15 octobre 2009
Quelques considérations œno-sentimentales et gastronomiques
Posté par Paul dans la catégorie : Feuilles vertes; le verre et la casserole .
Je n’achète pratiquement plus de vin en grandes surfaces. En fait j’aimerais adopter le même type de démarche pour l’ensemble de l’alimentation mais ce n’est encore que partiellement le cas. Chaque fois que c’est possible j’essaie de trouver les circuits de distribution les plus courts possibles, l’idéal étant la relation directe avec le producteur. C’est relativement facile, à la campagne, pour les produits laitiers, la viande ou les légumes. C’est plus complexe pour l’épicerie. Outre le fait que le modèle de fonctionnement des géants de la distribution ne m’agrée nullement, un autre facteur intervient dans le cas du vin et je vais essayer de vous expliquer le « pourquoi » de ma démarche. A mes yeux, le vin n’est aucunement un produit de base et ne correspond à aucune nécessité alimentaire. Il s’agit là d’un produit purement festif, gastronomique et convivial. Je pense que c’est le cas pour beaucoup de gens, sauf pour ceux qui l’ont transformé en drogue quotidienne avec les ravages que l’on sait. Ce type d’alcoolisme n’est d’ailleurs plus tellement « tendance » et, ces dernières années, on préfère s’esquinter la santé à grand renfort de mixtures bizarres au goût parfois carrément pharmaceutique, le principe étant qu’un ingrédient sucré aide à avaler n’importe quelle horreur distillée pourvu qu’elle titre un maximum de degrés. Cette dernière pratique n’a plus pour but un quelconque plaisir gustatif ; ce qui est recherché, c’est une ivresse brutale, pour échapper à un quotidien trop gris ou simplement se prouver « que l’on est capable de… » ; ce qui est trouvé c’est parfois le comas éthylique et cela n’a rien d’une escapade au paradis terrestre. Il y aurait une étude approfondie à faire de ce genre de phénomène, mais là n’est pas mon propos d’aujourd’hui : j’aimerais plutôt vous parler du vin en tant que symbole de fête, et vous expliquer en quoi les alignements vertigineux de bouteilles sur les linéaires vont à l’encontre de mon désir.
Plus le temps passe et plus j’éprouve le besoin que les bouteilles que je débouche aient une « histoire »… et cet ensemble de réminiscences que j’ai envie de voir évoqué, eh bien, le breuvage rouge ou blanc des hypermarchés ne me le délivre pas, et ce quelle que soit la qualité de la bouteille et le montant de la douloureuse. Je rentre dans un créneau de clientèle que les experts de la consommation n’ont pas encore intégré dans leurs tableaux, leurs graphiques et leurs quotas. Tant mieux… Je suis un buveur lyrique, les pieds sur la terre ferme, mais la tête égarée dans une douce rêverie, cet état de songe éveillé que procure parfois l’alcool consommé à dose modérée. J’aime les histoires. J’ai été fasciné par le jeu de rôle et j’aimerais écrire des contes…
« Tu te rappelles ce vin ? On l’a acheté au printemps dernier, dans cette petite cave que l’on a mis une heure à trouver tellement le coin était paumé… C’était dans les Pyrénées, dans le coin où ils font le Jurançon… C’était la femme du vigneron qui faisait déguster… Elle vendait aussi des fromages de chèvre ». Bon d’accord ça a une petite tournure « bon vieux temps », style campagne revisitée par Jean Ferrat ! Mais l’histoire associée à la bouteille peut être d’un genre tout à fait différent. Ça peut partir du « rouge que l’on buvait avec les potes à la fin de la manif », au « vin que le Tsar tout puissant voulait acheter par barriques entières tellement il l’appréciait ». C’est parfois tout simplement « le vin que nous a offert Jérôme, Jean ou Marie… ». C’est parfois gai, parfois triste, mais dans le fond du verre il y a toujours quelques images qui trainent et qui donnent au breuvage quelques vertus supplémentaires. Certains symboles sont bien entendu d’ordre privé, et il est des histoires sans intérêt pour un plus large public. Le plaisir peut être intériorisé mais ce n’est généralement pas le but. Il est plus sympa de le partager. Il faut bien entendu tenir compte de son interlocuteur, au risque d’entendre un « ouais, bof, certes il est bio mais il n’est pas terrible… Ça vaut pas un cellier des Dauphins ou un Pomerol… » De tels propos sont alors terriblement frustrants et destructeurs d’ambiance. Il est bon aussi de choisir son vin, dans la cave, en fonction de la ou des personnes avec qui on va le partager. L’un de mes amis, un peu cynique sur les bords, me disait tout simplement : « ce vin-là, c’est une cuvée réservée… Un Tel a impérativement besoin d’une étiquette « ronflante » pour apprécier… » ; sans aller jusqu’à la mesquinerie consistant à conserver des bouteilles prestigieuses et à les remplir avec des liquides douteux. Ce genre de problème ne se pose plus : nous ne recevons plus à la maison de gens qui mériteraient de tels traitements. Au fil des années, le cercle de nos relations ne s’est pas rétréci, loin de là, mais il a fait comme les grands vins dans une bonne cave : il s’est bonifié. Il n’est donc plus nécessaire de recourir à une telle forfanterie que je réprouve par ailleurs fortement : laissons-là à certains négociants en vin à la réputation sulfureuse !
