1 mai 2018
Quelque part, dans ma tête, il y a un jardin bien singulier…
Posté par Paul dans la catégorie : au jour le jour... .
Il ressemble un peu au nôtre mais, compte-tenu de ce qui s’y passe, n’est sans doute pas de ce monde. Plutôt dans un univers parallèle… Il m’arrive parfois de m’y promener… Sa géographie est bien étrange et permet des itinéraires labyrinthiques et des rencontres étonnantes. Il y a sans doute, dans le jardin réel, des voisinages improbables qui sont la clé de toutes les surprises que nous ménage le jardin virtuel. Le jardinage est une étrange magie permettant de réunir des végétaux qui, sans le coup de pouce de l’homme, n’auraient peut-être jamais eu l’occasion de grandir les uns à côté des autres. Certains défenseurs acharnés de la nature n’apprécient pas cette alchimie, moi si. On sait d’ailleurs qu’il n’y a pas que la main de l’homme qui est responsable de la dispersion des végétaux : oiseaux migrateurs, courants marins, caprices du vent, sont des acteurs de ce grand brassage… Bien des graines voyagent, et ce depuis des millénaires, pour finir par trouver, un jour, un nouvel éden pour s’épanouir. Les caprices du jardinier feuillesque ont en tout cas permis de belles rencontres végétales : un Erable de Capadocce côtoyant un Araucaria du Chili ; un chêne du Liban mêle ses branches à son cousin d’Amérique du Nord ; dans la rocaille, le Lewisia des Rocheuses (découvert par Lewis et Clark lors de leur grande expédition vers l’Ouest des Etats Unis) se blottit non loin d’un pied de campanule des Carpathes… La paix règne dans ce petit coin de monde, et l’érable du Japon aux feuilles délicatement ciselées apprécie l’ombre que lui offre un érable plane des plus communs. Les relations entre chênes des divers continents (il y a même un chêne chinois) se passent de grossièretés et d’échange de missiles belliqueux.
Dans mon jardin virtuel, celui qui se dessine dans ma tête, on va plus loin encore… Les plantes ne sont pas seules à faire des rencontres inopinées ! Au hasard du cheminement, ce sont aussi des êtres humains de toute origine et de diverses époques que l’on peut y rencontrer. On pénètre dans le parc, derrière la maison, et l’on se retrouve immergé dans un bon récit de SF : aucun souci avec les voyages spatio-temporels ; on franchit les déchirures spatio-temporelles aussi facilement que l’on prend le métro. Cela est vrai pour les visiteurs qui s’y promènent, mais non pour moi. Comment se sont retrouvés là ces femmes et ces hommes que la réalité historique a tenu éloignés les uns et les autres ? La clé du mystère est peut-être dans ma bibliothèque, puisque l’on dit que pour créer un monde presque parfait il faut une bibliothèque et un jardin. Est-ce ma bibliothèque qui est à l’origine de tous ces bouleversements irrationnels ? Pourtant, lorsque je parcours les rayons des yeux, les volumes semblent toujours bien rangés les uns à côté des autres, et, contrairement à ce qui se passe dans un excellent petit ouvrage de l’écrivaine Cathy Ytak (*), je ne crois pas que les livres s’évadent pendant la nuit ! Pourtant les faits sont là ; pour en témoigner, je peux vous conter la dernière exploration du parc à laquelle je me suis livré. J’étais seul, mais j’ai une totale confiance en ce que mes yeux ont vu et mes oreilles entendu. Cela étant admis, je pense que vous comprendrez la nature des interrogations qui me traversent l’esprit, mais aussi sans doute le bonheur d’avoir été témoin de tous ces faits singuliers.
L’aventure commence un soir du mois d’Avril. Je suis fatigué des multiples travaux accomplis et je décide de m’accorder une petite promenade contemplative. Je franchis le portique d’entrée du parc ; j’avance sur la pointe des pieds et j’observe un peu ce qui se passe. Pour je ne sais quelle raison, je suis convaincu que cette visite n’aura pas la même tonalité que les autres… Peut-être est-ce dû à la lumière particulière du couchant : une palette singulière de rose et de gris. Je fais quelques pas tout en me promettant de ne pas faire de liste de tâches à accomplir, mais de simplement prendre le plaisir d’être partie prenante dans le spectacle du soir. Une fois franchi l’étroit passage entre un arbre aux mouchoirs et un arbre au caramel, j’arrive dans un petit clos entouré de verdure où j’ai installé, il y a quelques années de cela, une table « échiquier » et quelques chaises métalliques. Deux des trois sièges sont occupés, mais les deux personnages présents semblent tant absorbés par la partie en cours, qu’ils ne sont nullement perturbés par mon intrusion. Face à moi, nul doute possible, je reconnais Elisée Reclus, absorbé par la situation délicate dans laquelle se trouve sa reine… Il est un peu moins élégant que sur le célèbre portrait de son ami Nadar, mais ne manque pas de prestance. « Notre invité de ce soir est en retard ! », déclare-t-il soudainement… Sa voix est posée, calme, pleine de rondeurs. Mais qui est la personne qui lui répond en Français, avec un accent terrible. Il s’agit d’une femme ; elle a de longs cheveux noirs nattés dans le dos… La conversation se prolonge en Anglais. La curiosité l’emporte et je fais quelques pas de côté pour essayer de voir son visage de profil et la reconnaître. Il s’agit de l’écologiste indienne Vandana Shiva, dont la photo est affichée sur l’un des murs de mon bureau. Elisée sort un exemplaire de « l’histoire d’un ruisseau » d’une serviette en cuir qu’il a posée contre sa chaise. Vandana lui explique qu’elle a lu une version anglaise de ce livre et qu’elle l’apprécie beaucoup. Elisée, toujours curieux, lui pose quelques questions sur la région de l’Inde où est installée sa coopérative de production de semences paysannes. Il vient de commencer à rédiger les chapitres de son volume de la « Géographie universelle » consacré à l’Inde et souhaite éclaircir quelques points obscurs dans son énoncé.
