27 avril 2009
Le maître de l’Harmas
Posté par Paul dans la catégorie : Histoire locale, nationale, internationale : pages de mémoire; Sciences et techniques dans les temps anciens .
De l’enseignement à l’étude des plantes et des insectes :
la vie de Jean-Henri Fabre
En mars 1879, un étrange personnage se porte acquéreur du domaine de l’Harmas, à la sortie du village de Sérignan-du-Comtat, non loin d’Orange. Les gens du village le décrivent comme un grand monsieur, très gentil mais plutôt bizarre… « Pensez-vous ! Il ne s’intéresse qu’aux insectes et aux plantes, et passe sa journée dans le jardin, plié en deux avec une grosse loupe ! Ferait mieux de faire donner un bon coup de faux dans toute cette saleté de buissons. Des papillons, pis des colépeutères, pis des aragnes ! J’vous jure ! ». On ne dit pas qu’il est sans doute un peu dérangé, mais on le pense très fort. Le nouveau propriétaire du Mas se nomme Jean-Henri Fabre. Ce que ses voisins ignorent sans doute, c’est qu’il est l’un des savants français les plus importants de son époque et que ses recherches dans bien des domaines, notamment la botanique, la chimie et l’entomologie vont faire considérablement progresser les connaissances de ses contemporains dans ces divers domaines. Ce qui est amusant c’est que de nos jours Fabre reste une personnalité scientifique relativement marginale, en France, alors qu’il est vénéré au Japon et aux Etats-Unis. La somme d’ouvrages absolument considérable dont il est l’auteur, devrait cependant lui valoir une place un peu plus respectable dans notre panthéon national, sans doute à un niveau égal à celui occupé par Pasteur ou par le couple Curie. Mais il faut dire que ses sujets de prédilection n’ont jamais été ceux d’un grand nombre de nos concitoyens, et que bien des gens ont encore du mal à s’imaginer que l’on puisse consacrer une bonne part de son temps à s’intéresser aux araignées ou aux orchidées. Le savant fou est souvent représenté, dans les caricatures, par une sorte de professeur Nimbus, courant après les papillons avec un filet trois fois plus gros que lui.
Revenons à notre chasseur de papillons. Le personnage mérite que l’on s’attarde un peu, non seulement sur son œuvre mais également sur sa biographie, riche en évènements singuliers. Jean Henri Fabre nait en 1823, à Saint Léons dans l’Aveyron. Dès son enfance, il se passionne pour tout ce qui touche à la nature. Il faut dire que le milieu dans lequel il évolue est propice à la naissance d’une telle passion. Dans un ouvrage autobiographique, il explique toute l’importance qu’ont eue pour lui ses premières années à la campagne : « Né ailleurs j’aurais sans doute été bien différent ! » Il commence ses études à Rodez, les poursuit à Toulouse, mais doit renoncer à nombre de projets, tels des études de médecine, que ses parents n’ont pas les moyens de financer. Il finit par rentrer dans la « vie active » à quatorze ans et exerce différents métiers qui n’ont guère de rapport avec sa passion. Il est même embauché comme manœuvre sur la construction d’une voie de chemin de fer. Il obtient finalement une bourse et rentre à l’Ecole Normale d’Avignon en 1840. Son avenir est enfin assuré : devenu instituteur, il exerce dans plusieurs villes du midi, Orange, Carpentras, Avignon… Parallèlement à cette activité, il poursuit assidûment ses études et présente, en 1854, une thèse de Docteur ès sciences naturelles. Entre temps, il a déjà obtenu un baccalauréat de lettres, une licence de mathématiques, une de physique, et il a également publié un recueil de poésies. Sa situation financière devient plus confortable lorsqu’il obtient enfin un poste de professeur de physique au collège d’Ajaccio. C’est en Corse que va naître sa vocation définitive et qu’il va tout faire pour devenir naturaliste. Il donne libre cours à sa passion pour les plantes et perfectionne sa formation avec Esprit Requien ; il découvre le monde passionnant des insectes avec le zoologiste Moquin-Tendon. Celui-ci joue un rôle considérable dans l’orientation que va prendre la vie de notre « enseignant-chercheur ». En 1853, Fabre revient sur le continent et s’installe à Avignon où il a obtenu un poste de professeur de physique-chimie au lycée. En 1866, il devient conservateur du musée d’histoire naturelle de cette ville. Il ne renonce pour autant pas à sa mission d’enseignant puisqu’il donne des cours du soir aux adultes et rédige des manuels à l’usage des écoliers et des collégiens.
