27 juillet 2009
Trente ans qu’Emilie ne fait plus bouillir « la soupe »
Posté par Paul dans la catégorie : Histoire locale, nationale, internationale : pages de mémoire; Philosophes, trublions, agitateurs et agitatrices du bon vieux temps .
Trente ans qu’Emilie Carles est morte, le 29 juillet 1979. Son nom ne vous dit peut-être rien et c’est dommage. Par contre si je vous parle de « la soupe aux herbes sauvages », j’ai plus de chances de vous faire réagir, tant ce livre autobiographique rédigé à la fin de sa vie a connu un succès important. Personnages extraordinaires que cette Emilie et son Jean de mari, dont l’existence mérite bien un hommage… Après tout, un anniversaire, même aussi triste, c’est une occasion excellente pour parler d’une personne pour laquelle on a autant d’admiration…
La biographie d’Emilie Carles n’a rien d’un conte de fées. Sa vie a été une longue succession de joies, de peines, de travail, de lutte… pour assurer la subsistance des siens, défendre un cadre de vie qu’elle adorait et mener une existence conforme à l’idéal libertaire et antimilitariste qui était le sien. Rien de bien extraordinaire dans ce parcours conforme à celui de beaucoup de gens simples, issus d’un milieu modeste, mais vigilants à ce que la loi d’airain de l’argent-roi ne piétine pas le pré-carré de leur idées. Emilie Carles est née en 1900, non loin de Briançon, au cœur d’une petite vallée appelée « la Clarée », dans un village portant le nom champêtre de « Val des prés ». Ses parents étaient agriculteurs de montagne et elle avait cinq frères et sœurs. L’exploitation ne rapportait guère mais demandait beaucoup de travail, et ses parents peinaient à gagner de quoi nourrir cette importante tablée familiale. Sa mère mourut, foudroyée en plein champ, alors qu’Emilie n’était âgée que de quatre ans, et cette disparition prématurée la marqua durement. Très vite, Emilie fut contrainte par les dures lois de l’existence à fournir une double journée de travail : à l’école d’abord, pour s’instruire, aux champs et à l’étable ensuite, pour aider la famille à survivre. Elle avait un projet, devenir institutrice, et elle témoigna d’une volonté et d’un courage hors du commun pour y arriver. « J’aimais l’école, j’aimais l’étude, j’aimais lire, écrire, apprendre. Dès que je suis allée à l’école, je me suis sentie chez moi et c’est là que je me suis épanouie. » Elle fut d’ailleurs la seule enfant de la maison à poursuivre ses études. En 1916, elle quitta l’école à Besançon, pour aller à Paris, afin d’obtenir son diplôme et exercer le métier qu’elle avait choisi. La guerre de 14/18 avait débuté depuis deux ans et deux de ses frères étaient mobilisés. Son retour « au pays » fut donc grandement apprécié. Ce séjour à Paris va marquer pour Emilie Carles le début d’une nouvelle phase de son existence.
