18 janvier 2011

Ne pas mourir idiot…

Posté par Paul dans la catégorie : au jour le jour...; philosophie à deux balles .

« Il faut apprendre partout où c’est possible. » (Vaclav Havel) – « Cesser d’apprendre, c’est commencer à vieillir. » (Socrate)

J’ai l’impression d’avoir une soif inextinguible de connaissances. En ce domaine-là, je me compare plus facilement à l’abeille butineuse qu’au collectionneur de timbres acharné. Je ne rêve point d’acquérir une connaissance complète dans un domaine bien précis, mais au contraire de posséder une collection de clés qui me permette d’apprivoiser le monde dans lequel je vis, en ouvrant quelques portes, de ci, de là, du côté des étoiles, des pierres, des arbres ou des livres. Peu me sied d’être capable de citer Nietzsche ou Platon dans la moindre de mes conversations. Mon bonheur sera complet le jour où, levant les yeux vers les étoiles, je serai capable de nommer d’autres constellations que Cassiopée ou la Grande Ourse, ou bien, lorsque l’on me questionnera sur les Canuts, d’être capable de dire quelques mots à leur sujet qui ne soient remplis d’inexactitudes. Il est pour moi essentiel de connaître le point de vue d’autres personnes, embarquées comme moi dans le même navire, mais ne jouant pas forcément un rôle identique dans l’équipage : autant de cultures, autant de richesses à partager… Je ne ferai pas le tour du monde ; je n’en ai plus l’âge et sans doute pas les moyens et il y a surtout trop d’espaces sur cette petite planète que l’homme a rendu inhospitaliers à ses semblables. J’aurai cependant trempé mes orteils dans les eaux de la mer Egée et aperçu la silhouette d’un orignal au crépuscule dans un parc québécois. Je ne suis point téméraire et la violence m’angoisse. L’attrait que certains pays exercent à mes yeux est étouffé par les risques qu’y courent les voyageurs aussi peu expérimentés que moi… Les récits de voyage, les cartes anciennes, les livres de géographie… me permettent parfois de poser le pied en des lieux où je n’irai sans doute jamais. Non que je renonce à voyager – loin de moi une telle idée – mais je suis relativement lucide quant à mes projets futurs.

Voyager forme la jeunesse, selon la sagesse populaire (je ne me priverai pas d’ajouter à ce dicton basique « et stimule la vieillesse ! ») mais les voyages ne sont point les seuls pourvoyeurs de connaissance, loin de là. Ils permettent d’incroyables rencontres et sont source d’interrogations inédites, mais peuvent revêtir de multiples formes ! Faute de tour du monde, un tour du jardin apporte aussi son lot de savoirs ! La nature qui m’environne recèle toutes sortes de secrets plaisants à découvrir au fil des jours. Les gens que je rencontre au gré des aventures de mon quotidien et de mes propres expériences sont aussi pour moi des sources inépuisables de savoir. J’écoute, j’observe, j’essaie d’enregistrer, voire de reproduire, ce qui m’intéresse : le geste d’un artisan, le phrasé d’un musicien, les connaissances d’un érudit… Tout est bon à prendre : j’ai toujours fonctionné comme cela, un peu sur le modèle d’une éponge qui s’imprègne de l’ambiance dans laquelle elle se trouve. Je tente, maladroitement, par touches successives, de reproduire ce que j’ai vu ou entendu : une phrase, un discours sur les arbres, une forme sur une planche ou un empilement de pierres sèches. Parfois cela fonctionne raisonnablement à la première tentative ; en d’autres circonstances, je n’obtiens qu’une ébauche peu satisfaisante. L’incapacité de mon cerveau, de mes mains, à obtenir un résultat acceptable (ne serait-ce qu’à mes yeux) me décourage fréquemment. Je persévère… un peu seulement… L’adulte, comme l’enfant, a besoin d’encouragements dans ses tentatives, de louanges dans ses réussites ou de conseils dans ses échecs. L’impression d’être un « touche à tout » qui ne finit rien parfaitement me désole parfois mais me réjouit aussi bien souvent. Je suis souvent complexé par l’étendue des connaissances de certains dans un domaine bien précis, mais je me console en me disant que faute d’être capable de disserter sur l’œuvre des philosophes grecs à l’époque de Platon, ou d’être capable de décrire pierre par pierre, les temples bouddhistes du Laos, je sais reconnaître diverses essences de bois en me promenant dans une forêt ou interpréter un An Dro bien rythmé sur mon accordéon. En y réfléchissant un peu, je me demande si une pointe de jalousie ne jouerait pas un rôle dans cette quête infinie de connaissances. Non pas faire ou dire « mieux », mais simplement atteindre une altitude légèrement supérieure à celle des océans.

