29 mars 2016

Qandil, Kobané, Cizre… Espoirs et désespoir pour les Kurdes

Posté par Paul dans la catégorie : Humeur du jour; Luttes actuelles .

ypjfighters Trois lieux, trois états différents, Irak, Syrie, Turquie… Trois pays parmi les quatre où vivent d’importantes communautés kurdes. Enumération qui illustre la situation tragique dans laquelle se trouve ce peuple réduit à l’état de minorité opprimée dans tous ses lieux de résidence (voir carte en fin de chronique). J’ai déjà évoqué, dans ce blog, les espoirs suscités par la libération de la ville de Kobané en Syrie et la reconquête, aux dépens de Daesh, de toute la province environnante. Espoirs motivés par le fait que le PYD (parti démocratique kurde) et les milices combattantes YPG (les Yapagués) et YPJ (les Yapajas, unités composées exclusivement de femmes) étaient porteurs d’un projet allant bien au-delà d’une simple revendication nationaliste. Au fur et à mesure de la progression des combattantes et des combattants kurdes, c’est une organisation sociale toute nouvelle qui se met en place. Difficile de ne pas faire, dans sa tête, un rapprochement au moins partiel avec la situation qu’a connue l’Espagne républicaine en 1936. Si l’on en croit les diverses sources militantes permettant de s’informer sur cette question, la milice cherche à transformer profondément les rapports humains et le mode de fonctionnement de la région qu’elle contrôle. Un premier facteur essentiel est le rôle essentiel joué par les combattantes sur la ligne de front. Les femmes occupent de plus en plus la place qu’elle doivent occuper de façon équilibrée dans les instances de décision. Les institutions qui se mettent en place reposent de manière croissante sur les assemblées populaires, assemblées au sein desquelles chaque voix peut s’exprimer, quels que soient le sexe, l’origine géographique ou les choix religieux de celle/celui qui parle. Cette démarche a été suffisamment rare jusqu’à présent au sein des mouvements de guérilla pour être mise en valeur (à l’exception du soulèvement zapatiste au Mexique).

bookchin Ce renouveau dans la pratique politique n’est pas tombé du ciel et repose sur un certain nombre de facteurs importants à connaître. Sur le plan des idées, il y a eu une évolution dans le mode de pensée d’un certain nombre de leaders (hommes et femmes) du PKK, en Turquie, mouvement proche du PYD. Le leader emprisonné du parti, Abdullah Öcalan, a découvert (entre autres) les écrits du théoricien étatsunien Murray Bookchin. Ce penseur, aujourd’hui décédé, a écrit un certain nombre d’ouvrages importants, et a notamment détaillé une théorie qu’il a intitulée « municipalisme libertaire ». Bookchin propose une organisation sociale reposant sur une fédération de communes, chacune d’entre elles étant constituée d’une fédération de quartiers… L’objectif de cette organisation est de permettre aux citoyennes et aux citoyens d’être impliqués directement dans les processus de décisions qui les concernent. Un système de représentants est mis en place pour faire remonter les décisions d’un étage à un autre. Une large place est accordée au consensus, plutôt qu’à la dualité « majorité-minorité ». Les personnes qui représentent l’assemblée sont mandatées pour rapporter le point de vue qui s’est exprimé : leur pouvoir est limité (mandat) et il est hors de question qu’il y ait pérennité de leur pouvoir. Il n’y a pas de professionnalisation  de la politique ; il ne s’agit pas de « délégation » des pouvoirs comme dans notre « démocratie » actuelle. Les délégués ne sont pas éternellement rééligibles et ils sont révocables s’ils outrepassent leurs prérogatives. Murray Bookchin reprend à son compte et surtout réactualise certaines grandes idées anarchistes du siècle précédent : fédéralisme, autonomie des communes… Là où les anarcho-syndicalistes envisageaient une organisation sociale largement basée sur les syndicats, Bookchin choisit de mettre en avant le lieu de vie plutôt que le lieu de travail.

