27 novembre 2009

Château-Gaillard, un colosse aux pieds d’argile

Posté par Paul dans la catégorie : Carnets de voyage; vieilles pierres .

chateau-gaillard1 S’il avait existé un « livre des records » au Moyen-Age, Château-Gaillard y aurait sûrement figuré : forteresse colossale édifiée en moins de deux ans, une durée de chantier remarquable que peu de bâtiments de l’époque ont sans doute égalée. Le maître d’œuvre de ce château impressionnant n’est autre que le célèbre roi anglais, Richard Cœur de Lion, l’un des plus illustres représentants de la famille des Plantagenêts. Le roi, de retour de croisade, avait des comptes à régler avec son rival français, Philippe Auguste, responsable de quelques coups tordus à son égard. Le roi de France avait en effet adroitement manœuvré pour que Richard Cœur de Lion soit arrêté à Vienne, puis emprisonné pendant deux ans par l’Empereur Henri VI. Dès son retour sur sa terre de Normandie, Richard décide d’en renforcer les défenses pour contrer les ambitions de Philippe Auguste, qui souhaite rattacher le duché à la Couronne de France. Depuis 911, un petit affluent de la rive droite de la Seine, l’Epte, marque la frontière entre royaume de France et Duché de Normandie. Cette limite est remise en cause par Philippe Auguste. Sur la défensive, Richard décide de lancer la construction de plusieurs nouveaux châteaux : Château-Gaillard est la pièce maîtresse du dispositif. S’il avait respecté ses engagements, Richard n’aurait pas dû construire la forteresse car le terrain choisi est considéré comme neutre ; il s’agit d’une possession de l’église : il appartient à l’archevêque de Rouen. Selon le traité qu’il a signé en 1196, il s’est engagé à ne pas occuper ce secteur. Mais la tentation est plus forte que la parole donnée : le site qu’il envisage de fortifier est vraiment exceptionnel. La forteresse doit être érigée sur un promontoire dominant l’un des méandres de la vallée de la Seine, non loin du village des Andelys. La présence d’une île au milieu du fleuve permet, de plus, la construction d’un poste avancé et, en conséquence, le contrôle du trafic fluvial vers Rouen. Le site de Château-Gaillard est un véritable verrou stratégique. Son seul point faible est le fait qu’il se situe à l’extrémité inférieure d’un plateau. Ce n’est pas un problème : c’est de ce côté-là de la construction que les architectes feront le plus gros effort de fortification. Une barbacane (ouvrage fortifié avancé) sera construite là où peut survenir le danger : ce ne sera pas un châtelet, mais un premier rempart impressionnant face aux velléités agressives d’un éventuel assaillant. La construction débute en 1196 ; elle sera achevée courant 1198. Certes, un grand nombre d’artisans et de manouvriers sont mobilisés pour la circonstance, mais il n’en reste pas moins que les bâtisseurs auront accompli une véritable prouesse technique pour l’époque. Dans la précipitation, quelques erreurs vont cependant être commises… L’avenir le montrera…

planchateaugaillard A première vue, Château-Gaillard paraît imprenable et Richard Cœur de Lion peut être fier de son œuvre. L’assaut depuis la vallée est quasiment impossible étant données les défenses naturelles. Un assaillant débouchant par le plateau va se heurter à trois lignes de fortifications successives avant d’accéder à la tour maîtresse : une barbacane entourée d’un important fossé, une première enceinte enfermant la basse-cour, une seconde enceinte particulièrement résistante de par sa forme (une succession de demi cercles séparés par de courtes lignes droites) aux armes de jet de l’époque. Une fois franchies ces défenses redoutables, notre attaquant va se retrouver au pied d’un donjon particulièrement impressionnant. Les ruines actuelles n’évoquent que très partiellement les dimensions impressionnantes de cette tour, une bonne partie de la construction ayant été arasée. Le dessin de Viollet Leduc que vous trouverez en illustration permet de se faire une idée de la taille réelle du bâtiment. Château-Gaillard témoigne d’une maitrise indiscutable de l’architecture militaire de la part de son concepteur.

richard-coeur-de-lion Richard Cœur de Lion peut être fier de son œuvre. On lui prête d’ailleurs cette exclamation, au vu de la construction presque achevée : « Qu’elle est belle, ma fille d’un an ! » Les aménagements réalisés sur le plan défensif, la disposition des différents bâtiments, les concepts mis en œuvre sont certainement influencés par les observations que le roi a pu faire lors de sa croisade au Moyen-Orient. Château-Gaillard se différencie des autres forteresses normandes, et certaines de ses particularités se retrouvent dans les châteaux syriens, comme le Krach des chevaliers par exemple. Le conflit va éclater entre les deux rois peu de temps après l’achèvement des travaux, mais Richard Cœur de Lion n’aura pas l’occasion de tester les capacités défensives de son ouvrage. Il meurt le 6 avril 1199, lors du siège de Chalus appartenant au roi de France. Combattant en première ligne pour entraîner ses troupes, il reçoit un carreau d’arbalète dans l’épaule ; la blessure s’infecte et il décède de la gangrène. Avant de quitter ce bas monde, il exprime ses dernières volontés, notamment concernant sa mise en terre. Il demande à ce que son corps repose à l’abbaye de Fontevraut, non loin de Saumur, dans un tombeau voisin de celui de son père ;  son cœur doit aller à Rouen car il aime la ville et ses entrailles resteront à Châlus, dans l’église du château qu’il a eu tant de mal à conquérir.

