29 janvier 2017
vagabondage littéraire…
Posté par Paul dans la catégorie : l'alambic culturel; mes lectures .
L’abus de lecture ne peut nuire à la santé surtout en hiver !
Le batifolage commence par Reclus (encore !) puis Joël Cornuault (passionnant). De Cornuault à Burroughs (agreste et printanier) ; retour à Cornuault puis Kenneth White pour l’intro du livre d’Hélène Sarrasin sur Reclus. Thoreau dans la foulée. Kenneth White pour finir le parcours (un peu décevant pour les deux derniers livres lus). Il me faudrait explorer Patrick Geddes, mais aussi Whitman, que je ne connais que de nom ; ce sera pour plus tard (d’autant qu’il y en a tant d’autres dans le même registre). Voilà le parcours sinueux de mon avant-dernière randonnée littéraire hivernale, avant de me replonger dans la littérature prolétarienne de la première moitié du siècle où je suis né, mais ceci fera l’objet d’une autre cuvée, en cours de brassage.
Reclus, donc, puisque c’est de lui dont j’ai décidé de parler en premier. J’ai lu pour commencer ses écrits cartographiques parus aux Editions Héros-Limite. Tout au long de sa carrière de géographe anarchiste, Elisée Reclus a accordé une grande importance à la cartographie. Son ultime projet était d’ailleurs, en parallèle à la rédaction de « l’homme et la terre », la réalisation d’un globe terrestre de dimension colossale à l’échelle 1/320 000ème, seule échelle permettant, à ses yeux, de figurer sans tricher, les sommets de montagne les plus élevés et les fosses abyssales les plus profondes. Ce globe de 160 m de diamètre, aurait permis de réaliser les proportions réelles de la planète (les plus hautes montagnes ne dépassant cependant pas 28 mm de hauteur !). Destiné à être installé à Paris, sur la colline de Chaillot à l’occasion de l’exposition universelle de 1900, ce globe ne trouva jamais les financements nécessaires à sa réalisation (vingt millions de francs de l’époque), d’autant que Reclus envisageait d’accompagner cette installation durable de nombreux autres éléments cartographiques et photographiques. Une géographie universelle en 3D en quelque sorte. L’un des objectifs importants que visait le géographe était de relativiser la position des continents et de montrer que les notions d’Orient et d’Occident étaient purement subjectives.
Ce livre à peine posé, j’ai enchaîné sur « Elisée Reclus, six études en géographie sensible » de Joël Cornuault aux éditions Isolato. De Cornuault je n’avais lu, il y a quelques années, que la bonne biographie qu’il a rédigée à propos du même géographe. J’ai trouvé que ces six études constituaient une approche intéressante et originale de l’œuvre de Reclus. Je constate quand même que l’on commence à pardonner, à ce savant de premier ordre, son excentricité politique. Nos élites bien pensantes consentent enfin à lui redonner la place primordiale qu’il doit occuper dans les sciences humaines. La quatrième étude compare certains écrits de Reclus avec John Burroughs, écrivain naturaliste américain. Je ne connaissais pas cet auteur ; je me suis donc empressé d’acquérir « construire sa maison » aux éditions « Premières pierres ». Petit voyage aux Etats-Unis.
