21 novembre 2009
Buenaventura Durruti, héros de la Révolution espagnole
Posté par Paul dans la catégorie : Espagne révolutionnaire 1936-39; Histoire locale, nationale, internationale : pages de mémoire; Portraits d'artistes, de militantes et militants libertaires d'ici et d'ailleurs .
Le mouvement révolutionnaire a ses héros. Certains plus connus que d’autres. Les tee-shirts ornés du portrait de Che Guevara abondent ; le guérilléro castriste est devenu le symbole d’un peu tout et de n’importe quoi. Cet hommage mercantile n’a pas été rendu à Buenaventura Durruti et, d’une certaine façon, tant mieux. L’image du combattant espagnol, ennemi juré des Franquistes et des Staliniens, est restée dépouillée de toutes fioritures inutiles. L’homme avait des qualités exceptionnelles, son charisme lui a permis d’entrainer avec lui dans la lutte de nombreux compagnons indécis ; le militant avait des convictions inébranlables et sa perte a été certainement d’une importance considérable pour le mouvement anarchiste espagnol et international. Il ne s’agit pas de proposer une nouvelle idole au fétichisme mercantile dont notre société est vorace, mais de dresser le portrait d’un personnage remarquable qu’il serait regrettable d’oublier.
Le 20 novembre 1936, à Barcelone, deux cent cinquante mille personnes défilent pour accompagner le cortège funèbre d’un militant décédé en défendant Madrid face aux troupes fascistes du Général Franco. Il y a là beaucoup de militants de la CNT, de la FAI et d’autres organisations, mais aussi une quantité innombrable de « simples gens » venus rendre un dernier hommage à l’homme qui incarnait, mieux que d’autres, l’image de la résistance révolutionnaire du peuple espagnol contre la dictature en marche. Nombreux sont ceux qui ont les larmes aux yeux car ils sentent que l’événement sera lourd de conséquences pour la Révolution en cours. Les Sociaux démocrates et surtout les Staliniens du PCE manœuvrent pour interrompre le cours des transformations sociales dont la mise en œuvre a commencé dès juillet. Le vaste mouvement de collectivisation des terres et des entreprises qui a déferlé sur les campagnes et sur les villes importantes, à l’initiative des anarchistes, est de plus en plus malmené par le pouvoir central. Il y a toutefois quelques sérieux obstacles sur cette route de la « normalisation » : l’effectif important de la CNT anarcho-syndicaliste (un million et demi à deux millions d’adhérents ou de sympathisants) et sa forte implantation dans les couches populaires en est un ; la popularité de militants comme Durruti en est un autre. Pourtant, l’homme que l’on porte en terre au cimetière de Montjuich , célèbre pour ses exploits militaires, n’est ni un soldat de métier, ni un politicien professionnel. Il est issu d’une famille ouvrière modeste et a grandi dans un contexte social particulièrement difficile. Sa participation au mouvement révolutionnaire en cours a duré moins de six mois avant qu’il ne meure au front, atteint par une balle « perdue » (?), mais sa vie entière a été marquée par la lutte contre la bourgeoisie, les patrons et la police. Quarante années seulement, d’une existence riche en péripéties : on ne saurait limiter le portrait d’un tel homme à ce qu’il a fait au cours de ses six derniers mois, même si cette période a joué un rôle considérable sur le plan historique.
