3 février 2019
Faits d’hiver bucoliques sans rapport avec l’actualité bubonique
Posté par Paul dans la catégorie : au jour le jour...; Notre nature à nous .
Balade matinale. La route goudronnée traverse un hameau et les constructions neuves, sans âme, qui sont venues le faire grossir. Elle continue sur quelques mètres puis devient chemin. L’herbe pousse dans les dernières flaques de bitume. Les talus, sur le bord, imprimés depuis longtemps dans le paysage, montrent qu’il s’agit d’un itinéraire ancien. Le passage plutôt fréquent des tracteurs conserve la trace bien visible. Il a gelé pendant la nuit et l’humidité est encore bien présente. Nos pas hésitent entre les ornières boueuses laissées par les roues, ou la bande centrale herbeuse où nos chaussures se gorgent d’eau : terre collante qui nécessitera un solide décapage des semelles ou chaussettes mouillées. Choix cornélien interrompu par la vue surprenante d’un arbre mort au milieu du labour. Il ne reste que les branches maîtresses et le tronc, un squelette d’arbre vénérable en quelque sorte. Il penche un peu et son avenir paraît précaire. Il est surprenant même que ni la charrue ni le tracteur ne soit venu à bout de cet acrobate chenu…
Cette vision interrompt le questionnement terre à terre qui occupe mon cerveau embrumé. Du coup, une pointe de nostalgie m’envahit et déforme quelque peu ma perception du décor qui m’environne. Le ciel est bleu mais il y a quelques nuages qui cherchent à s’assembler. Ce chemin, ce paysage, je les connais bien ; cela fait des années que nous refaisons le même circuit dans les environs de la maison. Une sorte de pèlerinage… Passé, présent, je ne sais plus trop vers quel environnement nous cheminons.
Plus loin, un autre arbre, cousin du premier sans doute, a eu l’outrecuidance cet automne ou celui d’avant, de tomber en travers du chemin, déraciné par le vent ou par des labours trop proches de ses racines. Il reste quelques feuilles mortes sur les branches ce qui permet au randonneur détective de le ranger dans la catégorie des chênes blancs. Le diamètre du tronc, au niveau de la souche, est énorme, un peu plus d’un mètre sans doute. Lui, c’est évident, on ne l’a pas vu dans son enfance, ni à l’adolescence : un bon siècle sans doute. Le bois est sain mais une fente circulaire suit l’un des cernes, en plein milieu… Il s’agit d’un défaut que les scieurs nomment « roulure » (à ne pas confondre avec la gélivure qui est une fente rayonnante). Séquelle du coup de froid sibérien du fameux hiver 56 ? La première photo que nous prenons laisse un doute quant à sa taille. Dans la seconde, nous introduisons « l’échelle humaine » qui ne laisse planer aucune équivoque…
L’arbre poussait en bordure du chemin. Sa disparition permettra de gagner quelques mètres carrés de labour et une brassée de maïs supplémentaire. Dans les champs céréaliers, les arbres ne sont plus les bienvenus, même s’ils ont repris un peu la cote dans les pâturages. Nous sommes au faîte d’une colline et l’on ne voit pas l’extrémité de la parcelle labourée ; les sillons plongent dans la vallée. Au milieu de la terre subsiste un ilot de broussailles autour d’une bâtisse en ruines. Ce lieu a un certain écho dans nos souvenirs. Retour dans le passé, à l’époque où le vent rêveur du jeu de rôles avait quelque peu titillé notre imagination. Certaines aventures avaient lieu non pas autour d’une table, mais en pleine forêt, de nuit, de préférence. Lors d’un repérage, ce site particulier nous avait intrigués. Notre esprit créatif avait fait le reste et le vieux cabanon en pisé était devenu la ruine du logis d’un sorcier redoutable : la « tour des nuages ». Quelques fumigènes avaient accentué l’étrangeté du spectacle pour nos aventuriers prêts à se laisser entraîner. Magnifique promotion pour ce qui n’était sans doute qu’un cabanon de vigne. Ajoutez la lumière de la lune sur fond d’obscurité angoissante et le tableau devenait encore plus crédible. Trente ans de cela et les vieux murs en pisé tiennent toujours debout, obligeant la charrue à se détourner de son trajet rectiligne. Etonnant que la bâtisse, obstacle à l’avancée irrésistible du progrès technologique, soit toujours là. Trop de pierres, de ronces sans doute, qui font maintenant le bonheur des dernières vipères rouges du plateau.