rojava revolution Mais les choix des militants kurdes ne se limitent pas aux lectures de leur ancien état-major ! Le rôle prééminent joué par les femmes dans bien des cas repose aussi sur la culture et les traditions de ce peuple. Cet aspect de la lutte, je l’ai trouvé fort bien expliqué dans un documentaire intitulé « la guerre des filles » qui a été diffusé sur Arte il y a quelques temps. Les femmes ont joué un rôle clé très tôt dans l’histoire du PKK. Sakine Cansiz, une militante kurde assassinée à Paris le 10 janvier 2013 (probablement par les services secrets turcs), a participé à la création du parti une quarantaine d’années auparavant. Lorsque le PKK a décidé de suspendre la lutte armée en Turquie, cette femme exceptionnelle s’est impliquée dans la création d’une communauté de femmes et d’un camp d’entrainement exclusivement féminin dans les montagnes du Qandil, dans la région du Sinjar en Irak. L’idée qui présidait à la création de ces bases retranchées était d’œuvrer, non seulement à la formation de combattantes, mais aussi de militantes capables d’impulser la construction de structures sociales qui soient à la fois démocratiques, multiethniques et multiconfessionnelles ; une démarche originale et courageuse allant à contre courant de la tendance traditionnelle au patriarcat des sociétés  moyen-orientales. Dans le reportage, les témoignages de femmes, originaires de toute l’Europe, et réfugiées dans ces montagnes, sont éloquents. On apprend le maniement des armes, mais on consacre aussi beaucoup de temps aux travaux domestiques permettant le plus possible l’auto-suffisance. Les temps libres sont réservés à la lecture et à la réflexion philosophique. Les femmes de Qandil font référence à Rosa Luxembourg, Louise Michel ou Emma Goldman… Des noms parfois oubliés ou que l’on n’associe plus guère aux idées pour lesquelles ces militantes se sont battues !

Qandil, kurdistan. La culture kurde se transmet aussi à travers le chant.

Qandil, kurdistan. La culture kurde se transmet aussi à travers le chant.

L’apprenti-sultan au pouvoir en Turquie, ultra-conservateur, a bien compris le danger que présentent de telles expérimentations ; danger non seulement militaire (que peuvent les fusils face aux blindés et aux avions de combat ?) mais surtout idéologique ! Sitôt après l’attentat d’Ankara revendiqué par une fraction dissidente du PKK, les avions militaires sont partis bombarder les villages dans la zone de Qandil… Quand j’ai appris cette nouvelle, je dois dire que ma colère a été grande ! Grand aussi a été mon découragement face à la disproportion des moyens mis en œuvre. Je comprends que le pouvoir turc ne laisse guère d’autre issue aux Kurdes que la lutte armée, malgré la volonté de ces derniers de recourir à d’autres moyens pour exprimer leur colère. Je désapprouve totalement la pratique des attentats aveugles. Ceux-ci sont totalement inhumains et desservent, au bout du compte, la cause de ceux qui les mettent en œuvre. Les Kurdes au pouvoir dans le Nord de l’Irak – le parti plutôt conservateur et patriarcal de Barzani, le PDK – jouent aussi un jeu assez trouble à l’égard des forces du PKK. Eux-aussi n’apprécient guère les idées nouvelles qui se propagent dans les camps de la guérilla. Le jeu diplomatique d’Ankara consiste actuellement à semer autant que possible les dissensions dans le camp adverse. Ne jamais oublier que les forces conservatrices au pouvoir en Turquie sont plus proches, au niveau des idées, de Daesh que du PYD kurde ! Les faits récents l’ont largement démontré… Mais il ne faut pas oublier non plus qu’il y a quinze millions de Kurdes dans ce pays…

