18 août 2009

« Les tyrans ne sont grands que parce que nous sommes à genoux… »

Posté par Paul dans la catégorie : Philosophes, trublions, agitateurs et agitatrices du bon vieux temps .

boetie_servitude Pensée profonde à méditer dans les mois à venir… Phrase prophétique écrite par un écrivain français mort en 1530, mais il est de bon ton de rappeler l’actualité en ces temps de soumission servile… La même plume écrit également : « Il y a trois sortes de tyrans. Les uns règnent par l’élection du peuple, les autres par la force des armes, les derniers par succession de race. (…) s’ils arrivent au trône par des moyens divers, leur manière de régner est toujours à peu près la même. Ceux qui sont élus par le peuple le traitent comme un taureau à dompter, les conquérants comme leur proie, les successeurs comme un troupeau d’esclaves qui leur appartient par nature. » Cet homme à la pensée incisive se nomme Etienne de la Boétie et je pense que beaucoup d’entre-vous l’auront reconnu. Ce philosophe politique, grand ami de Montaigne, a écrit peu de textes d’une telle portée, consacrant l’essentiel de son temps à la traduction d’œuvres de l’antiquité et à la poésie. Son « discours de la servitude volontaire », bref, percutant et terriblement contemporain, est pourtant une œuvre majeure aux yeux de beaucoup de gens. Nombreux sont ceux qui considèrent La Boétie comme l’un des pères de la « désobéissance civile » et l’un des précurseurs de la pensée anarchiste. Lorsque l’on sait qu’Etienne de la Boétie était issu d’une famille de la grande bourgeoisie du Périgord, cette double paternité qui lui est attribuée est un fait plutôt surprenant. Ce sont les hasards du calendrier, et surtout un petit coup d’œil à l’excellent site « éphéméride anarchiste« , qui m’amènent à vous parler de ce personnage aujourd’hui. La Boétie est en effet décédé un 18 août, en 1563, à peine âgé de 33 ans, emporté par une crise de dysenterie. Je ne dérogerai pas, encore une fois, à cette règle étonnante qui consiste à évoquer les personnalités célèbres le jour anniversaire de leur mort ou de leur naissance !

maison-natale-la-boetie1 On sait fort peu de choses sur l’enfance et l’adolescence d’Etienne de la Boétie, si ce n’est qu’il est né à Sarlat, en 1530, dans une famille de magistrats. Son père était sans doute Lieutenant du Sénéchal du Périgord et il est mort alors que son fils était encore très jeune. Etienne de la Boétie a alors été élevé par son oncle et reconnaît qu’il lui doit l’essentiel de son éducation. En 1548 il rentre à l’Université d’Orléans pour y suivre des études de droit. C’est à cette époque, alors qu’il est âgé d’à peine 18 ans, qu’il rédige son « discours de la servitude volontaire ». En 1553 il devient conseiller au Parlement de Bordeaux, sans même avoir atteint l’âge légal de 25 ans requis pour exercer cette fonction. Il épouse Marguerite de Carle, veuve de Thomas de Montaigne, le frère de Michel, le philosophe. C’est le début d’une amitié brève mais intense entre ces deux hommes. L’estime qu’ils se portent l’un à l’autre est considérable. Après le décès d’Etienne, Michel de Montaigne lui rendra cet hommage célèbre dans ses Essais : « Nous estions à moitié de tout, il me semble que je luy desrobe sa part » ou encore « si l’on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne peut s’exprimer qu’en répondant : parce que c’était lui, parce que c’était moi. » Le XVIème siècle est aussi celui des guerres de religion. Fin diplomate et habile négociateur, Etienne de la Boétie est chargé par Michel de l’Hôpital d’une mission de médiateur dans diverses négociations auxquelles participent Catholiques et Protestants. Pendant ses études à Orléans, il a eu comme professeur Anne du Bourg, futur conseiller au Parlement de Paris, et future victime des « purges » anti-hérétiques de la famille de Guise. Après avoir critiqué la politique de répression conduite par le Roi François II, Anne du Bourg est en effet jugé et condamné à être pendu et brûlé en place de Grève à Paris. Cet événement survient en décembre 1559, quatre ans avant la mort de la Boétie, un an avant qu’il accepte ce poste de médiateur. Le philosophe ne s’est pas converti à la religion réformée, mais il a un discours plutôt critique à l’égard de l’église catholique et de la religion en général. Ces idées sont développées avec beaucoup d’adresse (et de diplomatie) dans « le discours ». On trouve en effet écrites de sa plume cette déclaration cinglante : « Les tyrans eux-mêmes trouvaient étrange que les hommes souffrissent qu’un autre les maltraitât, c’est pourquoi ils se couvraient volontiers du manteau de la religion et s’affublaient autant que faire se peut des oripeaux de la divinité pour cautionner leur méchante vie. Le peuple a toujours ainsi fabriqué lui-même les mensonges pour y ajouter ensuite une foi stupide ». Sa dénonciation des méfaits de la religion a cependant des limites puisqu’il termine son texte par une exhortation à la prière afin que le Dieu bon et libéral aide les humains à se délivrer de ces tyrans ignobles…