Il se peut bien aussi que ce soit ce côté « touche à tout » qui m’ait fait apprécier le métier d’instituteur (cela a été ma « fonction » sociale pendant une bonne trentaine d’années), et m’y trouver plutôt à l’aise. La pratique d’une pédagogie relativement ouverte aux désirs exprimés par les enfants, le fait de ne pas réprimer, mais plutôt d’encourager leur curiosité naturelle, a été un sacré moteur d’apprentissage, non seulement pour le groupe classe (ce qui est dans l’ordre logique des choses), mais aussi pour l’enseignant-berger dont je jouais le rôle. Accepter le questionnement, faire état de son ignorance en un domaine (un peu d’humilité ne fait pas de mal, de temps à autre !), encourager la recherche d’une réponse, accompagner cette démarche d’investigation… On se prend au jeu, à condition d’avoir un ressenti du métier qui ne dépende pas de la position de l’aiguille des heures sur l’horloge, et on découvre parfois que l’on peut s’intéresser, au moins temporairement, même à des sujets que l’on jugeait plutôt rébarbatifs au départ. Manipulez un globe terrestre avec des enfants et se posera très vite la question des fuseaux horaires par exemple. On recule d’une heure quand on navigue vers l’Ouest, le contraire si l’on met cap à l’Est… Que se passe-t-il quand les deux voyageurs se rencontrent ? A qui faut-il demander l’heure exacte ? Exemple simple d’un questionnement qui peut avoir de multiples prolongations. Le mouvement des planètes autour du soleil, le mécanisme du jour et de la nuit, l’inversion des saisons, autant de phénomènes qui peuvent permettre de superbes leçons magistrales mais qui peuvent surtout enclencher de passionnantes séquences si on laisse aux intéressés la maîtrise de leur cheminement intellectuel. Les centres d’intérêt ne suivent pas forcément les parcours soigneusement répertoriés des programmes officiels et telle question qui aura passionné un groupe une année ne donnera lieu qu’à de piètres échanges à une autre occasion. D’où l’intérêt du métier pour celui qui exerce temporairement le rôle de capitaine du navire, lorsque les trajectoires et les destinations changent souvent. Je dois avouer d’ailleurs que ce qui m’a le plus lassé dans ce boulot (du moins dans ses aspects pédagogiques – car il en est malheureusement d’autres) ce sont les escales obligatoires et les horaires imposés qu’il a fallu malheureusement bien respecter… Je savais pourtant fort bien qu’il est très difficile de faire boire un cheval qui n’a pas soif ! – paraphrase de Freinet. La scolastique se moque trop souvent des lois qui régissent les mécanismes naturels.

Nombreux sont les lieux propices à la transmission des savoirs. L’école en est un dont le rôle est important mais en aucun cas exclusif (heureusement, d’ailleurs, compte-tenu des nombreux défauts que revêt notre système éducatif). La fonction primordiale de l’école devrait être de munir chacun d’entre nous des outils indispensables pour s’approprier de nouvelles connaissances : maintenir éveillée la curiosité de tous en la stimulant sans cesse, donner le goût de la lecture, développer les capacités à exploiter les multiples outils informatifs qui nous entourent et dont nous aurons besoin toute notre vie durant. Des requêtes habilement formulées sur un moteur de recherche permettent souvent d’aboutir à des sites intéressants sur la toile, et une relative habitude des livres permet de tirer un meilleur parti d’une bibliothèque. Je suis toujours étonné par la formulation des demandes sur Google ou sur d’autres outils de recherche ; je vois parfois s’établir des liens ahurissants entre certaines chroniques de mon blog par exemple et les interrogations qui ont permis aux internautes de les dénicher. Comparativement à l’aube de notre civilisation où l’étendue des connaissances humaines était relativement modeste et où la transmission pouvait suivre des voies simples (transmission orale, reproduction des gestes…) notre époque évoque une sorte de jungle impénétrable à l’intérieur de laquelle aucun individu, s’il n’est au préalable muni des outils indispensables, ne peut espérer pénétrer et encore moins tracer un quelconque cheminement. Ce sont là des faits pourtant basiques que les tenants de l’école traditionnelle, opposés à toute autre processus pédagogique que la politique de l’entonnoir, ne semblent toujours pas vouloir admettre. Le savoir « lire, écrire, compter » de l’école de Jules Ferry, même s’il a toujours son importance, ne saurait en aucun cas former des individus capables d’évoluer sereinement dans la complexité actuelle. Tout au plus fabrique-t-on en série des personnes promptes à se réfugier derrière la moindre croyance tant soit peu rassurante, ou le premier discours simpliste, quelles que soient les contrevérités plus ou moins criantes qu’il peut contenir. « Pourquoi Dieu a t-il donné un cerveau aux militaires puisque pour marcher au pas, une moelle épinière leur suffit ! » (Einstein)