Sur le vin et les plaisirs qu’il procure, on pourrait facilement écrire un roman fleuve. D’autres l’ont fait à ma place et avec beaucoup plus de talent. Je pourrais dédier cette chronique hors du temps à Claude Tillier. Son ouvrage « Mon oncle Benjamin » est une apologie remarquable du jus de la treille et de l’amitié partagée autour d’un (ou plus exactement plusieurs) verre. Au fil des pages de ce livre, on découvre quelques passages hautement philosophiques et je ne me prive pas du plaisir d’une petite citation : « Mon oncle Benjamin n’était pas ce que vous appelez trivialement un ivrogne, gardez-vous de le croire. C’était un épicurien qui poussait la philosophie jusqu’à l’ivresse, et voilà tout. Il avait un estomac plein d’élévation et de noblesse. Il aimait le vin, non pour lui-même, mais pour cette folie de quelques heures qu’il procure, folie qui déraisonne chez l’homme d’esprit d’une manière si naïve, si piquante, si originale, qu’on voudrait toujours raisonner ainsi. S’il avait pu s’enivrer en lisant la messe, il eût lu la messe tous les jours. Mon oncle Benjamin avait des principes : il prétendait qu’un homme à jeun était un homme encore endormi ; que l’ivresse eût été l’un des plus grands bienfaits du créateur, si elle n’eût fait mal à la tête, et que la seule chose qui donnât à l’homme la supériorité sur la brute, c’était la faculté de s’enivrer… ». Nul doute que certains désapprouveront, mais il faut savoir prendre des risques… mesurés ! En ce qui me concerne, je suis content d’associer le nom de Claude Tillier à cette chronique : je doute qu’il l’ait désapprouvée. Cet écrivain aurait mérité mieux qu’une modeste statue sur la place de son village natal, mais il est des grands esprits qui resteront définitivement incompris dans ce monde de brutes ! Nous en retiendrons au moins le fait que ce n’est pas Benjamin qui aurait accompagné son poulet rôti d’un verre de Coca ou apprécié les breuvages étranges que nous préparent les apprentis sorciers de l’agroalimentaire.