la-boetie L’objet principal du « discours de la servitude volontaire » est de dénoncer la facilité avec lequel les peuples acceptent la tyrannie alors que celle-ci n’a pour support que la docilité des humains et que, sans leur consentement, elle n’aurait guère plus de poids qu’un fétu de paille. En s’appuyant sur de nombreux exemples pris dans l’histoire antique, Etienne de la Boétie, critique, à mots couverts, le pouvoir tout puissant du monarque. Il essaie de trouver une explication à la servitude, en démontant les mécanismes qui lui permettent de s’instaurer, et les rouages éducatifs qui assurent sa pérennité. Dès son plus jeune âge, l’homme apprend à se soumettre et ne cherche plus à réclamer ce qu’il n’a jamais connu. « La nature de l’homme est d’être libre et de vouloir l’être, mais il prend facilement un autre pli lorsque l’éducation le lui donne. […] Ils (les hommes) disent qu’ils ont toujours été sujets, que leurs pères ont vécu ainsi. Ils pensent qu’ils sont tenus d’endurer le mal, s’en persuadent par des exemples et consolident eux-mêmes, par la durée, la possession de ceux qui les tyrannisent. » Le temps qui passe, la force des habitudes, accroissent la servitude. Les tyrans se chargent par la ruse de contribuer à abêtir leurs sujets. Le passage qu’Etienne de la Boétie consacre à l’abrutissement des masses est d’une actualité brûlante lorsque l’on voit le niveau du spectacle qui est proposé au bon peuple dans les principaux médias. Le parallèle est intéressant à faire entre le discours d’un certain grand dirigeant de TF1 et cet extrait du « discours » : « Il (le peuple ignorant) est soupçonneux envers celui qui l’aime et confiant envers celui qui le trompe. Ne croyez pas qu’il y ait nul oiseau qui se prenne mieux à la pipée, ni aucun poisson qui, pour la friandise du ver, morde plus tôt à l’hameçon que tous ces peuples qui se laissent promptement allécher à la servitude, pour la moindre douceur qu’on leur fait goûter. C’est chose merveilleuse qu’ils se laissent aller si promptement, pour peu qu’on les chatouille. Le théâtre, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes curieuses, les médailles, les tableaux et autres drogues de cette espèce étaient pour les peuples anciens les appâts de la servitude, le prix de leur liberté ravie, les outils de la tyrannie. » Certes la réthorique de la Boétie, s’adresse aux tyrans de l’antiquité et de façon indirecte aux monarques de son époque. Les pratiques ont bien peu évolué, du moins dans leur fondement ; seuls les moyens technologiques dont disposent ceux qui veulent nous amadouer ont vraiment changé.

etienne-de-la-boetie La réflexion de la Boétie n’est cependant pas empreinte de pessimisme puisqu’à son avis il existe des solutions à tous ces malheurs et qu’elles paraissent, au moins sur le papier, relativement simples : « Ce tyran seul, il n’est pas besoin de le combattre, ni de l’abattre. Il est défait de lui-même, pourvu que le pays ne consente point à sa servitude. Il ne s’agit pas de lui ôter quelque chose, mais de ne rien lui donner. Pas besoin que le pays se mette en peine de faire rien pour soi, pourvu qu’il ne fasse rien contre soi. » Il s’agit là d’une première définition, simple mais efficace, de la désobéissance civile, concept sur lequel réfléchiront d’autres penseurs par la suite, comme Thoreau, et que certains tenteront de mettre en pratique à diverses époques. Le facteur principal pour que l’acte de désobéissance réussisse c’est qu’il soit pratiqué par le plus grand nombre possible d’insoumis. La répression est facile à exercer contre un petit groupe de personnes ; elle devient plus complexe à mettre en œuvre lorsque le nombre de désobéisseurs s’accroît. Cela ne veut pas dire que le Pouvoir en place laisse faire. Il va tout tenter pour essayer de restaurer son prestige menacé. Sous couvert de « défense de la légalité », ceux qui ont initié le mouvement seront sévèrement châtiés. C’est à ce stade là que la solidarité doit pleinement jouer : refus des sanctions imposées, dénaturation de ces sanctions par l’entraide, élargissement constant du mouvement pour entrainer un nombre plus grand d’amendes, de procès, de sursauts dans l’opinion publique. Je n’écris pas ces lignes sans arrière pensée. J’ai suivi de près, pendant l’année, le mouvement des enseignants désobéisseurs, refusant d’appliquer dans leurs classes les contenus les plus rétrogrades de la réforme Darcos. Certes, les chefs de file de ce mouvement ont été réprimés, mais je note que le Ministère a été suffisamment inquiété par cette affaire pour juger bon de règler ses comptes pendant les vacances scolaires. Espérons que la solidarité jouera pleinement et que le mouvement reprendra sur des bases encore élargies une fois la torpeur  estivale suffisamment éloignée. Le lien entre le discours d’Etienne de la Boétie et les agissements de collègues comme Alain Refalo ou Erwan Redon est à mon avis direct. Six siècles et demi séparent les deux démarches : en lisant l’une et en observant les effets de l’autre, on ne s’en rend pas vraiment compte.

