jouent alors la carte de la guérilla. Ils agissent surtout de nuit et choisissent plutôt l’affrontement avec les gardes forestiers plutôt qu’avec les gendarmes. Aux alentours du 15 août 1829, une situation analogue à celle du mois de mai se représente. Deux géomètres, plusieurs gardes et agents forestiers venus marquer une coupe dans la forêt de Buzan, découvrent un troupeau en train de pâturer. Une violente altercation se produit avec les bergers qui sont capturés. Les forestiers veulent conduire les contrevenants en prison, mais des habitants du village voisin ayant assisté à la scène donnent l’alarme. Le tocsin bat le rappel et une armée improvisée de « Demoiselles », armées de fusils, de fourches et de gourdin s’en prend aux représentants de l’administration. Les prisonniers sont, encore une fois, libérés par la force et les forestiers s’enfuient. Lorsque les gendarmes se présentent à leur tour pour enquêter, ils sont réceptionnés par un « comité d’accueil » tout aussi virulent et tournent casaque sans demander leur reste.
Les forestiers, insultés, menacés, malmenés ne sont pas à la fête et, le plus souvent, renoncent à accomplir les missions dont ils sont chargés. Plus le temps passe, plus les esprits s’échauffent et plus les menaces se font précises. On discute la hache à la main, et, en certaines occasions, les fusils font aussi entendre leur voix. Les succès des premiers affrontements entrainent une extension de la révolte, et, dès le début de l’année 1830, c’est pratiquement tout le département de l’Ariège qui est concerné. Les actions des « Demoiselles » sont de plus en plus audacieuses et déterminées : pillage de la tour Laffon à Boussenac (elle servait d’abri aux gardes), incendie des domiciles de plusieurs forestiers. Le premier incident grave a lieu au mois de mai. Lors d’un échange de coup de feu à l’occasion d’un coup de main contre le domicile d’un garde, à Saleich, l’un des assaillants, un jeune paysan d’une vingtaine d’années, est tué d’un coup de fusil. En août, c’est le château de Gudanes, au dessus d’Ax les Termes qui est incendié. Le harcèlement est constant à l’encontre de l’adversaire : avant d’attaquer, d’incendier ou de piller, on affiche force placards dénonçant les méfaits de celui que l’on veut ruiner. Ces affiches sont parfois très menaçantes…
« Par ordre des Demoiselles supérieures, parvenons (prévenons) le peuple de la ville de Massat que le premier individe (individu) qui alougéra (logera) Fournié, sa maison sera démoulli la pière de dessus dessous. Nous parvenons les cler (les curés) de Massat quand les gardes iront dans les afourés (les forêts) dalér sounér ala gounie (sonner le glas : sonar l’agonia) pour héeux. Signée Mademoiselle Laporte. »
C’est aussi l’époque où les « Demoiselles », fortes de leur succès, commencent à parader. On défile à Balaguère le 24 janvier 1830 aux cris de « à mort les forestiers ! », puis à Massat le 17 février. Fifres et tambours améliorent l’ambiance… Ce portrait d’une troupe d’insurgés dressé par le notaire de Massat, Hippolyte Galy-Gasparrou, ne manque pas de pittoresque :
« Le chef avec qui je parlais était d’une taille très élevée, portait un jupon par-dessus son pantalon de bure grise, avait une peau de mouton sur la tête qui lui recouvrait la figure, où il avait fait trois ouvertures pour y voir et respirer; il portait un sabre de cavalerie légère. Un autre, armé d’une hache et d’une taille ordinaire, était recouvert d’une chemise resserrée par une ceinture rouge où était attaché un pistolet d’arçon ; il avait la figure barbouillée de noir, avec des poils de cochon implantés sur toute la figure, et principalement les sourcils et la lèvre supérieure; il était coiffé d’un vieux shako. Le reste de la troupe était à peu près costumé de la même façon. »
L’audience du mouvement s’élargit : les « Demoiselles » sont de plus en plus populaires ; pendant la deuxième moitié de l’an 1830, la révolte déborde le cadre du département. Après les charbonniers, les insurgés s’en prennent également aux Maîtres de forge et aux gros propriétaires. Les paysans sont convaincus que les mesures gouvernementales ont pour objet la confiscation de la forêt au profit de l’industrie naissante qui utilise des quantités de plus en plus colossales de bois. Ils n’ont pas tout à fait tort d’ailleurs. L’un des promoteurs du code forestier de 1827, le député Terrin de Santas argumente ainsi : « L’industrie dont la prospérité augmente tous les jours demande à nos forêts d’immenses ressources que les fouilles dans les entrailles de la terre ne peuvent remplacer, surtout pour la qualité du combustible ». Il faudra encore quelques décennies pour que la houille s’impose à la place du charbon de bois.