Buenaventura Durruti est né à León le 14 juillet 1896. Il va à l’école jusqu’à l’âge de 14 ans mais ne semble pas témoigner d’un intérêt très grand pour les études. Il faut dire que l’ambiance ne se prête guère à des activités studieuses. Les conflits sociaux sont nombreux et sauvagement réprimés. Son père est arrêté et emprisonné en 1903 à la suite d’un mouvement de grève et la répression frappe durement sa famille. En 1910 il rentre comme apprenti mécanicien dans un atelier, et trois ans plus tard il adhère au syndicat UGT des métallurgistes, le seul existant à León à ce moment-là : c’est véritablement le début de son activité syndicale et politique. Les dirigeants modérés de ce syndicat n’apprécient guère la présence de trublions comme Durruti. En 1917 éclate un grand mouvement de grève à l’appel de l’ensemble des syndicats espagnols. Durruti participe de façon active au mouvement, prône l’action directe et pousse ses camarades à la révolte. Cette impétuosité révolutionnaire va donner un prétexte à ses chefs pour se débarrasser de lui : il est exclu de l’UGT, et il perd également son emploi. Dans un premier temps, il s’installe à Gijon et adhère à la CNT (Confédération anarcho-syndicaliste), mais en butte à une surveillance policière constante et surtout pour échapper à la conscription, il est contraint à l’exil en France. Son séjour à Paris, où il travaille comme mécanicien, va lui permettre de rencontrer un certain nombre de personnalités anarchistes de l’époque (Sébastien Faure et Louis Lecoin, par exemple) et va donner une orientation radicale définitive à ses choix politiques. Il reste à Paris jusqu’en 1920, puis retourne en Espagne pour aider à l’organisation syndicale des ouvriers. Après un bref séjour à San Sebastian, pendant lequel il adhère à un groupe nommé « les justiciers », il se rend à Saragosse. C’est dans cette ville qu’il fait la connaissance d’Ascaso, un militant anarchiste venant juste d’être libéré de prison sous la pression populaire : les deux hommes sont très vite liés par une amitié profonde et leur destin va suivre un cheminement proche. Ascaso va disparaître le premier, en juillet 36, lors du soulèvement du peuple de Barcelone contre le coup d’état militaire. Durruti, Ascaso et quelques autres militants libertaires, parmi lesquels Garcia Oliver (futur ministre du gouvernement républicain) forment un groupe d’action clandestine, les Solidaires, pour lutter contre les milices armées organisées par le patronat et le haut clergé pour se débarrasser des militants révolutionnaires. Plusieurs exécutions de personnalités ont lieu en riposte à l’assassinat de syndicalistes et une première tentative de soulèvement populaire est en cours sur Barcelone. Ce mouvement échoue faute d’armes et de munitions en quantités suffisantes et, en septembre 1923, le dictateur Primo de Riveira prend le pouvoir.
C’est de nouveau l’exil pour Durruti et ses compagnons : France, Cuba, Mexique, puis un long périple en Amérique du Sud, marqué par une participation plus qu’active aux différents mouvements sociaux en cours. Durruti prône « l’action directe » : hold-up dans les banques pour financer le mouvement révolutionnaire, riposte armée pour contrer la répression, opérations de guérilla si nécessaire… Pour comprendre cette position, il ne faut pas oublier que dans le camp adverse, on ne fait pas dans la dentelle non plus ! Lors des mouvements de grève on envoie l’armée contre les ouvriers ; les milices patronales « liquident » les syndicalistes sans autre forme de procès. De retour en France, les militants anarchistes sont arrêtés, puis expulsés après avoir été libérés grâce à une large campagne de soutien dans laquelle s’impliquent des personnalités comme Louis Lecoin et Sébastien Faure. La cavale reprend alors en Europe : Allemagne, Belgique… puis retour à la case départ à Barcelone, après la proclamation de la République. Durruti va alors employer toute son énergie ainsi que ses talents oratoires à mobiliser le prolétariat espagnol, à le pousser à s’organiser, à lutter pour ses droits, à se joindre aux organisations anarchistes afin d’œuvrer à la mise en place d’une société plus juste et plus égalitaire. Pendant cette période, de 1931 à 1936, ses séjours en prison alternent avec les périodes de semi-clandestinité pendant lesquelles il milite avec acharnement. En mai 1936 a lieu un important congrès de la CNT. A plusieurs reprises, les orateurs essaient de mettre en garde le gouvernement de Front Populaire alors en place, contre les risques d’un coup d’état militaire, mais ces avertissements répétés ne sont pas pris en compte par le pouvoir. Durruti et ses compagnons prônent l’action directe ; puisque le gouvernement ne veut pas armer le peuple pour lui permettre de se défendre, il faut s’équiper par tous les moyens : coups de main contre les armureries et surtout saisie d’un stock d’armes important entreposées dans des bateaux dans le port de Barcelone. Le 19 juillet 1936, lorsque l’insurrection nationaliste éclate, les milices anarchistes, grâce à ces différentes réquisitions, sont en mesure d’opposer une réaction efficace à la tentative de prise de pouvoir des militaires. A Barcelone, les militants sont prêts ; ce ne sera malheureusement pas le cas dans beaucoup d’autres villes d’Espagne. Le coup d’état militaire a partiellement réussi et plusieurs provinces ou capitales de province sont aux mains des insurgés. A Barcelone, les combats ont été rapides mais meurtriers et beaucoup de camarades sont tombés.