Les récits des deux soldats, lorsqu’ils sont permissionnaires, ainsi que les contacts qu’elle entretient sur Paris, juste après guerre, dans la mouvance anarchiste, la convainquent peu à peu de l’absurdité de la guerre et de la nécessité d’œuvrer pour la construction d’un monde meilleur. La rencontre de celui qui va devenir son compagnon, Jean Carles, en 1927, va l’aider à forger et à étoffer ces convictions qui sont déjà en elle. Jean Carles est anarchiste, pacifiste et libre-penseur. Il a refusé d’être mobilisé pendant la première guerre, et a dû prendre le maquis pour échapper aux gendarmes chargés de l’arrêter. Jean est plus âgé qu’Emilie : il est son aîné de onze ans. L’accord entre ces deux êtres est total et ils vont se lancer à corps perdu dans le militantisme avec beaucoup de générosité et d’ouverture d’esprit, tout en continuant leur labeur quotidien. Dans son livre, Emilie Carles détaille longuement les petits faits qui jalonnent une vie montagnarde particulièrement difficile. Elle décrit les luttes quotidiennes mais aussi les améliorations que le progrès apporte dans les villages reculés. Son métier d’institutrice la laisse en contact permanent avec le milieu populaire dont elle est issue ; son récit est un témoignage remarquable sur la vie des familles rurales dans les Alpes entre deux guerres : installation des premiers poêles à charbon, raccordement au réseau électrique, amélioration de l’équipement ménager… Malgré tout, le confort quotidien reste tributaire des récoltes et de la santé des animaux d’élevage et dame Nature est parfois bien sévère. Elle conte aussi les longues veillées hivernales et l’entraide dans les villages pour aider les familles à surmonter les moments difficiles. Elle essaie aussi de travailler en respectant son idéal. Il est important pour elle que les enfants qui lui sont confiés développent leurs talents personnels, aient du goût pour les études et souscrivent aux valeurs morales qui sont essentielles à ses yeux : solidarité, respect de l’autre, responsabilité individuelle…
L’année 1936, avec l’arrivée au pouvoir du Front Populaire, voit la création des premiers congés payés. Cet acquis social important est arraché de haute lutte et provoque une vague d’euphorie dans le pays. Emilie et Jean décident d’ouvrir une auberge rurale dans les bâtiments de leur grande ferme. Ils font de la « publicité » dans les journaux militants et leur auberge se remplit de copains et de copines anarchistes venus se ressourcer à l’air pur de la montagne, au contact de ces deux hôtes exceptionnels. La « clientèle » n’est guère fortunée et il est difficile de rentabiliser un fonctionnement aussi démocratique. Là n’est pas le but des deux initiateurs du projet d’ailleurs. Il veulent simplement faire partager aux citadins leur cadre de vie exceptionnel. Le salaire régulier d’Emilie (qui continue son labeur d’institutrice) permet d’équilibrer les comptes tant bien que mal. La guerre de 39/45 vient très vite assombrir ce décor idyllique. Dès le début du conflit, leur fille, Nini, qui jouait dans la rue du village, est écrasée par un camion militaire, au passage d’un convoi. Cette disparition plonge le couple dans une détresse profonde et parfaitement compréhensible.
Jean refuse d’être mobilisé et se cache à nouveau dans les montagnes. Plus tard, il rejoint un camp de maquisards mais, en raison de son refus de se servir d’une arme, il ne participe à aucun combat et se charge de la « popote » de ses compagnons. Nouveau problème au moment de la guerre en Algérie : l’un de leur fils est en âge d’être mobilisé et le combat contre le militarisme doit reprendre. En 1962, épuisé par toutes ces luttes, Jean meurt soudainement et Emilie se retrouve seule. J’exprimais plus haut le fait que le nom d’Emilie Carles était moins connu que le titre de son livre. Jean Carles aussi n’a laissé que peu de traces derrière lui, sauf parmi ceux qui l’ont connu directement. Peu d’éléments sont connus sur sa vie, à part ceux que sa compagne a révélé dans son ouvrage. Les recherches concernant Jean donnent peu de résultats, y compris sur les sites libertaires ou sympathisants. D’après l’image que je me fais de lui, je crois que cette absence de discours creux, de fanfares et de louanges plus ou moins hypocrites ne lui aurait pas déplu : un homme simple qui a quitté la vie sans tambours ni trompettes !
Emilie ne dépose pas le flambeau de la révolte pour autant. Ce n’est plus l’armée maintenant qui menace directement son cadre de vie, ce sont les promoteurs projetant de faire passer une autoroute en plein milieu de la vallée de la Clarée. Il n’est pas question pour elle de laisser saccager ce milieu naturel exceptionnel dans lequel elle évolue depuis son enfance. Le cycle militant reprend : manifestations, tracts, conférences… Il faut sensibiliser l’opinion publique aux risques que ce projet routier absurde fait courir à la vallée. Trois années de lutte de 1973 à 1976 avant d’obtenir enfin gain de cause. Le classement de la vallée entraine l’arrêt définitif du chantier prévu. Âgée de 76 ans, Emilie Carles est allée jusqu’à Paris, faire une conférence de presse devant les technocrates et les journalistes. Son éloquence joue pour beaucoup dans la décision finale.
