30 mars 2009
Quand le fraisier resplendissant cache la forêt de la misère…
Posté par Paul dans la catégorie : Feuilles vertes .
Elles sont là, bien présentes sur les marchés, depuis quelques semaines : les fraises primeur rouges, grosses, appétissantes. La plupart d’entre elles nous arrivent d’Espagne à des prix élevés certes, mais pas suffisamment pour que la horde des consommateurs, avide de fraîcheur en cette fin d’hiver, ne se jette dessus sans trop se poser de questions. Pourtant, derrière ces jolis petits paniers de fruits rouges, du genre que ceux que le petit Chaperon adorait porter à sa grand-mère, se cache un véritable désastre à la fois social, écologique et gastronomique. Pardonnez-moi de gâcher peut-être votre plaisir, mais je pense qu’il y a des faits que l’on ne peut pas continuer d’ignorer en ces temps « modernes » où l’on parle beaucoup dans les salons de sauver la planète, en oubliant parfois l’homme qui l’habite et qui n’y mène pas toujours une vie conforme à celle des contes de fées. Cette introduction, bien structurée, vous livre déjà le plan de mon exposé : on va étudier successivement le coût social et environnemental de cette culture de fraise primeur. Pour ceux qui ne sont pas encore convaincus, on parachèvera cette entreprise de destruction massive en parlant gastronomie et santé ! L’analyse faite pour la fraise pourrait tout aussi bien être appliquée à d’autres produits désaisonnés, comme les tomates ou les aubergines par exemple. Autre remarque préliminaire : je n’ai rien contre l’Espagne et les Espagnols et je pense que l’argumentation que je vais développer ici pourrait s’appliquer aussi à d’autres cultures horticoles ou fruitières et à d’autres pays.
Les fraises que vous trouvez dans le commerce en mars-avril arrivent du sud de l’Espagne, plus particulièrement de l’Andalousie, dans la région de Huelva. Le climat de cette région a beau être plus clément que celui de l’Alsace ou de la Normandie, les conditions ne sont pas réunies pour que ces fruits soient cultivés de façon naturelle, en plein champ. Toutes les fraises disponibles en avant saison proviennent de culture sous serre. Certaines poussent dans de grandes gouttières suspendues à un mètre, un mètre cinquante du sol et remplies de tourbe ou d’écorces. Il s’agit de cultures hydroponiques : le substrat est neutre ; les apports d’engrais sont faits par le biais de l’eau d’arrosage qui circule en permanence. Les fraises plus tardives sont cultivées sur d’immenses plates-bandes recouvertes d’un film plastique noir sur lequel elles sont disposées artistiquement. Tout un réseau de tuyaux micro perforés dans lesquels circule un liquide chargé d’éléments nutritifs et de de produits chimiques divers vient compléter le dispositif. Avec une telle monoculture, les risques phytosanitaires (propagation de parasites ou de maladies) sont maximum et il faut donc faire appel à la panoplie complète d’un apprenti sorcier pour éviter toute propagation de bactéries ou de champignons. Les fruits poussent rapidement, sont gros et appétissants mais ce résultat impressionnant n’est obtenu qu’au prix d’un apport massif d’engrais chimiques et de pesticides de synthèse. La culture et surtout la récolte de ces immenses superficies de fraises nécessitent une quantité de main d’œuvre importante. De deux choses l’une : ou la main d’œuvre est rémunérée convenablement mais les fraises sont vendues au prix fort et vous ne les trouvez que chez Fauchon et cie ; ou l’on essaie de tirer le coût de production le plus près possible du plancher pour obtenir une consommation de masse et un profit maximum, et dans ce cas, les propriétaires des exploitations ne font pas dans la dentelle au niveau social. Vous vous doutez bien que c’est le deuxième cas de figure qui est majoritaire. Les plants utilisés pour cette production de primeur appartiennent pour l’essentiel à une variété (« Camarosa ») créée et brevetée par une université californienne. A chaque récolte, les entreprises de production paient des royalties aux USA (environ 1800 euro à l’hectare).