On trouve, dans ce petit opuscule, de sympathiques idées que je fais volontiers miennes : « Se souvenir qu’une maison n’est pas destinée à être exposée dans une vitrine, mais au grand air ; qu’elle doit fraterniser avec les rochers, les pierres, les arbres, la nature grossière. Si une maison ne donne pas l’impression de se sentir chez elle là où elle se dresse, comment se sentir chez soi à l’intérieur ? Si elle ne se marie pas avec ses alentours, si elle ne se niche pas tendrement et amoureusement dans le paysage, comment vous nicherez-vous tendrement en elle ? Si elle a l’air d’être étrangère et artificielle, comment serait-elle la demeure de la paix et de la satisfaction ? » Un concept de maison « niche » auquel je suis très attaché et sur lequel je reviendrai sans doute. Nombre de nos lotisseurs actuels devraient lire ce genre de propos, cela éviterait la multiplication des villas « Ile de France » ou « Temple de Delphes » qui défigurent les moindres hameaux ! En ce qui concerne les deux auteurs qui font l’objet de comparaison sous la plume de Joël Cornuault, ce sont plus les différences qui sautent aux yeux que leurs ressemblances, à première vue. Là où Elisée Reclus choisit comme « terrain d’exploration » la terre entière, Burroughs se limite aux quelques arpents de terre au milieu desquels il est né et a passé quasiment sa vie entière (il me fait penser à un autre naturaliste dont je vous ai causé par le passé, Gilbert White). Sa géographie traite des prés, du ruisseau, de la colline, du lac… bref, du paysage qu’il arpente chaque jour lors de ses déambulations. Là où Reclus traite de phénomènes géologiques à l’échelle de continents entiers, Burroughs se limite à raconter ce qu’il voit de la fenêtre de sa demeure, dans la régions des Catskills au cœur de la vallée de l’Hudson. Le passage d’un auteur à l’autre nécessiterait donc un grand écart intellectuel, si tout deux n’accordaient pas la même importance au milieu naturel. Elisée Reclus, lui aussi, a longuement cheminé à pied, en prenant son temps, dans une partie des paysages qu’il décrit, que ce soit des dunes de l’Aquitaine à la forêt noire, ou de la forêt tropicale aux contreforts de la Sierra Nevada de Sainte Marthe au Nord de l’Amérique du Sud. L’apolitisme affiché de l’un s’oppose aux engagements politiques constants de l’autre. Le parallèle établi par Joël Cornuault entre les deux hommes est riche en perspectives et en ouverture. J’aime que l’on établisse des liens entre les auteurs car cela permet de voir de quelle manière réjouissante les idées rebondissent des uns aux autres, bien souvent en s’enrichissant lors de ce parcours.
Mon approche de Burroughs s’est limitée à un ouvrage tant j’étais motivé, comme l’écureuil, pour sauter de « branche en branche ». Peu de ses ouvrages sont traduits en français, cet auteur étant plutôt méconnu de ce côté-ci de la grande flaque. Et puis, je pense que les livres de Cornuault, dans une problématique toute contemporaine, m’accrochent plus que ceux de Burroughs. On qualifie parfois cet essayiste de « père des écrivains de nature » (excusez-moi, mais je ne vois pas l’intérêt de parler de « nature-writing » comme le font les éditeurs… français) ; titre disputé par ailleurs puisqu’on l’accorde aussi à des auteurs comme John Muir ou Thoreau (en omettant Mary Austin au passage). J’ai quand même noté, avant de fermer la dernière page de « construire sa maison », qu’il fallait que je m’intéresse aussi à la poésie de Walt Whitman. Nombreuses sont mes lacunes dans la connaissance de la littérature progressiste américaine d’il y a un siècle, mais il y aura d’autres longues veillées d’hiver !
J’ai donc ouvert « Liberté Belle » de Joël Cornuault aux éditions Isolato, et je n’ai pas regretté mon choix. Il s’agit là d’une ode plaisante à l’évasion dans l’espace et dans le temps. Laisser derrière soi contraintes et tracas pour explorer un univers, presque à portée de main, qui ne demande qu’à se dévoiler à nous. Quelle approche plus plaisante que la marche à pied pour s’approprier un environnement géographique et humain ? Le premier texte « comment se vêtir sur les chemins », apologie de la simplicité et du confort vestimentaire pour le promeneur, m’a tout de suite fait comprendre que j’avais trouvé « chaussure à mon pied ». « Se vêtir à sa guise est un premier moment de réappropriation. Après cela, on peut se faufiler plus commodément dans les interstices, quand il s’en présente devant ou autour de soi. » Comment aurai-je pu ne pas adhérer à une telle proposition, moi qui traine depuis des décennies dans un cocon molletonné et douillet ? La paresse vestimentaire n’est pas ma seule motivation !