Le temps est venu de se poser un peu et de raconter. Emilie Carles rédige alors « la soupe aux herbes sauvages », roman autobiographique qui paraît en 1978. Elle raconte, avec beaucoup de talent, de sensibilité et d’humanité, le quotidien des gens de la montagne pendant un demi-siècle qui a vu changer bien des choses. Le livre va bien plus loin qu’une simple chronique de la vie rurale. Avec l’humilité qui la caractérise, elle parle beaucoup des autres et fort peu d’elle-même. A travers son récit, elle développe aussi les idées qui sont les siennes et ont été celles de son défunt mari, et témoigne avec enthousiasme de l’espoir qu’elle porte toujours de voir le monde s’améliorer et l’humanité adopter de nouvelles valeurs morales. Il est donc important d’insister sur le fait que « la soupe aux herbes sauvages » est bien plus qu’une simple recollection de faits divers ou un roman « de terroir » fleurant la lavande et le feu de bois dans la cheminée. Aux travers des écrits d’Emilie Carles se profilent une philosophie de l’existence et une défense de valeurs tout autres que celle des gens qui n’ont vu dans son livre qu’un témoignage sympathique, pittoresque et rustique. Le livre a connu un succès important et a été réédité à plusieurs reprises et dans diverses collections. Un téléfilm a même été tourné avec Annie Girardot dans le rôle de la « brave institutrice ». TF 1 l’a financé et diffusé. Je ne l’ai pas vu ; je ne souhaite pas le voir ; je ne vous en parlerai donc pas. Je ne sais pas ce qu’Emilie en aurait pensé. Elle est morte dans son village, au milieu des siens qu’elle avait tant aimés et surtout si bien compris. Elle a fait don de son corps à la science : elle n’avait guère plus d’estime pour la religion que pour les uniformes. Je lui laisse la conclusion de cet hommage posthume car elle mérite bien d’avoir le mot de la fin : « c’est pareil pour toutes choses, ce qui paraît irréalisable pour l’heure sera une réalité demain. »
NDLR : un comité de défense de la « vallée de la Clarée » a dû être réanimé il y a quelques années, à cause d’un projet de tunnel ferroviaire. La lutte a repris, sans Emilie cette fois, mais soutenue par l’élan qu’elle avait su donner aux habitants de la vallée. La zone concernée a été finalement classée « Natura 2000 » et elle est protégée au moins pour quelques années. Voici l’adresse web de cette association, si vous voulez en savoir un peu plus.
L’illustration n°2 est empruntée à « Rhône-Alpes-Auvergne-France 3 ». L’illustration n°4 représente l’école de Val des Prés à l’époque d’Emilie Carles. Elle provient du site fort sympathique de l’école « Emilie Carles », que vous pouvez visiter.
8 Comments so far...
Clopin Says:
27 juillet 2009 at 23:32.
Merci de m’avoir donné envie de ressortir ce livre des étagères. Coïncidence, la semaine dernière, en sortant de Briançon vers le Lautaret, j’ai vu l’embranchement vers la vallée de la Clarée qui m’a tout de suite fait penser à Emilie Carles !
Thom Says:
28 juillet 2011 at 23:49.
Merci pour votre texte. Je viens de finir le livre de Mme Carles qui m’a beaucoup ému. Il faut dire qu’à Paris nous sommes – malheureusement – bien éloignés des vérités simples dont nous parle Mme Carles.
Souvenons-nous de ses combats. Elle a affirmé ses idées à une époque où le faire demandait certainement du courage. Nous devrions nous inspirer de son exemple, être plus militants…et peut-être que l’avenue de la Grande Armée devrindra un jour l’avenue Emilie Carles !