L’ignorance me met en colère, et ce, dans tous les domaines. Le pouvoir donné à un expert me fait peur. Le pouvoir donné à un ignorant me donne la nausée. Ce sont là sans doute les raisons pour lesquelles je suis si hostile à l’idée d’abandonner mes prérogatives en matière de décision, et si préoccupé par la recherche de moyens permettant d’empêcher l’institutionnalisation de l’autorité. En matière de paroles péremptoires reposant sur du vide, nos politiciens sont des champions toutes catégories. Qu’un candidat aux élections ignore la composition de l’équipe de foot de son bled, ou le nombre de missiles nucléaires que l’on embarque sur une baignoire flottante, passe encore… Que sur des sujets aussi graves que l’énergie nucléaire, le budget de l’armée ou l’éducation des enfants, une personne qui quémande une position d’autorité morale à ses concitoyens, ne profère que des inepties ou étale son ignorance sous une épaisse couche de verbiage technocratique, j’enrage… Le minimum que l’on se doit d’attendre d’un candidat à une quelconque représentation populaire c’est qu’il fasse l’état de ses connaissances réelles et ne dissimule pas ses lacunes. A quand une conférence de presse au cours de laquelle on verra un quelconque ministre ou sénateur déclarer, avec un minimum de contrition : « sur ce sujet, je ne suis pas en mesure de vous faire une réponse adéquate ; il est nécessaire que j’améliore mes connaissances qui sont largement insuffisantes pour l’instant… » Vous avez déjà entendu ce genre de phrase dans un débat public ? Je serais curieux de le savoir. Ce que l’on perçoit le plus souvent c’est une réponse détournant habilement la question posée, ou du verbiage pur et simple. L’art de nos politiques consiste bien souvent à énoncer des propos ronflants, alignement de mots savants, dissimulant, tel un nuage de brouillard, le vide abyssal de leur contenu. Au milieu de tout cela, les populations évoluent au gré des humeurs, comme un troupeau de moutons perdu dans les alpages. Quand je vais voir mon cordonnier, je lui donne un mandat précis et limité : celui de réparer mes chaussures. S’il souhaite intervenir dans un domaine qui dépasse son champ de compétences habituel, il est alors nécessaire que nous discutions et qu’il s’engage de façon précise s’il souhaite que je lui confie un mandat plus vaste. Je me méfie comme de la peste de ces politiques auxquels on délègue ses pouvoirs en aveugle et qui font ensuite ce que bon leur semble du soit disant engagement qu’ils ont pris à l’égard de leurs électeurs. Je ne crois pas d’ailleurs avoir jamais été un bon « militant ».

Vaste sujet que celui de la connaissance, et comme de bien entendu, je m’aperçois que mes pas m’ont conduit un peu à l’écart du sentier que j’avais l’intention de suivre… Ce n’est pas très grave malgré tout. Je n’ai fait qu’effleurer un thème si vaste qu’il ne saurait être traité en quelques centaines de mots. D’autres se sont escrimés déjà à tenter de cerner le sujet ; je leur laisse le plaisir de poursuivre leur quête car je n’ai point la prétention de philosopher longuement sur la question. Disons que je suis un promeneur se contentant parfois d’un temps d’arrêt sur son chemin, histoire de profiter du panorama, de faire le bilan du parcours déjà accompli, et de me délecter d’avance à la joie des découvertes qui s’annoncent. Ma démarche est un peu celle adoptée par Lacarrière dans son « chemin faisant » à travers la France, s’étonnant au gré des montées, des descentes ou des virages de son itinéraire sinueux, des singularités de ce qu’il observe. Je me reconnais aussi dans celle d’un Elysée Reclus, capable de s’absorber longuement dans l’étude de la trajectoire d’un ruisseau de la source jusqu’à la mer. Disons qu’à ces géographiques promenades, j’ajouterais bien à mon arc une multitude d’autres cordes, même si leur fabrication ou leur efficacité laisse parfois à désirer. Tant que les portes des bibliothèques et celles des refuges d’amitié me resteront ouvertes, j’espère ne pas trop mal vieillir. La certitude d’être entouré de livres, d’amis et d’avoir l’esprit encore suffisamment voyageur, ce serait un contrat d’assurance vieillesse qui me satisferait pleinement. Un extrait d’un beau texte de Jacques Lacarrière pour conclure mon (trop long) propos…