Il faut essayer de reprendre à l’ennemi le terrain conquis, mais les moyens disponibles sont réduits et l’indécision risque de faire des ravages dans le camp républicain. Une nouvelle fois, on trouve Buenaventura Durruti aux premières loges pour organiser la riposte. Tous les militants disponibles sont mobilisés et une colonne de miliciens est constituée . La popularité de son initiateur est telle que la colonne combattante prend le nom de « colonne Durruti ». L’organisation mise en place n’a rien à voir avec celle des unités militaires traditionnelles. Les chefs sont nommés en fonction de leurs aptitudes et de leur talent organisationnel et non en fonction d’un grade quelconque ou de leur origine sociale. Ceux qui ont approché Durruti racontent que le seul signe distinctif de sa fonction dirigeante que l’homme portait au combat était une paire de jumelles autour de son cou ! Nul besoin d’un quelconque ruban, d’une barrette ou d’un insigne pour indiquer un quelconque pouvoir… Avant l’action, les décisions faisaient l’objet de décisions communes ; pendant le combat on obéissait aux ordres des camarades auxquels on avait confié cette responsabilité, en raison de leur compétence seule. Dans un premier temps, les résultats qu’obtiennent ces hommes courageux et motivés sont spectaculaires : les miliciens anarchistes et ceux d’autres formations qui les ont rejoints, libèrent l’Aragon et repoussent la ligne de front jusqu’à l’Ebre. Dans le sillage du passage de la milice, les paysans qui ne se joignent pas aux troupes combattantes collectivisent les terres et réorganisent la production agricole. Les anarchistes mènent de front la lutte contre les troupes de Franco et encouragent le changement social. Ce programme ambitieux explique sans doute la raison pour laquelle ils bénéficient d’un large soutien populaire. Il s’agit de promouvoir le changement des conditions de vie dans l’immédiat et non de promettre que « demain, on rasera gratis ». Ce choix stratégique, quasiment implicite, est à mes yeux fondamental. Le peuple espagnol ne se bat pas contre le fascisme pour une raison idéologique quelconque et dans l’attente de jours meilleurs, mais pour défendre, pied à pied, les acquis fondamentaux du bouleversement social.
Très vite, les succès remportés par les différentes colonnes de miliciens, que ce soit celle de Durruti ou la « Columna de Hierro » (colonne de fer, autre regroupement dans lequel les militants de la CNT ou de la FAI sont largement majoritaires), inquiètent le gouvernement central. Le Parti Communiste Espagnol, force politique embryonnaire jusqu’à cette période, voit les rangs de ses militants grossis par tous ceux que le mouvement révolutionnaire, les collectivisations des terres, l’auto-organisation des ouvriers, inquiète. Les Staliniens, solidement appuyés par Moscou, essaient progressivement de prendre le contrôle de la nouvelle République et plus particulièrement de l’armée. Contrôlant les approvisionnements en armes et en munitions fournis par l’URSS, ils disposent d’un moyen de pression considérable. La propagande se déchaîne : on prend prétexte de soi-disant manquements aux ordres des colonnes de miliciens libertaires pour restreindre leurs approvisionnements, puis dénoncer leurs faiblesses et leur inorganisation. Le gouvernement, largement contrôlé par les socialistes du PSOE et par les communistes du PCE, avec la présence de quelques « ministres » anarchistes relégués à des postes de figuration, pèse de tout son poids pour que les Républicains, abandonnant tout projet de changement social à court terme, mettent toute leur énergie dans la lutte militaire contre les sbires du Général Franco. Le gouvernement veut mettre au pas les colonnes de miliciens et les intégrer dans une armée structurée de façon traditionnelle ; ceci provoque la colère des militants libertaires qui ont le sentiment d’être pris en tenaille entre deux camps. Ainsi que je l’ai signalé, la CNT et la FAI (Fédération Anarchiste Ibérique) représentent une force considérable et bénéficient d’un large soutien populaire. Les communistes doivent donc agir avec « doigté » ; on invente des prétextes pour « soumettre » une à une les unités combattantes (la Colonne Durruti n’est pas la seule à se rebeller contre l’idée de « militarisation ») et, à l’occasion, on élimine physiquement les militants les plus gênants (emprisonnement et/ou exécution pour « trahison »). Une police politique efficace se met en place suivant les conseils de la redoutable « tcheka » soviétique. Avec le mouvement trotskyste, le POUM, nettement moins important et véritable « bête noire » de Staline, les responsables du PCE ne prennent pas de gants et on assiste à une véritable politique d’élimination systématique des militants.
