20 mars 2018
La petite route à droite, à l’entrée des gorges de Chailles
Posté par Paul dans la catégorie : au jour le jour... .
Aller à Chailles, dans notre coin, ça veut dire « aller au bout du monde », pour les gens polis, ou « va te faire voir » pour les énervés. Je ne sais pas sur quelle étendue géographique on emploie cette expression. En tout cas, dans le bas-Dauphiné, ça marche, comme les « y » par ci par là, ou les « quand » à la place de « avec ». Par quel étrange prodige nous sommes-nous retrouvés dans les gorges de Chailles par ce bel après-midi ensoleillé du 19 mars, c’est ce que je vais tenter de vous expliquer dans cette lumineuse chronique, du moins si je ne me perds pas en chemin. Pardonnez-moi les jeux de mots alambiqués – s’il y en a – mais nous avons eu un spectacle à domicile il y a deux jours, et l’artiste invité, Titou, est un professionnel de la trititouturation du langage. Le terrain qu’il a labouré était particulièrement fertile et les graines germent sans interruption depuis 48 h !
Chailles, ce n’est pas le seul nom de lieu bizarre par ici ; il y a aussi le nom d’un archipel de l’océan indien, un endroit de rêve selon les agences de tourisme, qui ressemble phonétiquement pas mal au nom d’une bourgade de l’avant-pays savoyard. Quand un ancien, dans le coin, vous annonce qu’il va passer ses vacances « aux Seychelles », soyez attentifs à la prononciation… Selon que vous entendez ou non la sonorité « Z », l’écart des destinations risque d’être sensible. Ne pas confondre donc : aux Seychelles et aux Echelles. Une fois franchie la plaque signalétique qui indique l’entrée de la destination numéro 2, vous risquez de chercher la plage pendant un bon moment. Un moyen de démasquer le joyeux énergumène qui joue avec les lettres, c’est de lui demander s’il compte prendre l’avion pour arriver à destination. Les gorges de Chailles, ne conduisent qu’aux Echelles, le pays des contrebandiers… L’avant-pays savoyard, zone frontalière à l’époque de nos monarques ensoleillés, était le terrain de jeu favori de ce cher Mandrin. Il fut un temps, pas très lointain, ou en passant un pont sur le Guiers, vous changiez de contrée.
Tout ça pour une histoire d’accordéon. Histoire de calmer le lecteur qui fait une fixation sur la question, ce n’est point la pomme, spécialisée dans les évasions fiscales, qui a fabriqué mon accordéon ; non ; mon accordéon c’est un Maugein et Maugein c’est une entreprise familiale qui fabriquait de prestigieux instruments dans la bonne ville de Tulle. Faute d’avoir su évacuer son trop plein de bénéfices au Lichtenstein, cette entreprise a vécu un parcours semé d’embûches. Après plusieurs reprises infructueuses, j’espère que les perspectives d’avenir vont se stabiliser. Au fait… j’espère que vous me suivez toujours… Une précision importante : les lieux dont je vous parle se situent dans la zone frontière entre deux provinces qui se sont longtemps fait la guerre, le Dauphiné et la Savoie. Une seconde précision importante : ni l’une, ni l’autre de ces provinces n’a réussi à s’emparer de la bonne ville de Tulle en Corrèze, ni du Lichtenstein car les Suisses n’étaient pas assez coopératifs.
En fait, notre destination finale ce n’est point Chailles, mais la bonne ville de Saint-Laurent du Pont. C’est là qu’exerce le facteur qui a bichonné mon désaccordéon. Ce n’est point La Poste que je mêle à cette histoire, mais l’artisan compétent qui s’est occupé de remettre de l’ordre dans le chaos tonal qui avait commencé à sévir dans les notes de ma gamme. On nomme « facteurs » les gars qui bidouillent des orgues, mais aussi des accordéons ; ça c’est le passage culturel de mon billet. Ce gars-là travaille bien et mérite qu’on lui fasse un peu de pub. En plus d’être sympathique, il fabrique de jolis instruments en noyer, et joue dans un groupe qui viendra sans doute sévir un jour sous notre préau tout neuf. Il s’appelle Sébastien Stauss. Donc, à l’aller, il y avait urgence et nous avons respectueusement suivi les instructions de notre GPS ; d’autant qu’il est âgé et supporte très mal que l’on ne respecte pas ses conseils judicieux. Au retour, totalement rassurés sur l’état de mon diato préféré, nous étions bien plus tranquilles et j’avais une forte envie de désobéir au Gars du Parti Socialiste… Ce fut chose faite.
