11 novembre 2015
Eliacin Vezian, histoire d’un déserteur en 14/18
Posté par Paul dans la catégorie : Histoire locale, nationale, internationale : pages de mémoire; Portraits d'artistes, de militantes et militants libertaires d'ici et d'ailleurs .
« Montpellier, 26 juillet 1918 – Le nommé Eliacin Vézian, âgé de 32 ans, demeurant à Gallargues (« Galancès » est une erreur de typographie), a comparu hier devant le conseil de guerre de la 16ème région sous la double inculpation de désertion et d’intelligences avec l’ennemi.
Ayant déserté et passé en Espagne, l’inculpé collabora d’octobre 17 à avril 18, au journal « La vérité », feuille à la solde des Boches.
Sur le premier chef d’accusation, Eliacin a été condamné à dix ans de travaux forcés, sur le deuxième chef, la peine de mort a été prononcée. »
Le nombre de soldats français fusillés pour « insoumission, mutinerie ou désertion face à l’ennemi » n’est pas connu de manière précise. Les données fournies par les autorités militaires ne sont pas vraiment exhaustives. Il ne sera jamais possible de le connaître car seuls les « faits officiellement recensés » sont pris en compte dans les calculs. Les exécutions « déguisées » ne le seront jamais. On ne saura jamais par exemple combien de victimes ont causé les tirs d’artillerie effectués sur nos propres lignes pour obliger les soldats à abandonner leurs tranchées refuges lorsqu’ils n’avançaient pas assez vite au gré de certains officiers. On ne peut qu’estimer les pertes subies par des unités jugées « rebelles » qu’on a envoyées se faire décimer dans des assauts inutiles… Les renseignements sont difficiles à obtenir également concernant les insoumis et déserteurs. Ce que l’on sait c’est qu’il y en a eu beaucoup moins que prévu au déclenchement des hostilités. Il faut dire que peu de « poilus » imaginaient les horreurs réelles de la guerre avant de les avoir connues, et que les sanctions annoncées pour ceux qui refusaient de prendre les armes étaient terribles. La situation s’est nettement dégradée après quelques mois, puis quelques années de combats meurtriers (21 174 condamnations pour désertion en 1917, selon Wikipédia). La France détient le triste record du plus grand nombre de soldats fusillés « pour l’exemple », avec l’Italie : au moins 918 « cas » recensés dans l’hexagone (certaines sources évoquent le nombre de 1200). Certaines désertions particulièrement mélodramatiques ou singulières ont fait l’objet de récits plus ou moins romancés dans la littérature ou au cinéma, mais le sujet reste néanmoins peu évoqué. Tous les soldats exécutés n’ont pas encore été réhabilités.
Eliacin Vézian a déserté en 1916 et son histoire, peu rocambolesque, n’est connue que d’un petit nombre d’initiés. Je n’ai pas réussi à trouver de portrait photographique de lui pour illustrer cette chronique. Heureusement que certains de ses compagnons ont œuvré pour préserver sa mémoire ! Quant à sa « collaboration » avec un journal à la « solde » des « Boches », eh bien la suite vous permettra d’en juger !
Eliacin, Gaston Vézian est né le 27 octobre 1886 à Gallargues, dans le Gard. Son père est employé des chemins de fer. En 1902, il est élève à l’école primaire supérieure d’Alès (Alais à l’époque). Il renonce à préparer le brevet car il préfère apprendre un métier manuel. Il devient arpenteur, remisier. En 1905, il exerce son métier pour le compte de la société de chemins de fer P.L.M., au Collet de Dèze, en Lozère. Il est domicilié chez son père, chef de gare à Ste Cécile d’Andorge. Ces informations sont connues (ainsi que quelques autres plus ou moins exactes) parce que le jeune homme possède une fiche de police dans le registre des anarchistes du Gard. Anarchiste, il l’est certainement, bien que son père fasse des pieds et des mains pour que la mention de son nom soit retiré de la liste. On se doute que le fait d’avoir un fils répertorié comme « anarchiste » ne doit guère aider un chef de gare pour son avancement ! Le nom de notre jeune agitateur apparait une première fois dans un numéro du journal anarchiste de Jean Grave « les Temps Nouveaux », daté de février 1903. Un groupe de jeunes est en cours de formation, Vezian est donné comme contact à Alais dans le Gard. L’année suivante, il est impliqué directement dans la constitution de la section du Gard de l’A.I.A. en 1904, puis il participe au congrès de la Libre Pensée à Paris en 1905. Il me faut donner quelques indications sur l’A.I.A., l’Association Internationale Antimilitariste. Cette ligue est créée en 1902 pour regrouper les militants révolutionnaires opposés à la guerre. Même si les anarchistes, et surtout les syndicalistes