donjon-de-chateau-gaillard Après la mort de son adversaire principal, Philippe Auguste met quelques années avant de se décider à assaillir Château-Gaillard. Jean Sans-Terre succède à Richard, mais le nouveau souverain est loin de posséder les qualités de son prédécesseur. Le camp anglo-normand s’affaiblit et le roi de France profite de cet état de fait pour décréter la confiscation de la Normandie, en 1202. Il se lance dans une campagne d’envergure en vue de neutraliser les uns après les autres les points de défense du duché. Au mois d’août 1203, son armée campe au pied de Château-Gaillard. Il a rassemblé environ 6000 hommes. La garnison de la forteresse en compte environ 300, mais compte sur la solidité des défenses pour repousser l’ennemi. Philippe commence par s’emparer de tous les points de défense avancés. Le fortin de l’île sur la Seine est conquis, de même que la ville fortifiée des Andelys dont les habitants ont la mauvaise idée de se réfugier au château. Le roi de France installe ensuite son campement sur le plateau dominant Château-Gaillard. Lui aussi fortifie ses positions : il s’installe pour un siège qu’il estime long, et celui-ci le sera en réalité plus encore. Pour que le blocus soit efficace et que les assiégés ne puissent plus être ravitaillés, il fait creuser un vaste fossé et dresser des palissades. Ses charpentiers assemblent plusieurs machines de jets ainsi que tout le matériel lourd nécessaire à l’assaut. Les Français n’attaquent véritablement qu’au mois de février 1204 après plusieurs longs mois de siège. Philippe s’impatiente : puisque l’hiver n’est pas venu à bout de la résistance anglaise, il lance ses troupes à l’offensive. Il faudra encore plusieurs mois d’assauts successifs aux Français pour vaincre la garnison anglo-normande, commandée par Roger de Lascy. La progression des assaillants se fait par étapes. La barbacane est prise suite à un considérable travail de sape qui entraine l’effondrement de sa principale tour défensive. Les assiégés se réfugient dans la basse-cour, derrière la première enceinte. Ce second rempart cède à son tour, à la suite d’une action singulière qui va beaucoup amuser les historiens et restera vivace dans la mémoire collective : les Français auraient pris la forteresse en rentrant… par la fenêtre des latrines. L’anecdote a eu un tel succès que lorsque l’on parle de Château-Gaillard c’est généralement le premier récit que l’on entend.

chateau-gaillard-reste-premiere-enceinte Quelle est la part probable de vérité dans cette histoire ? Elle est assez difficile à déterminer ; on peut cependant avancer un certain nombre d’hypothèses. Le déroulement du siège de Château-Gaillard est bien connu car il est raconté en détail par un chroniqueur nommé Guillaume le Breton. D’après son récit, quelques soldats ont réussi à pénétrer par une échauguette dans une tour carrée située du côté des falaises. Selon Le Breton, cette tour serait celle des latrines. Ce qui est sûr c’est que l’effet de surprise est total et que les assaillants s’emparent plutôt facilement de la première enceinte. Selon certains historiens cette tour n’existait pas à l’origine et elle aurait été rajoutée à la muraille à la demande de Jean Sans Terre. Elle abritait, non des latrines mais une chapelle. Dans plusieurs récits, on évoque la possibilité que la même tour ait abrité les deux types de locaux, mais cela paraît peu crédible au vu des mœurs de ce temps. Les soldats de Philippe Auguste auraient en réalité investi un lieu sacré, les armes à la main, ce qui était fort mal vu par l’église à cette époque. Dans certains châteaux, il arrivait que l’on place une chapelle au dessus de la porte d’entrée principale, pour décourager l’attaque (il me semble que c’est le cas notamment dans le castrum de Commarque). L’histoire des latrines aurait été inventée par le chroniqueur pour ne pas ternir la réputation de son roi et l’exposer au courroux de l’institution religieuse. Cette version des faits, tout à fait conforme aux us de l’époque, paraît plus réaliste que l’invasion par la fenêtre des toilettes. Comme quoi, déjà, au début du XIIIème siècle, l’information était manipulée par ceux qui la faisaient ! Le même chroniqueur raconte la fin atroce des habitants des Andelys réfugiés dans la forteresse. Leur présence posait un sérieux problème de ravitaillement au gouverneur. Les vivres permettaient à la garnison de résister au moins un an ; Château Gaillard disposait par ailleurs d’un puits impressionnant qui résolvait le problème de l’approvisionnement en eau. Mais la présence de bouches supplémentaires (et inutiles) à nourrir risquait d’accélérer l’épuisement des réserves. Roger de Lascy décide donc, pendant l ‘hiver, d’expulser les civils de la forteresse. Les Français laissent passer les premiers réfugiés, mais très rapidement le roi exige que le blocus soit rétabli et la dernière vague de fuyards n’a plus d’issue. Les bouches inutiles meurent de faim et de froid entre les deux camps. Cette histoire atroce fut utilisée à des fins de propagande pour démontrer la cruauté des défenseurs de Château-Gaillard, et leur manque de respect pour les « règles de la chevalerie », mais on ne peut pas dire que l’attitude des assiégeants fut plus glorieuse. La guerre n’a rien d’une partie d’échecs pour gentlemen et les populations civiles n’en ont jamais retiré aucun avantage.

