16 juillet 2009

Quand l’arbre cache la forêt…

Posté par Pascaline dans la catégorie : Feuilles vertes; Le sac à Calyces .

Le mensonge d’un homme et ses conséquences

un-homme-et-des-betes Je possède un de ces vieux livres un peu ruinés, au papier bruni, à la couverture qui “rebique”, dont les cahiers commencent à apparaître sous un dos marbré de tâches. Il coûtait 24 francs… en 1937, et le “40” ajouté à la main sur la page de garde correspond sans doute au prix de la brocante où je l’aurais récupéré… Quarante francs, sans doute… Autre indication, 25è édition : un best-seller ? Titre : “un homme et des bêtes”, de Grey Owl… Sur la couverture, une photo sépia pas très nette montre un homme vêtu d’un pantalon et d’une tunique de daim frangée, les cheveux un peu ébouriffés formant deux longues tresses noires qui lui dégagent les oreilles. Assis en tailleur sur un tapis végétal – peut-être y a-t-il une rivière en arrière-plan ? – il contemple le castor allongé contre lui, la tête posée sur son genou. Quoi de plus simple ? Ce métis, de père écossais et de mère apache, a d’abord été trappeur, piégeant et tuant les castors, puis il a fait une prise de conscience écologique complète, réalisant qu’il participait à la destruction d’une espèce. Après cela, il a apprivoisé des castors, en a même élevé et a vécu des droits sur les livres ou des conférences dans lesquels il racontait son existence désormais liés à celle de ses amis à fourrure.

Le texte débute par le récit d’une séance filmée où l’on voit les castors apprivoisés s’approcher de la cabane de l’auteur, dans laquelle ils ont construit leur hutte ! Grey Owl raconte ensuite comment il en est arrivé là, avec les événements cocasses comme celui où les animaux ont trouvé son manuscrit dans la cabane et l’ont éparpillé : depuis, il numérote avec soin ses feuillets… et moi aussi ! D’autre événements sont tragiques : alors qu’avec sa femme, il s’était installé à proximité d’une famille de castors dans le but de les apprivoiser, ils trouvent en rentrant chez eux un ami venu leur faire une visite… et qui a tué les deux castors, ne connaissant pas la nouvelle activité de Grey Owl et de sa femme. Tous deux lui cacheront sa bévue malgré leur immense chagrin.
J’aime beaucoup la photo touchante d’une créature haute d’une vingtaine de centimètre, en train de téter grâce à une espèce de poire que tient son père nourricier.
J’ai noté aussi sa défense véhémente contre les gens surpris de voir un homme, que l’on n’appelle plus “un sauvage”, mais quand même, capable de rédiger des livres.

greyowl-1 Quand j’ai découvert le livre, mon attachement viscéral à la vie sauvage était en parfaite adéquation avec Grey Owl et ses récits. Sa lecture m’a captivé. Il y a quelques années, Arte a annoncé la diffusion d’un documentaire sur l’homme aux castors : “Chouette chouette ! ” avons-nous pensé, ce qui n’était pas une confusion ornithologique, mais l’expression de notre jubilation.
Cruelle déception : du pipeau, c’était du pipeau. Le documentaire racontait comment Archibald Stanfeld Belaney (1888-1938) – “Stanfeld” ou “Stansfield” selon les sources – s’était fait passer pour moitié Indien alors qu’il était d’origine anglaise. Ainsi, cet homme, déjà sensibilisé à l’écologie, et pas seulement à propos des castors, voyait son œuvre en grande partie déconsidérée à cause de son mensonge. Cet élan que sa réputation lui permettait de donner, déjà, à la protection de la nature, était coupé net.

L’arbre qui cache la forêt, c’est ce mensonge qui a affecté sa réputation. L’œuvre est passée à la trappe comme le personnage. Pourtant les choses ne sont pas si simples. Bon, d’accord, il n’était pas ce qu’annonce mon édition de chez Boivin et Cie : « Wa-Sha-Quon-Asin, autrement dit Grey Owl, “le Hibou gris”, naquit en 1888. Sa mère était une Indienne Apache ; son père , d’origine écossaise, servit comme scout au Fort Laramie (Wyoming), jusqu’au jour où un sentiment de révolte contre la guerre injuste qu’il lui fallait faire aux Peaux-Rouges le força d’abandonner sa profession (…). » Toujours est-il que son origine falsifiée est sa seule malhonnêteté, alors pourquoi ne pas écouter les paroles sages de cet homme totalement imprégné de vie sauvage, à l’écoute de la nature, et des dangers qui déjà fin XIXème et début XXème la menacent ? J’ai eu envie d’en savoir plus sur cette polémique. On trouve quantité d’informations sur internet au sujet de ce Hibou Gris. Pour ma part, j’ai  lu la maîtrise de Sylvia Sahr, lecture rendue un peu difficile par le fait que l’auteure, Allemande adoptée par le Québec, maîtrise mal le français. N’ayant pas pu la contacter par le biais de l’université du Québec, je tiens à la remercier ici pour l’important travail qu’elle a accompli et dont je me suis en partie inspirée pour reconstituer la biographie du “vrai” Grey Owl.