Dès le début de sa carrière, Fabre est confronté à la bêtise, mais aussi aux préjugés et à la jalousie de certains de ses compatriotes. « Sans maîtres, sans guides, souvent sans livres, en dépit de la misère, le terrible étouffoir, je vais de l’avant, je persiste, je tiens tête aux épreuves, si bien que l’indomptable bosse finit par épancher son maigre contenu… J’étais né animalier. Pourquoi et comment ? Pas de réponse. » Il n’apprécie guère l’école de son époque qu’il qualifie de « prison » et, chaque fois qu’il en a l’occasion, il entraine ses élèves dans de longues sorties à la campagne pour observer le milieu naturel. Pendant la période où il donne ses cours du soir à Avignon, il doit faire front à une cabale religieuse que l’on peut trouver maintenant particulièrement savoureuse mais qu’à l’époque il n’apprécie guère puisqu’elle va avoir pour conséquence l’arrêt de sa mission : cléricaux et conservateurs lui reprochent d’avoir osé expliqué la fécondation des fleurs par les insectes à de « pures jeunes filles innocentes ». Un tel discours est jugé moralement inacceptable et son auteur considéré comme « subversif et dangereux »… Ce qui est assez drôle par ailleurs c’est que les « laïcs » freineront, quelques années plus tard, l’édition de plusieurs de ses manuels scolaires jugés trop « mystiques ». Comme quoi, il y a des périodes où il est difficile de plaire aux élites gouvernantes ! C’en est en tout cas fini de la carrière de Fabre dans l’enseignement. Après avoir exercé pendant 28 années, il démissionne et quitte la fonction publique sans avoir droit à une quelconque pension. Les conséquences de son « immoralité » sont même plus lourdes que cela puisqu’il se fait chasser du logis dont il est locataire. Ses propriétaires, de vieilles bigottes indignées, ne veulent plus se compromettre avec un individu aussi douteux !
A partir de cette époque, Jean Henri Fabre, particulièrement « productif », va vivre de sa plume et de ses recherches. Ses ouvrages, notamment les manuels de vulgarisation sur la chimie, les plantes et les insectes, qu’il destine aux scolaires, vont connaître un succès croissant, grâce à l’appui de son ami, l’éditeur Charles Delagrave. Plusieurs des ouvrages qu’il va écrire dans ce domaine sont titrés « Oncle Paul », il est donc l’un des précurseurs, à ce niveau, du célébre « Oncle Paul » du journal de Spirou (nombreux auteurs, de Jean Michel Charlier à Eddy Paape en passant par Jean Graton), et (beaucoup plus modestement) de l’Oncle Paul de la « Feuille charbinoise » ! Il rédige ainsi « Le Livre des Champs, entretiens de l’oncle Paul avec ses neveux, sur les choses de l’agriculture » en 1879 ou « la chimie de l’Oncle Paul » en 1881. Il est fort probable donc que l’Oncle Paul soit né de sa plume. Si les « souvenirs entomologiques », ouvrage majeur de près de quatre mille pages, sont restés célèbres, on oublie bien souvent que Fabre a publié une quantité impressionnante de livres et ce dans des domaines très divers : histoire naturelle, chimie, botanique, algèbre… Ses centres d’intérêts étaient nombreux et variés. Tout ce travail finit par lui rapporter enfin de l’argent, et grâce à cela, il va pouvoir se porter acquéreur du fameux domaine de l’Harmas évoqué en début de chronique.