La discussion s’interrompt à l’arrivée d’un troisième personnage qui rentre sur scène en écartant quelques branches du saule pleureur… Lui aussi, je le connais. Il faut dire que ses traits sont assez singuliers pour être facilement mémorisables. Il s’agit d’Henry D. Thoreau ! L’écrivain américain a quitté sa cabane de Walden pour rendre visite à mon jardin virtuel ; quel honneur ! Elisée lui sert la main ; Vandana se lève et le salue d’un mouvement de tête. « Je voulais profiter de mon voyage en Europe pour vous rencontrer ! L’endroit est bien choisi et je suis heureux d’être accueilli par des hôtes aussi prestigieux… J’espère que je n’interromps pas votre partie ! » Il s’empare de la troisième chaise et prend place autour de la table. En fait d’hôtes à remercier, je trouve la situation un peu injuste ! Je me ferais un plaisir de lui rappeler que c’est surtout à notre travail de jardinier, à ma compagne et à moi-même, qu’il pourrait adresser un message de remerciement. Mais bon… Offrir un siège n’est pas un gros sacrifice et il s’est installé sans jeter le moindre regard dans la direction du visiteur indiscret que je suis. Voilà nos trois voyageurs plongés dans une discussion passionnante sur l’évolution politique du monde. Il y a tant de questions à poser, et de réponses à apporter, que je pense que ce forum hors du commun va durer quelques heures au moins. Je suis partagé entre l’envie d’écouter les propos de ces trois prestigieux personnages, et la curiosité de savoir si cet évènement est unique ou si d’autres figures historiques se sont donné rendez-vous chez nous. Je décide de continuer mon petit tour du parc. S’il ne se passe rien d’autre de passionnant, je pense que je n’aurai pas de mal à reprendre ma place d’observateur indiscret.
Il y a, dans un coin assez éloigné de la maison, une cabane entourée de haies que j’ai pompeusement surnommée « cabane des écrivains ». J’ai toujours souhaité que ce lieu soit un point de rencontre et d’échanges. Je me demande si quelqu’un a eu la même idée que moi… Je me faufile discrètement entre les arbres puis je franchis le portique en bois qui permet de pénétrer dans l’enclos. J’entends un bruit de voix à l’intérieur du cabanon. A l’extérieur, une femme s’est assise sur un fauteuil anglais et caresse de son pied nu une touffe de marguerites en fleurs. D’une main, elle tient un bloc-note et de l’autre un stylo plume. Est-elle en train d’écrire ou de dessiner ? Son visage, reflétant une parfaite sérénité, me rappelle quelqu’un ; mais, finalement, c’est sa coiffure, plutôt sophistiquée, qui me met sur la voie. Il s’agit de la journaliste Séverine, l’amie de Jules Vallès. En fait, elle prend des notes, sans se préoccuper du débat acharné qui se déroule à l’intérieur de la maison. Je lance un coup d’œil par la petite fenêtre. A l’intérieur, ils sont trois à occuper les lieux. Deux d’entre eux sont assez corpulents, et à eux trois ils remplissent aisément l’espace vital à l’intérieur du cabanon. Heureusement que le couchage est en hauteur ! Sinon, je pense qu’ils auraient eu du mal à siéger autour de la petite table de cuisine !