cizre-cudi-blesses-morts-canons-turquie Même si les orientations qui se mettent en place sur le terrain à l’heure actuelle sont porteuses d’espoir, les perspectives sont encore sombres pour le peuple Kurde. D’une part le jeu diplomatique international ne pousse pas franchement à la création d’une région autonome kurde et encore moins d’un état. D’autre part Erdogan, le président turc, profite de ses tractations avec l’Europe concernant les réfugiés, pour essayer de liquider le courant indépendantiste kurde en toute tranquillité. Les villes et les villages du Kurdistan turc sont à nouveau l’objet d’un vaste mouvement de blocus militaire et de destruction systématique. Des villes comme Cizre peuvent être considérées comme des villes martyres tant l’ampleur de la répression et des destructions conduites par l’armée turque est considérable. Les habitants kurdes de Cizre accusent les militaires d’avoir utilisé des armes chimiques pour massacrer les habitants de la ville. Le 7 février 2016, les soixante « terroristes » que la propagande gouvernementale a annoncé avoir exécutés étaient en réalité des civils terrorisés et blessés, réfugiés dans la cave d’un immeuble du quartier Curdi. Visions d’horreur face à tous ces témoignages exprimant les espoirs des combattantes du Rojava. Dans l’histoire, la liste des massacres subis par le peuple kurde est longue et tout doit être fait pour que cette situation cesse enfin. Les Kurdes du XXIème siècle n’ont plus à payer le prix qui a été fixé par les traités élaborés par les puissances coloniales après la défaite de l’Empire Ottoman en 1914/1919.

free-rojava-women Après l’élaboration du traité de Sèvres, en 1920, les Kurdes de Turquie ont pu croire un instant qu’ils disposeraient d’un état qui leur serait propre, à côté de la « grande Arménie » créée dans le même document. Certes, il n’était pas question de permettre le regroupement d’un peuple morcelé entre divers états. Les Français et les Anglais, entre autres, s’y opposaient. Mais les Kurdes auraient pu ainsi résister à l’écrasement de leur culture et à l’intégration forcée mise en œuvre par les sultans d’Istanbul depuis le début du siècle. Le traité de Sèvres ne sera jamais appliqué, le gouvernement anglais a tout mis en œuvre pour le faire avorter. Le coup d’état qui préside à la création de la République turque, va redonner un nouveau souffle à la politique d’assimilation forcée et le vocable « peuple kurde » va disparaître pour un temps prolongé du vocabulaire diplomatique. L’arrivée au pouvoir du « père » de la nouvelle Turquie, Mustafa Kemal Atatürk, ouvre la porte à toutes les violences qui vont être commises par la suite, au nom de « l’unité nationale ». Pour les Kurdes d’Irak, la situation n’est pas meilleure. Les traités alliés entrainent la création d’un royaume d’Irak qui va agglomérer trois provinces bien distinctes et les soumettre à l’autorité d’une famille royale sunnite importée d’Arabie par les diplomates anglais. Dans ce pays aussi, les Kurdes sont les grands perdants des soi-disant traités de paix.  Ce peuple ne va cesser, tout au long du XXème siècle, de lutter pour sa reconnaissance au niveau international et va subir en réponse la pire répression imaginable. Triste destinée pour des gens qui n’aspirent qu’à un avenir un peu plus radieux.  Liberté, égalité, fraternité… Sont-ce encore des valeurs qui ont droit de cité de nos jours ? On peut se poser la question quand on voit les pratiques répressives qui ne cessent de se renforcer partout.