JEA Says:
19 décembre 2012 at 12:42.
Sur la pierre marquant la tombe de son époux, n’a-t-elle pas fait apposer cette inscription : « PACIFISTE » ?
Paul Says:
19 décembre 2012 at 13:29.
@ JEA – Merci de revenir sur cette ancienne chronique et sur ce personnage que je trouve si attachant (peut-être parce que nous avons fait, à une époque différente, un peu le même boulot). On trouve ce passage-là sous la plume d’Emilie :
« Parlant de son enterrement, il m’avait dit un jour : Surtout je ne veux ni fleurs ni couronnes, ce sont des imbécilités» mais je n’ai pas pu faire autrement que de mettre ce mot-là « Pacifiste », c’était la moindre des choses et, en le faisant, je crois être restée fidèle à sa pensée et à sa vie. Une vie exemplaire. »
Cela confirme tout à fait ce que vous dites !
Michèle LETELLIER Says:
10 mars 2016 at 19:08.
Je suis la scénariste du double-film, adapté du roman d’Emilie Carles. Dans mon blog « séquences-vie d’une scénariste », je rends hommage à Annie Girardot. J’y raconte aussi des anecdotes autour du montage et du tournage de ce film. A partager avec ceux qui ont aimé Girardot, Une soupe aux herbes sauvages et ceux qui ont envie de connaître les coulisses des chaînes de télévision…. http://www.michele-letellier.fr/blog/séquences-vie-d-une-scénariste/ http://www.michele-letellier.fr scénariste
Paul Says:
11 mars 2016 at 08:07.
@ Michèle – Merci pour ce complément d’informations…
Dominique Decad -Janoueix Says:
14 octobre 2016 at 08:46.
Petite-fille d’une « maîtresse d’école » née en 1899 en Haute Corrèze, je possède ce livre depuis sa sortie, je devais avoir 14 ans. Depuis, je le relis régulièrement. C’est d’ailleurs le cas en ce moment. Je l’ai lu avec les yeux d’une adolescente, et aujoud’hui je le lis avec les yeux d’une cinquantenaire. J’y trouve toujours la même émotion. Mais aussi, bien que ce livre ait été lu et relu, j’y trouve toujours une chose nouvelle. Pour tous ceux qui ne savent qu’un jour on a vécu sans télé, sans smartphone, sans dvd et que ce n’est pas si vieux. Et pour les jeunes qui n’aiment pas l’ecole’ savoir que pouvoir faire des études fut pour beaucoup un combat, hélas pas toujours gagné.
Paul Says:
14 octobre 2016 at 10:02.
@ Dominique – Votre commentaire éveille d’autant plus mon intérêt que je m’apprête à publier une chronique à propos du cinquantième anniversaire de la disparition de Célestin Freinet. Je crois que ce qui a changé aussi pour les jeunes d’aujourd’hui, c’est que l’effort que l’on faisait autrefois pour faire des études aboutissait à un résultat social concret. Obtenir un diplôme permettait de s’élever dans la société ; ce n’est plus le cas actuellement. Loin de là puisque l’on en est à dénombrer que plus de 15% des SDF ont un diplôme d’études supérieures. Problème de finalité donc, problème de décalage aussi. Le discours de l’école autrefois était un discours émancipateur, un discours en avance sur le monde. Ce n’est plus le cas actuellement. Il faudrait que l’école aide à développer esprit d’initiative, esprit critique, créativité… Trop souvent elle ne se contente que d’une transmission de connaissances pas forcément en lien avec les préoccupations actuelles des adolescents. Je pense donc qu’il n’y a pas que l’absence d’effort qui est en cause. Certes, le sujet est d’importance et mériterait de plus longs développements. En tout cas, le bouquin d’Emilie Carles, je suis bien d’accord avec vous, est un ouvrage à relire régulièrement !