Un peu plus loin, en arrivant vers le haut de la colline, se dresse un petit bois d’épicéas, une anomalie, une sorte de verrue au milieu des feuillus. Ma compagne me dit qu’elle se rappelle les avoir vus peu après leur plantation… Je n’en sais rien. Ma mémoire n’est pas aussi bonne que la sienne. Les arbres sont en mauvais état. Ils n’ont pas été « éclaircis » comme on dit quand on est du métier. Il y a un demi-siècle de cela on incitait tous les propriétaires de boisés à faire place nette pour planter des résineux. Sur les prospectus, on disait « c’est comme les peupliers, ça pousse tout seul, vite, sans entretien et quelques dizaines d’années plus tard, coupe rase et pactole dans la poche du vaillant planteur. » Mensonge de la propagande (celle-ci comme toutes les autres), c’était omettre de préciser qu’obtenir du bois de rapport nécessite un entretien régulier ; c’était aussi se garder de prévenir les assassins de feuillus que l’on n’importait pas des espèces au hasard dans une zone forestière et que chaque essence avait ses exigences. Les études sylvicoles ont progressé et l’on sait maintenant qu’une forêt est un ensemble vivant complexe au sein duquel les arbres s’entraident ; certaines espèces en supportent mieux d’autres et, faute de mycorhize convenable, les importations exogènes dépériront et disparaitront bien souvent à la génération suivante.
Notre chemin avance dans la forêt. Depuis notre dernier passage il y a eu quelques coupes. L’une d’entre elles attire notre regard. Les bûcherons ont pris leur temps et travaillé « à l’ancienne » c’est à dire proprement. Le taillis a été coupé à blanc, mais ceux qui se sont chargés de l’abattage ont pris soin de laisser en place quelques chênes au port majestueux. Ils sont suffisamment rapprochés pour que leur ombre protège les jeunes pousses qui se développent à leur pied, et pour que le vent n’ait pas trop la tâche facile pour les pousser à la chute. J’admire au passage quelques jolis troncs qui dominent leurs voisins au milieu de la forêt intacte ; je reconnais quelques merisiers, des acacias, d’autres chênes préservés par les anciens lorsqu’ils ont fait leur coupe. Un voisin paysan, fort sage, m’avait expliqué que sur cette colline, on pouvait couper le taillis de châtaignier ou d’acacia tous les vingt ans, mais qu’il fallait laisser les plus belles pousses, les perches isolées et bien droites ; il fallait sauter au moins deux ou trois coupes… si l’on voulait des fûts de qualité pour faire les tonneaux… Les forestiers appellent ce genre de parcelle du taillis sous futaie. Cela me paraît être une exploitation intelligente de la ressource. Nous nous chauffons au bois et il faut bien que la cargaison de bûches qu’engloutit notre chaudière vienne de quelque part. Quant au châtaignier, s’il dépasse une soixantaine d’années, il devient un arbre remarquable, offre des fruits savoureux au promeneur, mais son bois perd tout intérêt comme bois d’œuvre. Le contraire du chêne en quelque sorte !
Il y a une sorte d’ivresse de la marche ; il me semble que nous avançons d’un pas plus rapide et plus assuré. Les randonneurs chevronnés vous le diront : ce sont les premiers kilomètres qui coûtent le plus cher. Après, on va de l’avant sans trop se poser de questions. La longue grimpette que nous avons suivie est terminée également et cela facilite le travail pour nos jambes vieillissantes. Il n’y a peut-être pas à aller chercher plus loin notre accélération sensible.
La tête occupée par toutes ces réflexions je ne me suis pas rendu compte que nous arrivions près de la petite pièce d’eau, une serve, que j’appelle « le lac en pente »… Ce nom singulier, je l’ai donné un jour, il y a pas mal d’années maintenant, pour essayer d’éveiller la curiosité d’une charmante demoiselle d’une dizaine d’années qui marchait en trainant la patte, peu motivée par nos conversations d’adultes, plutôt éloignées de ses préoccupations. Rien de tel qu’une bonne vieille histoire dans un cas pareil, surtout pour éveiller la curiosité et motiver à aller voir plus loin… « Si, si, je t’assure… Patiente encore quelques minutes, tu verras… Quant à savoir dans quelles conditions une étendue d’eau peut se dispenser de s’étaler paresseusement à l’horizontale, eh bien les esprits rationalistes chagrins devront repasser un autre jour. Au pays des fées et des lutins, mon histoire tenait bien la route. Si je m’en remémore tous les détails, je vous la conterai un de ces jours. L’ami François qui lit régulièrement mes chroniques et a sûrement une fort bonne mémoire se souvient certainement de cette histoire.
Une centaine de mètres plus loin, nous avons rejoint la route goudronnée et nous sommes rentrés en passant par le « chef-lieu ». Fini de musarder ! Lorsque midi sonne au clocher, il y a autre chose que l’adrénaline qui pousse à accélérer le pas… !
Cette chronique m’a été inspirée par notre balade matinale du jour sur une petite route goudronnée. Celle qui se transforme en chemin forestier et … longe une serve en pente.
Quant à l’actualité « bubonique » on en parle bien assez comme ça. Sauf que ce n’est plus tant la peste noire qui nous menace, que la brune, sournoise, insidieuse, qui cherche la moindre brèche pour s’infiltrer.