Pour produire les 80 000 tonnes de fraises qui seront (en gros) importées en France d’ici le mois de juin, il faut six mille hectares de superficie, l’essentiel étant recouvert par des serres en plastiques. La majorité des ouvriers agricoles qui travaillent dans ces exploitations sont des travailleurs immigrés, généralement des saisonniers ; une partie d’entre eux sont des clandestins ne disposant pas de papiers en règle, les autres ont un contrat en bonne et due forme mais leur sort n’est guère plus enviable. Une grande partie de ces gens travaille dans des conditions sanitaires déplorables et ne bénéficie d’aucune couverture sociale. Lorsque la saison de la récolte est terminée, ils sont invités « cordialement » à débarrasser le terrain, soit pour rentrer chez eux, quand ils le peuvent, soit à aller se faire exploiter dans une autre région d’Espagne. Les conditions de travail sont exécrables : salaires de misère, journées à rallonges, logements indécents. Les employeurs savent très bien que leurs ouvriers, mal intégrés dans le pays, ne disposent d’aucun recours. Les saisonniers travaillent également à l’arrachage et à la plantation des nouvelles fraiseraies. Contrairement à ce qui se passe dans un jardin potager, les plants de fraisiers sont arrachés chaque année. Avant de mettre en place la nouvelle culture, les terrains sont traités avec des produits extrêmement toxiques, insecticides, fongicides et antibactériens, notamment de la chloropicrine et du bromure de méthyl. Les maladies pulmonaires et les pathologies de la peau se développent de façon alarmante chez ceux qui manipulent ces substances. La chloropicrine, en principe interdite d’emploi dans la CEE, n’est ni plus ni moins qu’un dérivé chloré, possédant quelques ressemblances avec les gaz utilisés dans les tranchées en 1914-18. Ce n’est pas un problème : lorsqu’un travailleur est « hors d’usage », on le jette et on en prend un autre. Après l’Afrique du Nord et l’Amérique du Sud, de nouveaux pays alimentent maintenant ce trafic de main d’œuvre : dans la région de Huelva, grosse productrice de fraises, les saisonniers, principalement des femmes, sont recrutés de plus en plus souvent en Ukraine, après l’avoir été en Pologne ou en Roumanie. Comme ce pays ne fait pas partie de la Communauté Européenne, il est plus facile de se débarrasser du personnel lorsque l’on n’en a plus besoin. Les contrats sont limités à une durée de neuf mois et ceux qui les signent s’engagent à retourner dans leur pays d’origine à la fin de cette durée. Les grosses exploitations (« coopératives » ou autres) font ainsi un recrutement de plus en plus ciblé. Lorsque des problèmes surgissent, on change de pays d’origine. Cela a été le cas dans les années 2001, 2002, lorsque les Maghrébins ont commencé à devenir trop « revendicatifs ». Lorsque le contrat légal est « à peu près respecté », le salaire quotidien pour une journée de huit heures est de 43,12 euro. Dans la réalité, les salaires tournent plutôt autour de 30 euro et parfois moins lorsque les employés sont rémunérés à la tâche. Le prix du billet de retour, lorsque celui-ci est prévu, est généralement retenu « préventivement » sur le salaire par l’employeur…
Pour installer toutes ces cultures sous serre, il faut de la place et il faut de l’eau. Les plantations de fraisiers empiètent peu à peu sur les zones protégées, comme le parc national du delta du Guadalquivir, une réserve extrêmement importante pour les oiseaux migrateurs. Le gouvernement régional fait la sourde oreille aux protestations des écologistes et laisse peu à peu les exploitants installer leurs champs de manière tout à fait illégale en rognant sur les limites du parc. Deux mille hectares de forêt ont été rasés pour laisser de la place aux envahissants fruits rouges et chaque année ce sont plusieurs milliers de tonnes de plastique utilisé pour les cultures qui sont détruites par incinération sauvage ou bien dissimulées par enfouissement dans des décharges à moins que ce ne soit le vent qui se charge de les disperser au large. Pour produire une telle quantité de fruits, la consommation d’eau est phénoménale et les ressources locales de l’Andalousie, largement pillées, ne suffisent absolument plus. L’eau doit être recherchée de plus en plus loin et de plus en plus profondément et les prélèvements sauvages dans les nappes sont tels que les rares zones humides qui existaient encore sont totalement asséchées. Les conflits entre provinces sont de plus en plus nombreux, certains refusant le détournement de « leur » eau pour alimenter toute cette superficie délirante de serres horticoles. Pour satisfaire aux besoins de cette pieuvre agronomique, les projets les plus délirants sont à l’étude. Leur coût environnemental sera à l’échelle des quantités d’eau requise et la facture sera payée par l’ensemble des habitants du pays. Le désastre écologique ne s’arrête pas là : malgré tous les traitements qu’elle subit (y compris le traitement par rayons ionisants), la fraise est un fruit fragile qui doit être transporté rapidement. Pour livrer toute cette marchandise aux pays voisins comme la France, ce sont des milliers de camions qui doivent parcourir un trajet de 1500 km en moyenne chaque année. Le coût en terme d’énergie et de pollution est énorme et totalement aberrant.
Cette véritable avalanche de fraises espagnoles produites à très bas prix (puisque leur coût environnemental n’est pas pris en compte et que leur coût social est minimisé) met en péril les cultures traditionnelles françaises de plein champ, dans des régions comme la vallée du Lot. Sur le plan gastronomique, la fraise de serre espagnole n’est pas plus mauvaise que son homologue française. Si on la compare avec la fraise de production traditionnelle, en plein champ, on ne joue plus dans la même division. Sans doute vaut-il mieux patienter quelques semaines de plus et avoir dans la bouche un fruit qui a vraiment du goût et mérite son appellation de « délice des jardiniers » ! Sur le plan santé, la fraise de culture intensive est l’un des produits sur lesquels on trouve les plus importantes traces de résidus de pesticides. Ce n’est pas le lavage qui limitera le nombre de poisons ingérés puisque la majorité des substances utilisées sont « systémiques » c’est à dire qu’elles circulent à l’intérieur de la plante (elles sont absorbées par les tissus végétaux). Reste le cas des fraises issues de l’agriculture biologique. Les mêmes remarques négatives peuvent être formulées à leur égard s’il s’agit de fruits cultivés hors saison et importés. Leur goût n’est pas supérieur à la moyenne. Seule la quantité de produits toxiques absorbés est moindre. Il serait grand temps toutefois que la réglementation présidant à l’attribution du label « AB » intègre des données environnementales plus larges que la seule culture de la plante (consommation d’eau, impact environnemental de l’exploitation), et surtout des données sociales. Bio ou pas bio, pas de fraises avant la saison de production locale ; pas de fruits ou de légumes ayant parcouru des milliers de kilomètres alors que l’on peut les obtenir sur place (pour les oranges ou les clémentines, la situation est bien entendu différente). Je crois que c’est le meilleur conseil que l’on peut donner au consommateur.