Dans ce rejet des vins proposés en bataillons impressionnants sur les comptoirs kilométriques des grands magasins, il y a aussi un autre facteur qui joue : le rejet d’une standardisation des goûts et des modèles de vin que je trouve de plus en plus navrante. De plus en plus de « fabricants » de vin (le terme n’est pas choisi au hasard), principalement les négociants, les grandes caves coopératives ou les grands domaines viticoles, travaillent pour la grande distribution, et se plient aux exigences des œnologues de ces grands groupements d’achats, inquisiteurs des temps modernes. Le vin doit plaire au public, correspondre à ses attentes, rentrer dans une certaine gamme de goût, s’uniformiser… Certes un Bordeaux reste encore un Bordeaux et un Bourgogne, un Bourgogne… Mais, petit à petit les différences s’estompent. Contrairement à ce qu’affirment les étiquettes aussi élogieuses que tapageuses, la palette des saveurs, des senteurs et des coloris devient de plus en plus restreinte. Les raisons sont multiples et vont de la sélection des cépages aux méthodes de vinification : le client doit avoir un produit stable, et, comme me le disait il y a quelques années, la vendeuse d’une cave coopérative célèbre de la Drôme : « avec les connaissances actuelles, il n’y a plus de bonnes ou de mauvaises années… Beaucoup de corrections sont possibles ». On comprend, avec de tels propos et surtout de telles pratiques, que le vin soit la denrée alimentaire la plus additivée de produits divers que l’on commercialise en Europe. Certaines bouteilles sont de véritables cocktails incendiaires, et ce n’est pas toujours le degré d’alcool qui crée le plus de dommages au niveau du foie. Pour standardiser les goûts, on recourt de plus en plus à l’ajout de levures diverses, au vieillissement accéléré (micro bulles, ajout de sciures d’essences de bois divers…)… La Confédération Paysanne a publié à ce sujet un document de travail passionnant intitulé « Les frontières du vin ou l’enjeu des pratiques œnologiques » (document Pdf téléchargeable sur leur site). En lisant cette brochure, vous découvrirez que la bonne vieille chaptalisation, pratiquée depuis des dizaines d’années dans certaines caves, est quasiment une pratique « d’enfant de chœur », à côté de ce que l’avenir nous réserve. Un petit échantillon ? L’osmose inverse permet d’éliminer l’excédent d’eau dans des raisins et de récupérer ainsi la production de vignes à trop gros rendement (excès d’engrais). Le flash détente permet , grâce à un traitement par le vide, de libérer des arômes dans le jus en faisant exploser les cellules de la pulpe… L’utilisation de champs électriques corrige à la hausse ou à la baisse l’acidité d’un vin… etc… On s’éloigne considérablement de l’image rustique du vigneron trônant fièrement devant sa cuve en chêne. Car, bien entendu, au grand public, les directeurs de communication des grands groupes parleront toujours de « vin de pays » ou de « vinification à l’ancienne ». Le même processus s’engage pour le vin que pour les produits laitiers : sur l’étiquette du yaourt, il y a une fermière en train de traire sa vache ; on ne voit pas le local industriel dans lequel on mélange la caséine importée d’un coin de la planète, le calcium dosé dans des éprouvettes et la crème provenant d’une autre unité de production.
Sur le même thème, il y a aussi l’incontournable documentaire « Mondovino » qui traite de la restructuration du vignoble associée à celles des goûts de la clientèle et des procédés de vinification. Si vous n’avez pas encore visionné ce pamphlet remarquable, il est temps de le faire. Mondovino est disponible en DVD chez tous les vendeurs bien achalandés. J’arrête là car je m’aperçois que je me détourne de mon but initial et que ma chronique n’est plus œno-sentimentale du tout. Disons que si je raconte de telles horreurs, c’est parce que nous sommes encore dans une période transitoire et qu’il est toujours possible de se procurer des vins faits avec du raisin sans passer par une centrifugeuse thermonucléaire ! Les viticulteurs bios proposent encore des produits tout à fait convenables, mais ils ne sont pas les seuls. Il y a encore des vignerons qui font l’effort de vendre un breuvage réellement issu de leurs vignes. Ils travaillent à l’ancienne ou innovent avec prudence, en prenant soin de leur santé et de celle de leurs clients. Méfiez-vous cependant, le logo « AB » tel qu’il est défini par le cahier des charges européen ne concerne plus que le mode de culture du raisin et n’offre aucune garantie sérieuse sur ce qui se passe à l’ombre de la cave. Les producteurs qui ont fait leur reconversion dans les temps héroïques, les militants en quelque sorte, n’ont pas la même approche du problème que certains affairistes peu scrupuleux (leur nombre est réduit heureusement) qui se lancent « dans le bio » parce qu’il y a une demande du public. Certains labels complémentaires comme « Nature et Progrès » ou ceux qui font mention de la méthode dite biodynamique sont nettement plus contraignants. Une partie des acteurs de ce secteur se penche, depuis quelques années, sur la création d’un cahier des charges beaucoup plus complet que celui de la Commission Européenne… La multiplicité des logos ne rend pas la tache facile pour le consommateur cependant.