anarchistes, sont nombreux en son sein, les statuts de l’A.I.A. ne font pas explicitement référence à l’anarchisme comme but à atteindre mais ils évoquent clairement l’insurrection comme unique moyen pour répondre à un quelconque ordre de mobilisation. La section française de l’A.I.A. est domiciliée dans des locaux appartenant à la CGT et elle est dirigée, dans un premier temps, par le militant Georges Yvetot qui est également secrétaire de la Fédération des Bourses du Travail. Toutes les personnalités influentes du mouvement ont pour origine la mouvance anarchiste. On voit donc que dès l’âge de 18 ans, Vézian a des fréquentations qui nous indiquent clairement ses choix philosophiques et politiques…
En 1908, Il est toujours en France, puisqu’il assiste au mariage de sa sœur Valentine. Mais on ne trouve pas de trace de ses activités dans les archives de police. C’est sans doute après cet événement qu’il entame un long périple à l’étranger. Soif de voyage ? Envie de se faire oublier des services de police ? Il quitte la France où il ne reviendra qu’à la veille de la guerre. Dans un premier temps, il obtient un poste de professeur de français à Cracovie (la ville fait alors partie de l’empire austro-hongrois). Mais sa tenue négligée, sa décontraction (et sans doute les références douteuses qu’il traine avec sa valise) ne plaisent pas aux autorités locales et l’emploi lui est refusé dès son arrivée. Commence alors pour Eliacin Vézian, une période d’errance, très mal documentée. Il va voyager dans divers pays, notamment Italie, Maroc et puis Espagne. Ses moyens de subsistance ne sont pas connus. Sans doute trouve-t-il quelques places de précepteur au long de son cheminement. Le 2 août 1914, lorsque l’ordre de mobilisation générale est publié, les recommandations de l’A.I.A. sont oubliées et Vézian, comme beaucoup d’autres camarades antimilitaristes, est incorporé.
Notre antimilitariste convaincu est affecté à une unité combattante de chasseurs alpins. Il participe aux terribles combats qui ont lieu dans les Vosges, sur le Hartmannswillerkopf (rebaptisé « Vieil Armand » après la guerre). Les affrontements les plus durs ont lieu entre janvier 1915 et janvier 1916. Les pertes sont terribles : 25 000 morts, majoritairement côté français. Les chasseurs alpins sont aux premières loges lors des combats. A l’issue d’une année d’affrontements meurtriers (dont on peut lire le récit détaillé sur Wikipédia), les positions sont redevenues les mêmes. Si j’insiste sur ce facteur, c’est qu’il permet de mieux comprendre l’état d’esprit du Chasseur alpin Eliacin Vézian lorsqu’il est enfin libéré pour sa première permission, après deux années passées au front. Il rentre à Gallargues, mais ne repart pas pour les Vosges. Il s’en va sur les chemins, vers le Sud, franchit la frontière espagnole et se réfugie à Barcelone. La guerre est terminée pour lui, mais ces années de liberté toute relative vont lui coûter cher. Le 26 juillet 1918, il est condamné à mort par le conseil de guerre de la 16ème région militaire (*).
A Barcelone, Vézian rencontre un certain nombre de camarades français, qui, pour des raisons diverses, sont dans la même situation que lui. Au mois de janvier 1917, ces exilés créent un journal antimilitariste hebdomadaire intitulé « La vérité » (La Verdad). Le journal est rédigé en français et bon nombre d’exemplaires passent la frontière et sont diffusés clandestinement en France. Vézian collabore régulièrement au journal à partir d’octobre et rédige de nombreux articles. Les autorités françaises estiment que cette publication défaitiste et germanophile est financée par les services secrets allemands. Ceux dont les noms apparaissent dans les colonnes de ce « torchon boche » sont donc des traitres à la nation. L’accusation est grave : lors de la réunion du conseil de guerre à son sujet, Eliacin Vézian est condamné aux travaux forcés pour sa désertion, mais à la peine de mort pour sa collaboration à la soi-disant « cause ennemie ». Il est évident que le déserteur se bat pour qu’une insurrection générale mette un terme à la grande boucherie, et ce dans les deux camps bien entendu. Il ne faut pas oublier qu’en 1917 la révolution éclate en Russie, et que l’espoir d’une paix rapide pousse de nombreux soldats, français, anglais, allemands… à la révolte. Beaucoup de journaux espagnols ont été favorables à l’Allemagne, surtout au début de la guerre, mais les services secrets de l’Empereur n’avaient guère l’habitude de jeter l’argent par les fenêtres. Les opinions de Vézian n’ont pas changé depuis son passage à l’A.I.A. : rejet du militarisme, guerre à la guerre !