Cet épisode marque aussi un nouveau tournant dans l’orientation de sa vie. Il connaît enfin une certaine notoriété, et, par contre-coup, bénéficie d’une plus grande aisance financière. Ce fait est important si l’on tient compte des années difficiles qu’il a vécues au début de son existence. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il est au bout de ses démêlées avec ses contemporains. Son côté « touche à tout » et surtout son enthousiasme et son ardeur au travail lui valent de nombreuses critiques. Ses capacités scientifiques sont mêmes mises en doute par des confrères qui lui reprochent de trop s’adonner à la « vulgarisation » ou d’être un peu trop « lyrique » dans ses écrits. Partant de cela, certaines critiques deviennent totalement infondées : on l’accuse ainsi de ne pas avoir assez communiqué avec d’autres chercheurs de son époque, ou bien de les avoir méprisés. Certains estiment, sans qu’il y ait de fondement véritable à leur thèse, que son œuvre s’oppose à celle de Darwin. La volonté de rendre la science accessible au plus grand nombre n’est pas toujours appréciée par les élites. Personnellement je considère l’effort de pédagogie qu’a accompli Fabre comme une démarche extrêmement intéressante. Quant à son penchant « littéraire », il s’agit d’une des dimensions supplémentaires de son talent et je ne vois pas en quoi on devrait lui reprocher d’avoir écrit aussi des poésies et des manuels de lecture suivie pour les enfants des écoles. Cette méfiance à l’égard de son œuvre persistera bien des années après sa mort et elle explique sans doute que notre savant soit plus populaire dans certains pays étrangers que chez nous. Par chance, s’il a des détracteurs, il a également de nombreux défenseurs parmi lesquels des gens aussi célèbres qu’Edmond Rostand. A ceux qui doutaient que l’on puisse appliquer le qualificatif de « scientifique » à la démarche de Fabre, Ramuz a répondu par ce court paragraphe que je trouve très judicieux : « C’est en tout cas de la science pour honnête homme et de la science d’honnête homme, en ce sens que sans jamais quitter le monde qui nous est familier, il ne nous en fait pas moins pénétrer dans ses dessous et dans ses coulisses, ce qui est un commencement d’explication; en ce sens encore que, quant au savant, il ne cesse jamais d’être un homme, d’être l’un de nous. Il n’est pas encore entré dans la nature assez profondément pour avoir été obligé de la dépouiller peu à peu de toutes ses qualités autres que numériques ou mathématiques; il n’aboutit pas à un système et le monde qu’il considère reste le monde que nous connaissons ».
La vénération dont il fait l’objet en Orient a sans doute un rapport avec la perception qu’il a des lois de la nature et la rigueur morale de son comportement. Il faudrait que je laisse, à ce sujet, la parole à un expert de la pensée shintoïste, domaine qui m’échappe quelque peu ! En 2007, à l’occasion du centenaire de la publication des « souvenirs entomologiques », l’œuvre intégrale du naturaliste a été traduite et publiée… en Corée du Sud ! Une chose est certaine : on ne peut reprocher à Jean Henri Fabre les erreurs qu’il a commises, lorsque celles-ci sont liées à son isolement, à sa pauvreté et aux nombreuses épreuves qu’il a dû affronter. Parti de très bas, Jean Henri Fabre est arrivé très haut dans le monde de la recherche scientifique et il a gravi les échelons grâce à une volonté et à une force de travail exceptionnelles. Notre société, toujours si prompte à valoriser la réussite individuelle et à faire l’apologie du « self made man », pourrait, une fois au moins, choisir l’exemple d’un tel travailleur plutôt que celui de financiers aux revenus moralement douteux ! Jean Henri Fabre meurt, à l’Harmas, le 11 octobre 1915, âgé de 92 ans. L’une de ses dernières joies est de savoir que son fils Paul est toujours vivant après la terrible bataille de la Marne…
NDLR : photo du recueil de poésie © Editions Delgrave. Vous pouvez approfondir votre connaissance du sujet en visitant le site consacré à Jean Henri Fabre. De nombreuses informations sont disponibles sur sa vie ainsi qu’une liste complète et impressionnante des ouvrages écrits. Vous pouvez aussi visiter le jardin de l’Harmas (je compte le faire prochainement). Informations disponibles à cette adresse.
One Comment so far...
Clopin Says:
27 avril 2009 at 15:59.
A la distribution des prix de ma 6è, je me souviens avoir reçu des mains de ma grand-mère, institutrice retraitée, fille d’ouvrier des filatures sauvée de son destin par l’Ecole Normale, un livre de Jean-Henri qui m’a poussé à courir après les papillons tout l’été…
Cette collection un peu défraîchie, je l’ai toujours. Il y a quelques années, Clopine s’est régalé des mémoires de Jean-Henri en m’en faisant partager les meilleurs morceaux. C’est bon signe, ma curiosité est intacte !