Mes préférences vont donc à la bouteille achetée chez le producteur, petite ou grande appellation, pourvu que le nectar soit plaisant. Je n’ai certes pas le palais très fin et ne prétend à aucun talent œnologique particulier, mais j’aime être surpris par un vin ; je ne suis pas dérangé lorsque deux vendanges successives d’un domaine ne donnent pas exactement le même produit ; je n’achète pas une étiquette et je n’ai aucun complexe à préférer une « petite » appellation contrôlée bien vinifiée et originale, plutôt qu’un « grand cru » hors de prix, mais non exempt de tares. Cela ne veut pas dire que je dédaigne ces « grands vins » ; simplement que je me méfie des bouteilles qui ne sont que des miroirs aux alouettes.
La bouteille de « Moscatello de Setubal », que nous avons débouchée à notre retour du Portugal, est un enchantement pour le palais… Cette bouteille, nous l’avons achetée au château de Palmela, après avoir fait un magnifique circuit dans la Serra de Arrábida. Les deux filles qui présentaient les produits locaux aux touristes étaient charmantes, mais pas très dégourdies me semble-t-il. Le ciel était bleu et l’on avait une vue magnifique du haut de la tour… J’en reprendrais bien encore un petit verre !
5 Comments so far...
fred Says:
15 octobre 2009 at 14:01.
Tout ça me rappelle un blind test jubilatoire que j’avais organisé à l’encontre d’un de mes amis, intégriste Bordelais pur jus. Je lui soutenais mordicus qu’il ne verrait pas de différence avec un de mes vins Californiens (De la Baronnie Philippe De Rotschild quand même !). Et ça n’a pas loupé, en aveugle, il a décrété que mon vin californien était bien le meilleur ! comme quoi, les étiquettes, c’est un peu dans la tête aussi ! sur ce, je te lâche un peu la grappe !
Lulu Says:
17 octobre 2009 at 10:20.
Michel Onfray, le philosophe (j’espère) bien connu a fondé une université du goût et donné des « conférences » sur le vin des plus réjouissantes. Il est tout à fait dans ton optique du vin festif. Je crois me rappeler qu’il dit qu’un vin dit très bon devient carrément médiocre quand il est bu avec des cons, dixit sa propre expérience. J’essaie de t’envoyer ces vidéos.
Elisabeth Poulain Says:
18 octobre 2009 at 09:05.
Je fais partie de ces amateurs qui ne peuvent plus boire que des vins qui ont un lien avec le vigneron qui l’a fait, pensé, rêvé, vinfié et amené à bon port. Plus que la culture, c’est l’imaginaire qui me conduit à rechercher ces auteurs-créateurs du vin. Derrière la bouteille de vin, dans le vin, il y a une histoire, un lieu, une personne, avec de ‘vrais’ gens autour.
Comme vous aussi, cet imaginaire se tarit en grande surface. C’est autre chose.
Et bravo aussi pour la transversalité de votre blog qui fait voler en éclat la dictature de la segmentation marketing. Laquelle segmentation sévit aussi dans le vin. Il est drôle de constater que beaucoup de ceux qui vilipendent le marketing dans le vin, l’appliquent par contre sans état d’âme dans leur blog pour en améliorer la visibilité. Elisabeth Poulain
Paul Says:
18 octobre 2009 at 10:50.
@ Elisabeth Poulain – Je n’ai qu’un seul mot à dire c’est merci. J’espère que vous aurez l’occasion ou le temps de relire d’autres billets plus anciens. Je prends plaisir à rédiger mes textes et je suis content quand d’autres y trouvent leur contentement aussi…
Lavande Says:
18 octobre 2009 at 11:42.
C’est vrai que la réaction d’Elisabeth Poulain fait plaisir.
Il y en a qui assimilent éclectisme et incompétence: je crois que ce blog en est justement un contre-exemple. Certes on ne peut être spécialiste de « tout », mais on peut s’intéresser à beaucoup de choses et se donner la peine de se documenter sérieusement pour écrire sur des sujets très divers.