Sur la vingtaine de textes du recueil, il y en a qui m’ont plus accroché que d’autres, mais peu m’ont laissé indifférent. Chose que je ne pense pas avoir encore faite, je me suis amusé à cocher, dans le sommaire, les chapitres qui me plaisaient le plus ou tout au moins avaient une forte résonance dans mon esprit. « J’ai mes entrées », « notre géographie culturelle » ou « forme et histoire des chemins de campagne » expriment vraiment de belles idées… « Où la route d’André Breton croise celle d’Henry David Thoreau » m’a servi de passerelle pour revenir une fois de plus vers Thoreau : mon choix s’est porté sur « Thoreau, Dandy crotté », toujours du même auteur, mais publié cette fois aux éditions du Sandre. Je me doutais que Cornuault allait proposer une approche originale de l’auteur emblématique de beaucoup de jeunes voyageurs bohèmes d’aujourd’hui, et je n’ai pas été déçu. L’auteur démontre que la pensée de Thoreau dépasse largement les catégories prédéfinies au sein desquelles on voudrait l’enfermer aujourd’hui. L’écrivain naturaliste américain n’est pas un saint patron de l’écologie ; son hétérodoxie, la non-conformité de sa réflexion, ne permettent pas une vision aussi réductrice de sa pensée. Le début du livre contient une intéressante redéfinition des termes « écologie », et « environnement », inexistants à l’époque où Thoreau, Emerson, Burroughs ou Muir ont rédigé leurs ouvrages. Joël Cornuault recadre avec habileté un certain nombre d’idées toutes faites qui se sont installés dans les cerveaux de nos contemporains : « Contrairement à ce que l’industrie de la communication et du divertissement, cinéma et système d’éducation accouplés, laisse supposer au public, le sentiment et la pensée de la nature ne sont pas nés dans les années 1970. Et ce n’est nullement aux Etats-Unis qu’ils furent les plus vigoureux du XVIIème au XIXème siècle. C’est dans le monde instruit européen que s’était répandu un important courant d’étude et de valorisation de la nature, animé par les poètes, les artistes et les philosophes d’une part, les voyageurs et certains savants, de l’autre, et pour autant qu’on puisse toujours les distinguer nettement en eux. » Très intéressant et surtout fort bien écrit, rien d’un jargonnage universitaire qui m’horripile souvent…
Envie, à la fin de ce vagabondage, de revenir à un autre essayiste que j’apprécie beaucoup, Kenneth White. Le passage s’est fait en douceur en commençant par l’introduction que White a écrite pour la biographie de Reclus rédigée par Hélène Sarrasin. Puis j’ai dérivé sur « la carte de Guido » et « les affinités extrêmes » aux éditions du Seuil. J’ai été un peu déçu par ces deux ouvrages, pour des raisons différentes. Pour « la carte de Guido », la présentation de l’éditeur m’a mis en appétit : « Comme tous les vrais voyageurs, Kenneth White sait que les pays, les villes et les paysages existent déjà dans les bibliothèques et les mappemondes. Découverte à Bruxelles, la très ancienne « carte de Guido », qui rassemble dans un savant désordre l’histoire, la géographie, la philosophie et la poésie d’une Europe médiévale rêvée, devient le pilote secret de ses propres explorations. » Le résultat m’a laissé sur ma faim car je l’ai trouvé trop décousu et j’ai trouvé le « fil d’Ariane » bien mince. Le second essai, par contre, m’a fait cruellement ressentir l’insuffisance de ma culture littéraire. Trop d’auteurs évoqués dans ce portrait des écrivains sur les marges extrêmes, me sont mal connus, et je n’ai pu vraiment apprécier la saveur des portraits dessinés et profiter du cheminement proposé. Je crois que je préfère les écrits du Kenneth White voyageur, comme « la route bleue », ou les « vents de Vancouver », aux essais nettement philosophiques. Du coup, j’ai décidé de faire une pause dans mon parcours et de changer radicalement d’itinéraire. Pour cela j’ai attrapé le premier « Henry Poulaille » venu sur la pile des ouvrages que j’ai récupérés après le partage de la bibliothèque d’un copain décédé il y a bientôt un an. Mais – comme on dit dans un cas pareil – ceci est une autre histoire !
Digestif : On termine cette (bien) longue chronique hautement culturelle par une citation fort à propos…
« On représente souvent la littérature comme une pyramide au sommet de laquelle il y a les grands auteurs, ceux qu’on doit absolument lire, puis tous les autres, qu’on peut oublier. Je ne vois pas vraiment les choses ainsi. Pour moi, la littérature est une sorte de trésor sans limites, une brocante où chacun peut fouiller et trouver ce qu’il veut. Il y a tant de formes différentes, tant de genres littéraires, des romans, des récits, des correspondances, des journaux, des sensibilités et des écritures différentes… Il y en a trop, certes, mais il y en a pour tout le monde. C’est une connexion mystérieuse, magique, la sensibilité d’un auteur qui rencontre celle d’un lecteur. » C’est un romancier américain, Norman Rush, qui a écrit cela : il a exprimé très clairement une idée à laquelle j’étais déjà sensible mais que je n’arrivais pas à formuler.