anahario_dawn Archibald Stansfield Belaney naquit en 1888 à Hastings en Angleterre qu’il quitta en 1906 pour le Canada, fasciné depuis toujours par ce pays. Il partagea l’existence des Ojibwés, apprit la vie d’homme des bois, et transforma peu à peu son apparence, cheveux longs tressés, mocassins, lanières cousues à ses vêtements de peau, jusqu’à passer pour membre des premières nations sous le nom de Grey Owl, Hibou Gris. Son existence de trappeur, témoin de la surexploitation de la nature, le sensibilisa sans tarder au problème de la préservation de l’environnement. Combattant en Europe lors du premier conflit mondial, il en revint dépressif et victime d’une blessure au pied qui le fit longtemps souffrir. Le cours des peaux de castor s’était effondré dans l’intervalle. Par ailleurs, sa conscience écologique naissante fut renforcée par l’influence de Gertrude Bernard, une Iroquoise plus connue sous le nom d’Anahareo, son épouse : il décida de ne plus abattre un seul castor, et de consacrer son existence à leur défense.

Sa carrière d’auteur-conférencier débuta de façon fortuite dans les années vingt quand sa mère fit éditer un courrier où il lui racontait sa vie et le Canada En 1928, Grey Owl et Anahareo adoptèrent deux castors orphelins. Malheureusement, les deux petites créatures prirent un jour la clé des champs comme elles en avaient l’habitude, et ne revinrent jamais. Victimes d’un trappeur, d’un animal sauvage ? Grey Owl et Anahareo ne le surent jamais. Cette histoire fait l’objet de mon vieux livre “Un homme et des bêtes”. Dès les années 30, devenu célèbre grâce à ses écrits, sollicité pour tenir des conférences, Grey Owl put se consacrer à la création d’une colonie de castors dans le parc national de Prince Albert en Saskatchewan. Ne se limitant pas à la protection de “ses petits frères”, il œuvrait également pour les droits des autochtones et pour la conservation de la flore et de la faune. Grey Owl ne s’était jamais vraiment remis de la guerre, son système immunitaire restait affaibli. Ses activités d’écriture et ses conférences l’épuisaient. C’est ainsi qu’il mourut d’une pneumonie, dans sa cabane de Beaver Lodge, au Parc national de Prince Albert, en 1938. Il n’avait pas cinquante ans. Sa tombe et sa cabane se trouvent encore aujourd’hui dans ce Parc qui propose des activités culturelles et touristiques nombreuses.

grey-owl-2 Informé de son identité réelle, le public le discrédita ; ce public qui écoutait l’homme des bois ne s’intéressa plus au mystificateur. Ceci représente un paradoxe amplement souligné par Sylvia Sahr : en effet, elle a la certitude qu’un vrai membre des premières nations n’aurait pas conduit sa lutte de cette façon là, la culture autochtone présentant trop de différences avec celle des Blancs. Ecrits et conférences ne sont pas les “armes” traditionnelles des Amérindiens. Elle estime pourtant qu’il fallait être un Indien pour émouvoir le public, l’exotisme d’un tel personnage servant d’accroche médiatique. Encore aujourd’hui, où Grey Owl continue à bénéficier d’une bonne notoriété, on évoque plus son identité falsifiée que sa longue lutte écologique. Un film, “l’homme qui rêvait d’être Indien” a été réalisé à son sujet par Richard Attenborough en 1999. Tout est dans le titre – et l’histoire s’intéresse plus à la vie sentimentale de notre héros qu’à ses petits protégés. Pour finir, le livre “Grey Owl” de Donald B. Smith s’intéresse à la forte personnalité de notre héros bien plus qu’à l’œuvre de sa vie.

grey-owl3 Grey Owl reste un auteur d’actualité. Il a abordé dans son œuvre des thèmes sans doute encore plus sensibles aujourd’hui. La perception que nous avons de la nature n’est pas sans conséquence : nombreux sont ceux qui la croient indestructible, capable de s’autorégénérer à mesure qu’elle se fait détruire, et ceux-là ne verront pas l’intérêt de tout mettre en oeuvre pour la protéger. Grey Owl, pour sa part, la percevait comme un ensemble d’éléments interdépendants, et s’inquiétait déjà, au début du vingtième siècle, de la surexploitation à laquelle il assistait.
« La nature ne nous appartient pas, nous lui appartenons » disait-il.
Il a vulgarisé l’idée de la conservation et de la préservation de l’environnement ainsi que du besoin pressant de sa revalorisation. Son œuvre très bien écrite, est palpitante à livre.
Il a écrit trois autres livres à succès : Ambassadeur des bêtes (1935), Sajo et ses castors (1935) et Récits de la cabane abandonnée (1936), traduits en plusieurs langues. Deux de ses ouvrages, dont « un homme et des bêtes », seront réédités en septembre : surveillez la devanture de votre libraire !
Vous pouvez également chiner ces livres chez un bouquiniste. Les éditions anciennes ne manquent pas de charme.

NDLR : la plupart des photos publiées pour illustrer la chronique proviennent du livre « Un homme et des bêtes ».