En octobre-novembre 1936, les forces du Général Franco lancent une violente offensive contre la capitale, Madrid. La situation est jugée désespérée et le gouvernement républicain quitte la ville. La Colonne Durruti est appelée en renfort, et l’Etat Major lui confie la responsabilité de défendre l’un des quartiers les plus menacés de la ville. Madrid résiste. Les combats vont durer jusqu’en mars 1937, mais, dans un premier temps, les Nationalistes ne réussiront pas en s’en emparer. Durruti meurt dès le début de l’affrontement : il n’a pas été possible de déterminer de quel camp venait la balle qui l’a tué et s’il s’agissait d’un accident, d’un assassinat délibéré ou d’une mort au combat. Les hypothèses les plus diverses ont été évoquées, de l’explosion de son fusil à l’assassinat délibéré, en passant par le tir malencontreux de l’un de ses lieutenants… Ce qui est certain c’est que sa disparition va provoquer un grand émoi populaire mais va marquer aussi le début d’une reprise en main du mouvement révolutionnaire par les forces les plus conservatrices qui trônent au gouvernement. Durruti vivant, le pouvoir prenait quelques précautions dans ses tentatives pour faire avorter la révolution. Durruti mort, les anarchistes vont devoir céder du terrain et la « petite bourgeoisie » inquiète va pouvoir se ressaisir tranquillement. Je ne veux pas dire en tenant ces propos que Durruti incarnait à lui seul le soulèvement populaire – ce genre de comparaison aurait sans doute provoqué sa colère – mais simplement insister sur le fait que sa personnalité a joué un rôle considérable dans les débuts de la révolution espagnole. Pour reprendre une formule consacrée, Durruti était un « meneur d’hommes », et possédait, bien qu’il n’en eut jamais tiré aucune gloire personnelle, les qualités requises pour occuper ce genre de position. En résumé, la disparition de cet éternel insoumis a été une perte considérable pour l’ensemble du mouvement. Cela explique en grande partie les multiples interrogations qui ont suivi les circonstances de sa mort…
En guise de conclusion, voici le portrait de Durruti dressé par l’un de ses compagnons de route, Karl Einstein, chargé de prononcer l’éloge funèbre lors des obsèques à Barcelone (le texte complet peut être lu à cette adresse) :
« Durruti avait profondément compris la force du travail anonyme. Anonymat et communisme ne font qu’un. Le camarade Durruti agissait en marge de toute la vanité des vedettes de gauche. Il vivait avec les camarades, luttait comme compagnon à leurs côtés. Exemple lumineux, il nous remplissait d’enthousiasme. Nous n’avions pas de général, mais la passion du lutteur, la modestie profonde (effacement entier) devant la grande cause de la révolution qui brillaient dans ses bons yeux, inondaient nos cœurs et les faisaient battre à l’unisson avec le sien, qui continue à vivre parmi nous dans la montagne. Toujours nous entendons sa voix : “ Adelante, adelante ! ” Durruti n’était pas un général, il était notre camarade. Cela manque de décorum ; mais dans notre colonne prolétarienne on n’exploite pas la révolution, on ne fait pas de publicité. On ne songe qu’à une chose : la victoire et la révolution. »
2 Comments so far...
Lavande Says:
23 novembre 2009 at 10:40.
Il y a une expo au musée de la Résistance à Grenoble :
Musée de la Résistance et de la Déportation
LE TRAIN S’EST ARRETE A GRENOBLE… La guerre d’Espagne et l’Isère – refuge et résistance
Du 14/11/2009 au 30/06/2010
En Isère aussi, la « loi sur la mémoire historique » votée par le Congrès espagnol en 2007, autorisant les enfants et petits enfants d’exilés républicains à recouvrer la nationalité espagnole, réveille des mémoires souvent douloureuses. Des archives et des photographies ont été rassemblées, enrichissant la connaissance de l’action de la trentaine d’Isérois qui s’engagent dans les Brigades internationales puis réapparaissent dans la Résistance (dont Marco Lipszyc, Georges Polotti, Gabriel Faure, Joseph Sisti …). Grâce au partenariat du Casal Català, à Grenoble, de nouvelles photographies et des témoignages apportent de précieuses informations sur l’arrivée en Isère de milliers de réfugiés espagnols qui, en dépit d’un accueil plutôt froid, se sont souvent fixés dans le département.
Isabelle Rambaud Says:
23 novembre 2009 at 21:46.
Et une autre aux archives départementales du Tarn-et-Garonne sur « La retirada, l’exil des républicains espagnols » à Septfonds du 20 octobre au 19 décembre 2009. (très joli catalogue)
« S’arreter, c’est mourir. Espérer c’est ne pas s’arreter ».
Voyez, je vous rends votre visite, bien contente de ce que j’y ai vu, ayant un peu travaillé aux Archives de Seine-et-Marne sur les affiches de la Guerre d’Espagne avec la publication d’un coffret de reproduction en 2006 (épuisé malheureusement).
A bient^^ot !