A la première occasion, j’ai sauté sur le larron. Dès que je quitte « l’itinéraire normal et rationnel » pour prendre un chemin de traverse, un grand contentement m’envahit de la pointe des cheveux jusqu’au bout des orteils. J’ai l’impression d’être en voyage (genre le gars de l’aéropostale qui survole la Cordillère) et c’est le seul moment où la voiture me donne vraiment une sensation de liberté. Aussitôt passés les premiers virages, un peu serrés, le paysage change d’aspect et je ne le perçois pas de la même manière que quelques minutes auparavant sur la grand’route. Au bout d’un kilomètre, j’ai l’impression d’être dans les Monts de la Margeride, une région que j’aime beaucoup. Pourtant l’architecture ne colle pas vraiment… En fait, c’est simplement la sensation d’errer dans un décor un peu sauvage et de découvrir un point de vue nouveau chaque fois que l’on franchit un repli du terrain. La petite route que nous avons empruntée, et que nous essaierons de rendre dans l’état où nous l’avons trouvée à 16 h, monte au village de Saint Franc. Le lieu m’attire comme un aimant… Le nom me plait. Je pense sans doute qu’un endroit où le prix de tous les objets est fixe et annoncé dès l’entrée ne peut être que sympathique ; à moins que ce ne soit la franchise proclamée des autochtones qui me tente (dans ce monde de faux-culs).
Le village est plutôt éclaté : la mairie d’un côté, l’église de l’autre, quelques maisons éparses. Malheureusement point de commerce ni d’auberge, du moins à première vue. Pourtant le cadre m’aurait bien incité à me poser pour déguster une bolée de cidre, ou plutôt deux ou trois puisque les prix sont fixes, tout à cinq balles comme au dollarama de Montréal. Si j’avais quelques années de moins, c’est bien le genre d’endroit où j’aurais installé un restau librairie (comme on en a tant vu en Bretagne, dans la forêt de Huelgoat par exemple) ou une librairie tartinerie (il y en a une célèbre dans le département du Gers). Quoique… J’ai quelques réserves à formuler sur le climat hivernal, sans doute trop enneigé, l’absence de place centrale bordée de platanes, et le nombre élevé de résidences secondaires… Dans ce bordel de bas monde, pas moyen d’avoir le beurre, l’argent du beurre et la crémière…
L’endroit se prête à la randonnée, mais pas les genoux de ma coéquipière. Je décide donc de faire comme les feignants qui font du ski-bar dans les stations. Je me dis qu’une petite pause « boisson » fera l’affaire. Les sentiers, on reviendra en force quand le printemps naissant aura fini de chasser les miasmes de l’hiver. A force de chercher une terrasse de café (histoire de faire la nique aux Parisiens qui sont sous la neige), l’idée ne me vient pas d’arrêter la voiture à l’entrée d’un petit chemin creux, et de faire sonner mon accordéon, histoire de m’écouter jouer ailleurs que dans la salle où je pratique d’habitude. Le cor au fond des bois en quelque sorte, d’autant que, pour l’instant, les vaches laitières ne sont pas encore aux champs et il n’y a donc aucun risque que je fasse tourner le lait prématurément. Je dis ça parce que ma chatte (au charmant caractère) fuit la maison à toute allure dès que je m’empare de mon instrument favori. Chose particulièrement vexante, mon accordéon la terrorise plus encore que l’aspirateur. L’idée de « musique champêtre » ne me viendra que quelques heures plus tard, dans ma baignoire, lieu où surgissent mes projets les plus étranges. On a vécu une situation de ce genre dans les Dolomites en Italie : au détour d’un chemin de randonnée, une accordéoniste belge jouait de l’accordéon, accompagnée par son homme à la guitare. C’était beau…
Non, en me prélassant dans mon bain, je pense seulement, mais un peu tard, qu’il n’est pas fréquent que j’ai mon instrument avec moi, quand je me déplace, et que j’aurais pu en profiter. Ce genre de situation – je pense, mais un peu tard – est assez fréquent dans mon organigramme intérieur ; genre « c’est con, si j’y avais pensé avant, j’aurais pu semer des graines de trucbidul, comme ça on aurait des plants », ou quand j’étais dans ma librairie favorite, j’aurais pu acheter un guide de savoir-vivre… En général, ce genre d’oubli ne me crée aucun remord, même si au moment de l’acte manqué je disposais d’un temps libre conséquent. Je n’ai que peu de regrets ; je me dis simplement que la vie offre un dédale complexe de chemins à suivre et que celui qu’on a emprunté était probablement le meilleur choix du moment. Il vaut mieux regarder devant soi car il y a encore abondance d’itinéraires possibles. Si l’on n’est plus en état de suivre la ligne de crête, on peut toujours remonter le torrent au flot impétueux. Regarder vers le passé ne doit pas conduire à s’emmêler les pinceaux et à trébucher !