donjon-reconstitution Les troupes de Philippe Auguste tirent partie immédiatement de ce succès et se lancent à l’assaut de la seconde enceinte pour arriver au pied du donjon. Les machines de jet sont approchées et les projectiles énormes se succèdent les uns après les autres contre la muraille. Une brèche est ouverte et les assaillants s’y engouffrent. La supériorité numérique joue à fond pour les attaquants et les soldats de Roger de Lascy sont rapidement submergés. Le repli dans le donjon est trop tardif pour que celui-ci permette une défense efficace. Les  derniers survivants capitulent après de violents combats au corps à corps. La forteresse a bien résisté mais elle n’a pas été imprenable contrairement à ce que pensaient ses concepteurs. Les dégâts sont importants mais le site reste précieux aux yeux du roi de France et des travaux de réparation et de consolidation des défenses sont entrepris dès la conquête achevée. Les Anglo-Normands ont subi une défaite cuisante et Philippe Auguste profite de l’avantage acquis à l’issue de cette opération pour s’emparer progressivement des fiefs du Plantagenêt. En 1204, la Normandie est rattachée à la couronne de France : une page d’histoire vient d’être tournée. Quant à Château-Gaillard, la forteresse va continuer à jouer son rôle défensif jusqu’à la fin du XVIème siècle. Transformée en prison pendant un temps, elle va accueillir deux détenues célèbres : Blanche et Marguerite de Bourgogne, belles-filles de Philippe le Bel, accusées d’adultère. Marguerite meurt d’ailleurs à Château-Gaillard dans des conditions mystérieuses qui vont faire couler beaucoup d’encre (ne me dites pas que vous n’avez pas lu ou visionné « les rois maudits » !). Plusieurs affrontements s’y dérouleront notamment pendant la guerre de cent ans. Là aussi « le colosse au pied d’argile » changera à plusieurs reprises de propriétaire, une fois au moins pour des raisons relativement peu glorieuses : le 9 décembre 1419, par exemple, il tombe aux mains des Anglais car les assiégés ne peuvent plus tirer d’eau au puits : leur dernière corde s’est rompue… Un tel ensemble défensif à la merci d’une simple corde ou d’une fenêtre mal placée… cela laisse songeur ! Pendant les guerres de religion, ce sont les « Ligueurs » du duc de Guise qui s’y enferment pendant deux ans. Henri IV s’empare du château en 1591 et pour éviter qu’il ne serve à un quelconque adversaire, il décide de le faire démolir. Les pierres serviront à la construction de divers édifices dans la région. Richelieu, le plus grand « démolisseur de châteaux » de l’histoire de France parachèvera l’œuvre de son prédécesseur.

chateau-gaillard-la-seine Lorsque les Monuments historiques s’intéressent enfin à son sort, en 1852, le château est dans un bien triste état. Depuis le XIXème siècle, plusieurs campagnes de restauration ont été entreprises et d’importantes fouilles archéologiques conduites au fil des années. Certains détails architecturaux restent cependant difficile à dater. L’architecte Viollet Leduc a beaucoup travaillé sur la forteresse, en proposant notamment des plans détaillés ainsi que des tentatives de reconstitution des formes originelles. Le plan des lieux ainsi que le croquis du donjon qui illustrent cette chronique lui sont empruntés. Les autres photos ont été prises par les enquêteurs charbinois lors de leur périple normand au début de ce mois. La balade autour des ruines vaut la peine d’autant que la zone abrite une réserve botanique d’une grande richesse. En flânant au milieu des vieilles pierres, vous pourrez toujours herboriser, si vous n’avez pas l’âme d’un conquérant ! Plusieurs randonnées pédestres, sans doute très plaisantes, sont possibles dans le secteur.

2 Comments so far...

Clopin Says:

27 novembre 2009 at 19:42.

Où nous constatons que la Feuille Charbinoise n’est pas caduque car ne tombe pas avec l’automne ! Ca bourgeonne de partout en ce moment ! Ce n’est pas pour me déplaire…

Phiphi Says:

28 novembre 2009 at 13:28.

J’avoue particulièrement apprécier tes chroniques historiques, Paul.
A signaler qu’aux Andelys se trouve le Musée du Normandie Niemen.

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