7 Comments so far...

idle Says:

20 juillet 2009 at 11:21.

Très beau récit, dites-moi ne serait-il pas cousin de Le Glézio?
En tout cas de la grande famille des humains, c’est sûr!

la Mère Castor Says:

20 juillet 2009 at 11:27.

Cher Paul, j’étais à Avignon, et ce matin en atelier, je découvre à l’instant votre billet sur Grey Owl. J’ai connu ce livre il y a longtemps, il appartenait à mon cousin, qui l’aimait beaucoup. Reste à attendre la réeédition.

Paul Says:

20 juillet 2009 at 20:30.

Un grand merci à Idle et à la Mère Castor pour leur commentaire. L’auteure de la chronique est en promenade quelque part dans le monde de l’écriture et répondra quand elle sera de retour !

BAUDRILLART MARIE-MADELEINE Says:

8 avril 2010 at 00:36.

bonjour, je découvre votre rubrique au sujet de GREY OWL. J’avais lu  » Récits d’une cabane abandonnée « lorsque j’étais petite. A la fin de l’année 2010, les éditions SOUFFLES en France ont reédité « Un homme et des bêtes  » et  » La dernière frontière « . Livres totalement bouleversants, d’une actualité brûlante et qui rendent bien compte, ainsi que vous le soulignez, du parcours exemplaire de cet homme. Commencer à une toute petite échelle, sur son territoire de vie si minuscule soit-il, à agir pour conserver, préserver, encourager la nature dans ce qu’elle a de plus beau et de plus touchant. Je vis en France, mais lors d’un séjour au Québec chez des amis il y a quelques amis, nous avions rendu visite à un couple qui vit à Saint-Michel-des-Saints. Là, des traces des castors ( retes de barrages )mais plus le moindre castor ! Pareil dans la région de Lanaudière, près de Rawdon, où nous avons vézcu dans un chalet au bord d’une rivière : pas de castors, mais des traces.
Je voulais vous remercier de votre blog si intéressant et si vivant que je découvre à l’instant. Je vais prendre le temps de tout lire.
Voici 3 liens pour des sites où l’on peut voir de vieux films avec Grey Owl :

1/ http://www.cinemaparlantquebec.ca/Cinema1930-52/pages/films/Films.jsp?filmId=117&catgId=39
2/ http://www.onf.ca/explorez-par/mot-cle/en/Grey_Owl/?&tag_range=All&decade=1920&lang=en
3/ http://www.boutdevie.org/tag/grey-owl/
Bien cordialement à vous,
Marie-Madeleine

BAUDRILLART MARIE-MADELEINE Says:

8 avril 2010 at 00:38.

pardon pour les fautes de frappes, j’étais trop pressée de vous faire part de mes impressions !

BAUDRILLART MARIE-MADELEINE Says:

8 avril 2010 at 00:39.

bien sûr, les éditions Souffles ont publié les livres de Grey Owl fin 2009 !

Pascaline Chion Says:

8 avril 2010 at 20:40.

Tous mes remerciements, Marie-Madeleine, pour votre message.

Je me permettrai de le transmettre à Sylvia Sähr, avec qui j’ai pu établir le contact, mais j’ignore si elle a eu accès à ces vidéos.

C’est la première fois, grâce à vous, que je peux voir Grey Owl en film, et ces images me font un bien grand plaisir.

Pour ce qui concerne la nature, je ne suis pas optimiste. « Commencer à une toute petite échelle », comme vous le préconisez, c’est une chose à faire, à l’évidence. En espérant que nos enfants n’hériteront pas, contre toute attente, de problèmes dramatiques et insolubles.

J’ai eu l’occasion de survoler Saint-Michel-des-Saints en hydravion : le pilote nous a montré les emplacements des sites de castors, très visibles à cause des barrages de nos petits amis qui ont fait mourir les arbres… Emplacements occupés ou abandonnés, je ne sais pas.

Beaucoup plus loin, près de Matane, on peut se faire accompagner pour voir les activités des castors à la nuit tombée.

Dans d’autres lieux (Cantons de l’Est), les traces de castors sont celles d’animaux présents (traces fraîches, arbres qui viennent d’être abattus et écorcés, empreintes de pas). Par le plus grand des hasards, photographiant la cabane des castors sur le plan d’eau, j’ai pris aussi les ronds dans l’eau qui sont certainement le signe du passage d’un castor…

Cela dit, j’ignore totalement l’état de la population de ces sympathiques animaux.

Ici, en France, j’ai vu des traces d’habitat en plusieurs endroits (rives du Rhône, de l’Isère).

La récente édition des deux livres de Grey Owl dont vous parlez, ainsi que d’autres indices, me portent à croire que l’oeuvre de Grey Owl ne disparaîtra pas, et va même, peut-être, en tout cas je l’espère, connaître un plus grand public.

Je vous souhaite plein d’autres petits et grands plaisirs en parcourant les pages devenues bien nombreuses ce ce blog !

Merci encore une fois de votre message et des liens qu’il propose.

Quant aux fautes de frappe, chut, je n’ai rien vu !

Amicalement

Pascaline

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