A la sortie de Saint Franc, il y a un panneau « lac d’Aiguebelette » ; ça ne nous rapproche pas de notre domicile conjugal, mais c’est vraiment un bel endroit et je n’y suis jamais arrivé en venant de cette direction. En général, quand je me rends au bord du lac c’est pour aller visiter une superbe exposition de plantes pour jardin, et là je prends l’autoroute de Chambéry et j’appuie sur le champignon (sans l’écraser car je respecte la nature). Pour l’heure on se contente de suivre une petite route aussi charmante que sinueuse qui nous permet de désescalader la montagne que l’on a gravie, ravis, quelques instants auparavant. Quand on sera dans la vallée, il sera temps de choisir entre l’Ouest et l’Est, entre la version longue et la version courte, entre le magnifique petit lac et les brioches aux pralines fabriquées dans un autre village sanctifié, Saint Genix. Une légende locale raconte que la brioche aurait été créée pour se rappeler le souvenir d’une jeune martyre, Sainte Agathe de Catane… Un proconsul romain, spécialisé dans la chasse à courre aux chrétiens, aurait eu la malencontreuse idée de lui faire trancher un sein… Beurk ! Heureusement, on peut déguster cette merveille pralinée en étant frappé d’amnésie religieuse.
Finalement, l’ordinateur de bord, un peu fatigué d’être enfermé dans une caisse à roulettes alors qu’un si beau soleil illuminait le ciel, choisit un itinéraire mi-figue, mi-raisin, en l’occurrence un itinéraire ne passant ni par le lac, ni par une pâtisserie… Il faut dire qu’on ne peut pas à la fois se gaver des restes du buffet partagé du samedi soir, faire des pauses dans une manufacture de brioches et déplorer le comportement erratique du pèse-personne familial. La fin d’après-midi fut marquée par une exécution sans faute de la valse à Ollu dans la salle à manger de la maison de mes ancêtres. L’instrument, magnifiquement accordé, avait singulièrement changé de sonorité. On aurait cru (pendant un bref instant) qu’il était joué par un pro ! Seule la chatte grise ne partageait pas mon opinion. Ingrate ! Quant à moi, j’ai trouvé un moyen de parler d’autre chose que d’actualité politique tant celle du moment me débecte… Il ne me manque plus que quelques degrés centigrades en plus pour pouvoir me jeter sur le jardin comme un nuage de sauterelles sur un champ de coton, et mon bonheur sera presque parfait.
Mais d’où que viennent les belles images ? Photos 1/5 : Wikimedia commons – Photo 2 : site roue-waroch (c’est un festival) – Photo 3 : Isère Actualités – Photo 4 : Google Street view – Photos 6/7/8 : maison
2 Comments so far...
stauss Says:
20 mars 2018 at 14:51.
salut à tous, alors là, je me suis tout simplement poilé de rire tout seul dans mon atelier. Que tous les articles de journaux soit écrit ainsi et je prend un abonnement général !!! merci beaucoup Paul pour le clin d’oeil et pour votre humour !!
§ébastien, Accordéons de Chartreuse
https://accordeons-de-chartreuse.jimdo.com/
la Mère Castor Says:
26 mars 2018 at 18:29.
De Chaille je connais – et raconte- le conte d’Henri Pourrat, savoureuse version de l’histoire d’une fille de roi qui ne savait pas rire.