La guerre se termine, mais les gouvernements n’oublient pas de régler leurs comptes. Vézian est capturé lors d’une excursion dans les Pyrénées. Hasard, trahison et embuscade ? Les conditions de sa capture ne sont guère connues. Selon un bref article publié dans la revue « Les Primaires », il a été piégé par les services secrets qui ont profité de son amour pour la randonnée… Le verdict rendu par le conseil de guerre est toujours d’actualité : il est condamné à mort et devrait être exécuté. La guerre a laissé de tristes souvenirs dans les esprits et pour apaiser les tensions dans le pays, un vent de clémence semble souffler dans les tribunaux. Le cas de cet anarchiste, insoumis et traître à sa patrie est rejugé par la cour militaire de Toulouse. Sa peine de mort est commuée en travaux forcés à perpétuité. Son crime de « collaboration avec l’ennemi » a été requalifié en « délit de presse ». En 1923, il est déporté au bagne en Guyane. Comme les autorités n’ont, semble-t-il, pas grand chose à lui reprocher, dans un premier temps, au bout de dix ans il est libéré du bagne, mais condamné à une assignation à résidence sur place, à Saint Laurent du Maroni. Il fait quand même partie du groupe anarchiste d’Aimargue dans le Gard ! En 1931, il publie dans le journal « Le libertaire » un article intitulé « Et la suppression du bagne ? ». Le pseudonyme dont il use est sans doute transparent pour les services de police et il est à nouveau placé sous surveillance rapprochée. Cela ne freine en aucun cas sa participation à la presse libertaire. En 1938 et 39, il collabore à nouveau au Libertaire, et signe ses articles de son véritable nom.
Entretemps, une vaste campagne a eu lieu en France pour que notre « bagnard » soit définitivement libéré de toute assignation à résidence et qu’il puisse rentrer en métropole. Le Front populaire tient les rênes du pouvoir et on peut espérer une certaine clémence bien que les anarchistes ne soient toujours pas en odeur de sainteté. Les journaux « La patrie humaine » et « Le merle blanc » lancent une pétition qui recueille trois cent mille signatures. « La patrie humaine », sous titrée « Feuille de combat pour la paix » est un hebdomadaire qui paraît de 1931 à 1939. Son fondateur est Victor Méric. Parmi les collaborateurs on trouve les noms de Henri Jeanson, Robert Jospin (le papa de l’autre), Georges Yvetot (encore lui !), Victor Margueritte…, militants pacifistes connus dans le pays.
Un comité de soutien au déporté se met en place à Aimargue, mais le déclenchement de la deuxième guerre mondiale interrompt toutes ces actions. En 1946, le journal libertaire « Ce Qu’il Faut Dire » relance l’action et organise une souscription pour financer le retour de Vézian. Mais il est un peu tard pour que le rapatriement se réalise. L’ancien bagnard n’a plus la santé pour effectuer la traversée jusque dans son Gard natal. En mai 1963, le journal « Défense de l’homme » annonce le décès d’Eliacin Vézian à Saint-Laurent-du-Maroni. La date exacte de l’événement n’est pas connue.
Notes complémentaires
(*) à propos du déroulement des conseils de guerre, je vous conseille la lecture de cette page particulièrement éloquente. Vous trouverez, dans le même document, une référence précise à un cas où nos artilleurs ont arrosé nos propres tranchées sur demande de l’état major. Il ne s’agit pas d’une exception mais d’une pratique qui a été renouvelée sur plusieurs fronts.
Sources
Pour rédiger ce billet je me suis appuyé sur la notice publiée dans le « Maitron des anarchistes » (en ligne), sur un article publié sur le site catalan « anarcoefemèrides », sur le « Dictionnaire international des militants anarchistes » ainsi que sur diverses reproductions de journaux d’époque disponibles sur le site Gallica de la BNF.
2 Comments so far...
Clopin Says:
11 novembre 2015 at 23:37.
Sacré personnage ! Ca tombe bien, moi celle que j’préfère, c’est la guerre de 14-18…
Phiphi Says:
12 novembre 2015 at 13:49.
Peut être à voir?
http://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=235206.html