desobeisseurs Bien d’autres démarches contemporaines ou antérieures pourraient être citées pour illustrer les applications des « recommandations » de notre écrivain philosophe. Des soldats du 17ème régiment refusant de tirer sur leurs frères vignerons, aux ouvriers de Lip reprenant à leur compte la gestion de leur entreprise, les démarches de « désobéissance » sont nombreuses et constituent certainement l’une des démarches les plus craintes par les pouvoirs en place. A ce niveau-là, il est clair que l’analyse de la soumission faite par la Boétie est sans conteste remarquable. La tyrannie n’est qu’un colosse au pied d’argile, une pyramide à l’équilibre précaire, un mythe qui s’effondrera le jour où la grande majorité des croyants sera prise de doute. Mais attention, la bête sait se défendre et elle sait utiliser ses propres sujets pour assurer sa pérennité. « Le ressort et le secret de la domination, le soutien et le fondement de toute tyrannie... », ce ne sont point tant les bandes armées dont tout pouvoir dispose à volonté, que cette pyramide complexe, cet entrelacs de relations d’obéissance et de commandement, qui vont assurer la cohésion de l’édifice. A chaque étage, des hommes ou des femmes obéissent et commandent, toute leur énergie étant tendue vers un seul accomplissement : le passage au niveau supérieur. Cette ambition, cette quête éperdue de quelques miettes de pouvoir supplémentaire, les aveugle au point de les empêcher de voir tout ce à quoi ils ont renoncé. Ils ont troqué leur liberté d’être humain contre de l’argent, des grades ou des médailles de pacotille. Ils comptent bien faire payer, argent comptant, à ceux des étages inférieurs, toutes les privations qu’ils ont subies pour satisfaire leurs maigres ambitions. Même s’il ne l’écrit pas de façon aussi triviale, Etienne de la Boétie, ce penseur remarquable, est conscient de la complexité des luttes que l’humanité devra livrer pour se libérer de tous ses jougs. Quelques siècles plus tard, on écrira ces fort belles paroles : « Il n’est pas de sauveur suprême, ni Dieu, ni César, ni Tribun… producteurs sauvons-nous nous-mêmes… » Ceci est un autre couplet, mais ce n’est pas une autre chanson !

NDLR : il existe sur le web une version complète du « discours de la servitude volontaire » (si vous ne le possédez pas dans votre bibliothèque !). Vous pouvez la télécharger à cette adresse, la lire à l’écran ou bien l’imprimer (une vingtaine de pages). Il s’agit là de la principale référence que j’ai utilisée pour écrire ce billet. Les illustrations utilisées pour cette chronique ont des origines très diverses et ne sont malheureusement pas très originales. Homme discret, La Boétie ne se laissait pas facilement photographier…

5 Comments so far...

François Says:

18 août 2009 at 09:10.

Extrêmement intéressant, merci pour cette référence!

fred Says:

18 août 2009 at 09:48.

A Marseille, la justice a donné raison aux « enseignants désobéisseurs »
http://www.lepost.fr/article/2009/08/14/1657721_la-justice-donne-raison-a-deux-profs-desobeisseurs.html
et j’adore La Boétie et surtout son « pote » Montaigne ! Même si ce dernier m’avait un peu déçu en abandonnant l’épicurisme pour le stoïcisme à la suite d’un accident de charette ! J’ai encore en tête un de ses conseils de « bonne vie ». Il se faisait réveiller exprès à 4h00 du mat’ pour avoir le plaisir de se rendormir ! c’est pas beau ça ? 🙂

Paul Says:

18 août 2009 at 13:09.

Un très bon prolongement à cette chronique sur le blog de Normand Baillargeon : c’est l’histoire du réservoir de Bellamy qui est reproduite intégralement dans l’article de Normand. Voici le lien : http://nbaillargeon.blogspot.com/2009/08/lallegorie-du-reservoir-de-bellamy.html
bonne lecture à ceux que le thème intéresse !

LePtitLu Says:

6 septembre 2009 at 15:17.

J’avais dit dans un premier commentaire disparu au milieu de spams : merci, merci et merci !
Depuis j’ai lu le « discours de la servitude volontaire » et si je suis d’accord sur le fond et ai été particulièrement intéressée par le passage sur le jeu, j’ai par contre tiqué à propos de « l’homme efféminé ». Eh La Boétie, les femmes ne sont pas des sous hommes !

piksou Says:

22 octobre 2010 at 12:09.

j’ai besoin de trois explications possibles de la soumission au pouvoir d’apres la boétie.

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