Les « Demoiselles » bénéficient de la complicité, ou tout au moins de la passivité non dénuée de sympathie, des autorités locales, notamment des maires. De nouveaux renforts de gendarmerie sont envoyés mais ils ne sont guère efficaces. La troupe ne connait pas le terrain dans lequel elle se déploie. Les insurgés le connaissent à merveille : il s’agit de « leur » pays. En septembre, en vue d’apaiser les populations, une commission départementale des forêts est mise en place. Elle doit se mettre à l’écoute des usagers et veiller à ce que la loi soit appliquée de façon plus compréhensive. Mais cette initiative de l’administration ne calme que partiellement les esprits. Dès novembre, les troubles recommencent. En 1831, 1832, et même des années plus tard, de nouveaux incidents ont lieu. le mouvement des « Demoiselles » n’a pas été vaincu. Disons qu’il se met en sommeil progressivement. Lorsque la société civile se met en guerre contre l’Etat, il arrive parfois que les citoyens ne soient pas les perdants…
L’une des raisons pour lesquelles le mouvement des Demoiselles n’a pas été vaincu et a mis des années pour s’éteindre tient à son mode d’organisation. Contrairement à ce qui s’est passé lors d’autres révoltes paysannes (et j’en ai conté plus d’une sur ce blog !) le mouvement s’est développé de manière horizontale et n’a jamais été dirigé. Même si les premiers historiens, plus soucieux de faire entrer cette histoire dans la légende plutôt que de l’étudier avec sérieux, se sont empressés de créer quelques personnages de chefs de bande, de leaders charismatiques, les choses ne se sont pas déroulées comme cela dans les faits. Aucun personnage n’a joué un rôle vraiment prépondérant dans cette histoire. Les quelques victimes de la répression ont souvent été graciées lors de leurs procès, faute de témoignage ou de preuve qui permette de les condamner avec un minimum de sérieux. Point de martyr donc pour immortaliser la révolte. Quant aux mesures « économiques » (confiscations, amendes, saisies de troupeau), elles ont été d’une inefficacité totale tant la population concernée était pauvre. La Révolution de 1789 est passée par là et les idées ont un peu évolué. Certes cela n’empêchera pas la troupe de tirer sur le peuple lors des événements qui se produiront au cours du siècle, mais on n’est plus au Moyen-Âge et les droits du monarque, roi ou président, ne sont plus tout à fait les mêmes !
Il n’y a pas non plus de contenu véritablement « politique » aux revendications des « demoiselles » ce qui exclue d’emblée toute récupération par les professionnels de la chose (et ils existent déjà au XIXème siècle même si leurs moyens sont balbutiants par rapport à ceux de nos modernes édiles). De là à dire que la contestation ariégeoise n’a rien de politique, c’est un pas que je ne franchirai pas !
sources documentaires : assez nombreuses sur la toile, notamment un texte de Denis Wohmann publié en août 2010, qui m’a fourni plusieurs anecdotes émaillant ce récit. J’ai consulté également un texte de Georges Labouysse que j’ai également déniché sur le web.
6 Comments so far...
Patrick MIGNARD Says:
26 octobre 2015 at 19:37.
Bien le merci pour cet article qui conte une histoire exemplaire du Midi pyrénéen. Il existe à Toulouse un « pont des Demoiselles »,… mais bien peu de toulousains savent d’où vient ce nom. Peu d’ouvrages existent sur le sujet et l’histoire se perd peu à peu dans la conscience collective. Merci de ce rappel.
Je diffuse le lien ! ! ! ! !
Paul Says:
27 octobre 2015 at 07:47.
@ Patrick – Beaucoup de ces révoltes sont tombées dans l’oubli, les Pitauds, les Croquants, les Gautiers… Les « Demoiselles » ne sont pas mieux loties. Ce que je regrette de ne pas avoir approfondi c’est la question du choix du déguisement et de ses liens avec le Carnaval. A plusieurs reprises, en Slovénie, au Portugal et ailleurs, nous avons visité des musées se rapportant aux festivités populaires de fin d’hiver et les costumes ressemblaient étrangement à ceux décrits pour les Demoiselles…
gauthier Says:
10 novembre 2015 at 10:12.
L’histoire du monde ne serait-elle pas celle de l’extermination des paysans?
Paul Says:
10 novembre 2015 at 10:29.
@ Gauthier – Amérique du Sud, Inde, Russie… De partout, au cours des siècles, l’histoire du monde paysan te donne certainement raison. Il y aurait aussi beaucoup à dire sur l’élimination « silencieuse » : mépris du travail de la terre, mépris de la nourriture quotidienne… La vie citadine, miroir aux alouettes… Refus de payer les matières premières agricoles au prix qu’elles coûtent à fabriquer…
Jean-Yves Says:
7 avril 2017 at 21:37.
Un grand merci pour cet article retraçant un pan de l’histoire ariégeoise hélas méconnu de nos jours. Cordialement
Beth Elliott Says:
11 janvier 2018 at 22:46.
Informations fort utiles, dont je vous remercie. [J’écris une histoire qui se passe en Ariège en 1818]. Votre article me renseigne sur la vie des paysans, et les changements dus a la Révolution, pour peindre aussi bien que possible la condition des gens de cette région. En plus, je voudrais signaler le mouvement de protestation paysan au Pays de Galles en 1839 à 43, qui s’appellait ‘The Rebecca Riots’, et ou les hommes se déguisaient en femmes aussi.