Notes : sources d’information pour cet chronique. Tout d’abord le site du DPH : dialogues, propositions, histoires, pour une citoyenneté mondiale. En complément, un article de Claude-Marie Vadrot, dans la revue Politis d’Avril 2007. Très complet aussi le dossier sur la question figurant sur le site de « Via Campesina« . Une partie des photos utilisées pour illustrer cet article proviennent du site « échanges et partenariat« . Elles accompagnent un dossier sur la production des fraises réalisé par un groupe de volontaires, en 2004, dans le cadre d’un rapport de fin d’études. L’origine exacte des clichés n’est pas spécifiée.
8 Comments so far...
Clopine trouillefou Says:
30 mars 2009 at 11:09.
Dans le local du personnel de mon triste bureau professionnel, j’ai punaisé l’article circulant sur le net et qui reprend la plupart de vos arguments, La Feuille (mais vous le dite bien mieux…enfin bref). Eh bien, à ma grande surprise, elle est toujours là. D’habitude, tout ce qui ne « colle » pas avec les discours gouvernementaux est discrètement éliminé…
Un signe de changement de mentalités ? Faudrait tellement l’espérer…
Clopine
Paul Says:
30 mars 2009 at 12:37.
Je pense qu’on peut y aller d’une petite note optimiste : il y a effectivement un léger changement de mentalité, mais qui s’opère surtout dans une tranche plutôt « aisée » de la population. il ne faut pas désespérer cela fera peut-être tache d’encre. A l’époque où les produits désaisonnés étaient relativement rares et très coûteux, ce sont ces gens aisés qui les achetaient. Leur consommation a diminué du coup, mais comme entre temps, les haricots de Noël, les fraises de mars… ont vu leur prix baisser massivement, c’est une autre tranche de la population qui les achète. A terme, on arrive à des situations totalement aberrantes, comme vu au Québec en février : des prunes ou des raisins vendus moins cher que des oranges, et la totalité des fruits possibles et imaginables de la planète disponibles sur les étals…
zoë lucider Says:
30 mars 2009 at 14:44.
Dans mon enfance, il y avait une phrase toute faite : je te paye des prunes à la Noël pour signifier les limites du possible. Je fais partie d’une AMAP depuis longtemps (à l’initiative de) et le paysan me faisait lire ce samedi un article selon lequel la FNSEA lance une coûteuse campagne de pub pour contrer l’image de marque désastreuse résultant de « la propagande » des écolos qui influencent de plus en plus les pouvoirs politiques (sic). Ils commencent à sentir le roussi les marchands de chimie
François Says:
30 mars 2009 at 19:20.
Tu as bien raison de t’éléver contre la fraise à contre-temps et autres légumes hors saison de manière générale. Il y a 2 ans, la Migros (première chaîne de supermarchés suisses) avait lancé une grande campagne publicitaire en février (!) intitulée « La saison des fraises est arrivée. » A vomir!
Heureusement, ceci a déclenché une jolie réaction, avec la création du mouvement « Ras la fraise! »: http://www.raslafraise.ch/.
Lavande Says:
31 mars 2009 at 09:18.
Alain Juppé / la feuille charbinoise: même combat ! (:-)
Il vient de sortir un bouquin intitulé « je ne mangerai plus de cerises en hiver… »
c’est bien ça!
Paul Says:
31 mars 2009 at 13:09.
Je suis fait comme un rat. Je reconnais que c’est effectivement la lecture quasi quotidienne des œuvres complètes de Monsieur Alain Juppé, qui me fournit le thème de mes chroniques. Visiblement, son séjour au Québec lui a dérouillé deux ou trois neurones…
fred Says:
1 avril 2009 at 08:48.
et puis quel sacré « déconneur » cet Alain ! avec lui, c’est la fête du slip tous les jours !
Louisette Says:
2 avril 2009 at 21:23.
Salut M. Paul,
Cet article nous ouvre les …. papilles gustatives mais il nous faut nous retenir ! Le problème, c’est qu’il faudrait nous retenir pour plein de légumes et de fruits, sachant ce qu’il en a coûté à la planète et à l’espèce humaine ! Je m’en vais donc chercher quelques produits du « terroir » pour contenter mes besoins et respecter notre terre. Merci de nous ouvrir les yeux, même si ce n’est pas la première fois qu’on les ouvre !