kurdes-histoire J’ai regardé avec intérêt deux documentaires qu’a diffusés la chaîne ARTE, intitulés pour l’un « La fin de l’Empire ottoman » et pour l’autre « Kurdistan indépendant, rêve ou réalité ». J’ai commencé à lire aussi deux ouvrages : un essai de Patrice Franceschi, intitulé « mourir pour Kobané » et un autre de Hamit Bozarslan, professeur à l’EHESS de Paris, intitulé « Conflit kurde, le brasier oublié du Moyen-Orient ». Je consulte régulièrement le magazine en ligne « Kedistan » (cette chronique lui doit d’ailleurs beaucoup).
J’espère que l’intérêt des citoyens européens dépassera le simple coup d’œil admiratif aux « jolies femmes en treillis » et autres « amazones du Kurdistan » pour s’impliquer de manière active dans la solidarité. Je suis inquiet des effets de mode : on s’est passionné un temps pour le Chiapas, avant de vibrer pour Chavez, Tsipras et autres « sauveurs de l’humanité »… Mieux vaut se battre pour les peuples que pour leurs dirigeants ! Ce serait bien de dépasser les simples phénomènes de mode, mais j’avoue que je suis inquiet du comportement velléitaire qui domine à l’heure actuelle… Comme le font remarquer certains analystes, les Kurdes sont le plus grand peuple sans état du monde. Je ne suis pas défenseur du concept d’état tel qu’il a été imposé aux hommes depuis des siècles, mais il faudra bien un jour que l’imagination prenne le pouvoir et mette au point (ou plutôt se remémore)  de nouvelles formes d’organisation sociale qui ne soient plus basées sur l’exploitation et l’injustice… J’ai noté cette phrase de la commentatrice à la fin du documentaire d’ARTE sur l’empire ottoman : « Et si la fin des Ottomans, dans toute sa longue histoire de violence et de chaos, nous invitait à repenser l’état, la nation, les frontières, à envisager d’autres modèles : fédération, communauté ou union… »
Certes il y a du chemin à parcourir, mais je suis content de voir que certaines idées (souvent balayées d’un geste méprisant par nos élites intellectuelles à la fin du XXème siècle) reviennent sur le devant de la scène.

Kurdistan-map1

3 Comments so far...

Rem* Says:

29 mars 2016 at 14:49.

« Je ne suis pas défenseur du concept d’état tel qu’il a été imposé aux hommes depuis des siècles, mais il faudra bien un jour que l’imagination prenne le pouvoir et mette au point (ou plutôt se remémore) de nouvelles formes d’organisation sociale qui ne soient plus basées sur l’exploitation et l’injustice… » écris-tu dans ton excellent billet.
Je partage ce point de vue, ainsi que l’idée de Bookchin concernant le lieu de vie plutôt que celui du travail pour une juste organisation sociale…

Pour rappel le modèle actuel de l’État – dit de démocratie parlementaire – est très récent (fils de la Révolution de 1789) et correspond de moins en moins à l’évolution des sociétés, toutes dominées par le Super État qu’est le pouvoir financier – au dogme néo-libéral – qui fait de l’État, hier arbitre (théorique) inter-classes, aujourd’hui la simple machine à obéir au patronat (cf. Loi de réforme du Code de travail).
Au Moyen-Orient, avec sa géographie particulière (eau mal répartie en zones fertiles rares et vastes zones de déserts ou montagnes), les populations sont sédentaires ou nomades avant d’être d’une nation…
Les modèles occidentaux d’États, issus d’une culture liée à la chrétienté (défendue ou combattue!) y sont ineptes. Donnent au pire des tyrans genre Kémal ou Erdogan en Turquie, Assad et Sissi en Syrie et Égypte…

L’avenir donnera les solutions d’organisations sociales plus justes, là-bas comme ici : l’aujourd’hui est une « marmite qui explose » cruellement…

L’exemple Kurde, héroïque dans la tempête, est un des modèles de cette « imagination au pouvoir » si nécessaire…

Paul Says:

29 mars 2016 at 17:53.

@ Rem – Merci pour ton commentaire. Entièrement d’accord. Il y a un livre de Bookchin qui parait ce mois-ci aux éditions Ecosociété. Ils s’intitule : « Au delà de la rareté. L’anarchisme dans une société d’abondance ».

L'Étrusque Says:

30 mars 2016 at 17:58.

Merci de me faire connaître Kedistan…
Site très intéressant apparemment…
Et surtout un site où l’on trouve « miaou » dans les menus déroulants ne peut qu’être très sympa !

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