Face à moi, aucun doute, je pense qu’il s’agit de François Rabelais, si tant est que les portraits que l’on possède de lui sont assez fidèles. L’homme à sa droite c’est probablement Claude Tillier, l’auteur de « Mon Oncle Benjamin ». Pour identifier l’homme aux cheveux longs qui me tourne le dos, il faut que je fasse le tour du cabanon et que je regarde par la fenêtre en vis à vis. Bakounine, Michel Bakounine ! J’aurais pu au moins reconnaître son accent bien particulier. J’essaie de suivre leurs échanges ; j’aimerais savoir ce qui réunit ces trois hommes singuliers : quel est le thème de leur conversation ? La révolution ? L’éducation ?… Au bout de quelques minutes, je comprends qu’ils sont en train de débattre au sujet de la bouteille de Bourgogne qui est posée, vide, sur la table, après que son contenu ait été réparti égalitairement dans leurs trois verres. Je comprends pourquoi Rabelais ne regarde pas les autres d’un air égaré, mais semble au contraire les couver d’un regard plutôt bienveillant. Voilà un thème sur lequel les trois personnages peuvent s’entendre facilement. Je les laisse à leur occupation et j’essaie de lire, très indiscrètement, par dessus l’épaule de Séverine pour savoir de quoi elle est en train de parler. En fait, je connais ce texte dont elle vient de raturer un paragraphe. Il s’agit de son reportage « au pays noir », sur la vie des mineurs. J’ai trouvé ce récit, publié dans « pages rouges » particulièrement émouvant. Je reconnais les premières phrases : « Je la connais, la douloureuse vie des mineurs ! Voilà plus de cinq années que je m’y intéresse… » Je suis flatté qu’elle ait rédigé la version finale de ce texte dans ce cadre de verdure ; j’aurais aimé que ce voyage dans le temps ait été l’occasion d’un écrit plus optimiste, mais bon… L’époque à laquelle elle vit ne se prête pas tant que ça à sourire…
Toutes ces rencontres m’excitent follement. Mon seul regret, mais il est de taille, c’est de ne pouvoir intervenir dans leurs discussions. J’aurais tant de choses à leur demander ! Quitte à jouer au simple spectateur, autant continuer la visite… Quelle surprise me réserve le voisinage de la petite mare ? Vais-je y trouver un pêcheur à la ligne égaré au milieu de toutes ces figures illustres ?
Je parcours l’allée entre les weigélias en fleurs. Une couverture a été étalée dans l’herbe et quatre personnages s’y sont assis en tailleur. Ils jouent aux cartes et discutent tranquillement. Cela me rappelle la mise en scène d’un tableau célèbre… L’un des acteurs de la scène, je vous avoue franchement, je ne m’attendais pas à le voir. Il s’agit de l’un de mes héros de BD préférés, Gaston Lagaffe, une fleur dans la bouche, un sourire béat sur le visage. Son andouille de mouette rieuse est en train de dévorer l’un de mes plus beaux poissons multicolores… Quand je pense que d’ordinaire j’accuse le pauvre héron de ce genre de crime ! Le gars à côté, celui qui a posé nonchalamment dans l’herbe un album intitulé « Idées Noires », eh bien je pense que c’est tout simplement son « papa », Franquin. Il ne me reste plus que deux personnes à reconnaître pour que le tableau champêtre soit complet : ce sont deux femmes. Il y a Emma Goldman plus âgée sans doute que sur la photo que j’ai affichée dans ma galerie de célébrités et Olympe de Gouges, une égérie révolutionnaire que je connais assez mal. C’est un pur hasard que je la reconnaisse ; il y a quelques mois, je voulais écrire un billet à son sujet pour ce blog et j’avais commencé une recherche documentaire assez poussée avant d’abandonner mon travail en route, comme trop souvent malheureusement… Ce quatuor me laisse perplexe… Je ne suis pas le seul d’ailleurs : Emma, qui n’a pas un sens de l’humour très poussé, n’apprécie guère les aller-retour de la mouette rieuse autour de son chignon. J’essaie de trouver un lien entre les quatre participants de ce « déjeuner sur l’herbe » lorsque, d’un coup, ils disparaissent. Leur image s’estompe ; un vertige m’oblige à fermer les yeux. Lorsque je les rouvre, je suis assis sur un fauteuil au bord de la mare ; la chatte, ronronnante et affectueuse, se frotte contre mes jambes. Je crois bien que j’ai dormi un moment. J’en fais trop pendant la journée et je dois perdre un peu les pédales !
Sur ces bonnes paroles, je vous laisse continuer votre route en paix. J’écris peu en ce moment ; vous l’avez constaté si vous tentez de suivre régulièrement ce blog. Il faut dire qu’entre le jardin qui occupe mes bras et celui qui me squatte le cerveau, je n’ai plus guère de disponibilités !
6 Comments so far...
Anne-Marie Says:
1 mai 2018 at 13:24.
« Perdre les pédales » de cette façon, voilà qui me plairait beaucoup.
Le Gascon Says:
25 septembre 2018 at 16:20.
Un vrai plaisir de lire et relire vos écrits
J’aimerai tellement avoir une si belle plume
Paul Says:
25 septembre 2018 at 18:22.
@ Le Gascon – Un grand merci pour ce commmentaire élogieux qui me touche. Pour l’heure, je suis un peu en panne d’écriture, ou plutôt en panne de temps à consacrer à ce blog, mais j’ai bien l’intention de continuer et serai heureux de vous conserver parmi mes lecteurs
Yann Guillou Says:
30 janvier 2019 at 06:36.
Rabelais plus ou moins attendri par une bouteille de Bourgogne, oui. Mais « pantagruélion » ne signifiait-il pas « chanvre »? Et quand je dis chanvre, c’ est vraiment parce que je considère le latin comme une langue morte.