Partager le savoir

« Le savoir n’est ni un devoir ni un droit mais un désir. Du moins devrait-il l’être. Mais il s’offre à nous aujourd’hui sous des visages et sous des masques si divers – les uns rébarbatifs, les autres séducteurs – qu’il rend tout choix et tout compagnonnage difficiles. Devenir compagnon du savoir, voilà à quoi chacun d’entre nous devrait tendre. Il existait jadis – et je crois qu’il existe encore – ceux qu’on nomme les compagnons du Devoir. Des artisans qui apprenaient et perfectionnaient leur métier en travaillant de ville en ville, sous la conduite de maîtres reconnus et qui faisaient en même temps l’apprentissage de leur art et de leur condition d’homme. Malheureusement, le savoir, de nos jours, se communique rarement ainsi. Enfermé dans ces gris et mornes dispensaires qu’on nomme des établissements d’enseignement, où il est dispensé selon des voix étroites et des lois astreignantes, il y devient bribe ou parcelle de connaissance menant vers des chemins balisés de diplômes. Mais le savoir, le gai, le vrai savoir n’a que faire des diplômes. On peut, en chaque minute de chaque jour, apprendre et découvrir beaucoup de choses en regardant, en écoutant, en touchant, en respirant le monde. Oui, même en le respirant ! Il n’est nul besoin d’être botaniste ou parfumeur diplômé pour apprécier l’odeur des fleurs.
Il y a des savoirs essentiels qui s’offrent à vous sans examen et il y a des savoirs inutiles qui encombrent l’esprit de données chèrement acquises ! Malheureusement, notre cerveau ne dispose pas de défenses immunitaires qui nous avertiraient et nous protégeraient des faux savoirs. Alors, pour distinguer le vrai du faux, on peut toujours essayer – voire adopter – la devise suivante : le vrai savoir n’est pas une banque de données, il ne s’emmagasine ni ne se thésaurise, il s’incorpore. Le vrai savoir ne se détient pas ni ne se retient, il se partage. Le vrai savoir ne s’ingurgite pas, il se déguste. Sans plaisir ni désir, il n’y a que bourrage et gavage et lavage de cerveaux. Le vrai savoir est bien celui qui donne saveur au monde. »

10 Comments so far...

Isabelle Rambaud Says:

18 janvier 2011 at 20:10.

L’année commence bien avec cette vraie belle déclaration d’amour. Merci aussi pour le texte de Lacarrière, superbe et qui requinque, « r’quinque » même pour parler comme il faut !

Le Tenancier Says:

19 janvier 2011 at 00:13.

On se lasse de tout, excepté d’apprendre » (Virgile).

fred Says:

19 janvier 2011 at 08:41.

Je remarque une forme de similitude capillaire entre Jacques Lacarrière et toi ô Grand Zihou !
Apprendre, c’est bien, mais j’ai l’impression que plus on creuse, plus on découvre de nouvelles galeries ! c’est un peu déprimant ! Y’a pas une sorte de baba-cool spatial qui a dit heureux les simples d’esprit ?

Paul Says:

19 janvier 2011 at 08:55.

@ Le Tenancier – Très belle citation. Il est vrai que bien qu’ayant « enseigné » aux autres pendant longtemps, je ne me lasse aucunement d’apprendre !

Paul Says:

19 janvier 2011 at 08:57.

@ Isabelle – Requinquons nous, tout à fait ! Requinquons-nous ! Notre langue, comme beaucoup d’autres d’ailleurs, dissimule dans ses placards de forts jolis mots… Faisons le dos rond pour résister aux balivernes, à la fripouille, et aux menteries !

JEA Says:

19 janvier 2011 at 11:18.

Calderon :
« Le futur demeure un enfant qui s’assied et attend qu’on l’enchante. »

Paul Says:

19 janvier 2011 at 13:05.

@ JEA – Doublement content ! D’une part de la réapparition de Mo(t)saïques – version 2 – sur la toile bloguesque, d’autre part de votre réapparition dans les commentaires ici-même. J’apprécie beaucoup cette citation que je ne connaissais pas !

François Says:

19 janvier 2011 at 13:22.

Belle tirade, merci.

Tu devrais apprécier le modèle de cette école: http://www.sudval.org/ (c’est en anglais). Nous avons des amis américains dont l’enfant est là. Le modèle est tout à fait inhabituelle. J’en reste aussi curieux que perplexe, mais c’est très enthousiasmant en tout cas.

Yvanne Says:

20 janvier 2011 at 00:55.

Belle chronique avec de belles citations. Savoureux, vraiment.

la Mère Castor Says:

22 janvier 2011 at 09:55.

Merci, saine lecture que cette feuille, dit l’arpenteuse de berge.

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