11 janvier 2010
Le terrible « hyver » de 1709 et autres grandes froidures de ce siècle-là…
Posté par Paul dans la catégorie : Histoire locale, nationale, internationale : pages de mémoire; tranches de vie locale .
« Dans la plupart des villes et des villages, on y meurt à tas, on les enterre trois à trois, quatre à quatre, et on les trouve morts ou mourants dans les jardins et sur les chemins… […] On voit des gens couchés par terre qui expirent ainsi sur le pavé, n’ayant pas même de la paille pour mettre sous leur tête, ni un morceau de pain. » (témoignage d’un prêtre parisien en 1709).
On s’intéresse beaucoup aux fastes du règne des trois « maudits » Louis (XIV, XV, XVI), mais fort peu à ce que furent les conditions de vie du petit peuple des villes et des campagnes pendant ce triste siècle que fut le XVIIIème. On parle des progrès de la science, de la philosophie, de l’humanisme pendant cette période dite « des lumières » mais le regard ne se tourne que trop rarement vers l’immense zone d’obscurité que constituait la « France de tout en bas ». Les longues journées neigeuses de cet hiver 2010 sont pour moi propices à la réflexion et à la relance des quelques recherches que je mène, en généalogie, sur mes ancêtres. La plongée dans les registres d’état civil de cette période est terrible, et, mes ascendants ayant fort peu voyagé, car tous issus du milieu rural, je finis par accumuler pas mal de données historiques, parfois anecdotiques, sur cette période. Le premier épisode dramatique du siècle fut le terrible « hyver » 1709. Cet hiver-là et le suivant, on dénombra huit cent mille victimes. En 1709 ce fut le froid qui fut le principal responsable de l’hécatombe, puis pendant l’hiver suivant, de graves épidémies (dysenterie, scorbut, typhoïde…) vinrent enrichir la moisson funèbre de la grande faucheuse. La population de la France baissa de 3,5 % pendant cette période. En 1709, 1710, on enregistra 2 100 000 décès pour 1 300 000 naissances (valeurs arrondies). Les causes de cet épisode terrible sont à la fois climatiques et économiques. 1710 ne fut pas le seul hiver terrible du XVIIIème siècle, de tels phénomènes se répétèrent à une dizaine de reprises, notamment en 1788/89… Les relations entre cette grande froidure-là et les fortes « chaleurs » de l’été 1789 ne sont en rien fortuites.
L’étude du climat en France au cours des siècles précédant le XXème n’est pas évidente, car les données météorologiques à caractère scientifiques ne remontent pas avant la fin du XIXème siècle, du moins les mesures régulières et précises permettant d’obtenir des statistiques fiables. Cela ne veut pas dire que le monde scientifique ne s’intéresse pas à la météorologie avant cette date, mais seulement de façon anecdotique ou épisodique. Quand on veut engager une étude sérieuse concernant par exemple le XVIIème ou le XVIIIème siècle, on est obligé de compiler les sources les plus diverses et de faire largement appel au travail des historiens. Il faut s’intéresser aux événements signalés dans les almanachs, à la mémoire populaire, pour dater les principaux faits ponctuant l’année agricole (date des vendanges, des moissons, de la récolte des fruits…). L’étude des registres d’état-civil est aussi un élément intéressant – les données concernant 1709-1710 le montrent bien. Dans la commune voisine de chez nous, Morestel, le registre fait état d’une soixantaine de morts en 1709, contre une vingtaine en moyenne les années précédentes. On note également une baisse significative du nombre de naissances. Le même phénomène se produit dans diverses communes des alentours. En 1711, la situation redevient normale. Notre région échappe aux mouvements de troupes, fréquents dans les zones frontalières, et au cortège de maladies qui accompagne l’armée dans ses déplacements. Dans un village du Nord de la France, Camblain, l’épidémie de typhus, dans le sillage de l’armée de Hollande, emporte 115 habitants sur 350 pendant l’été 1710.
La première vague de froid frappa du 7 janvier au 4 février 1709. La température descendit très bas et ce, pendant une période prolongée : on nota -23° à Paris, -16° ou -17° à Marseille et à Montpellier, ce qui montre bien que le Sud fut lourdement frappé également. Les almanachs rapportent que même le Roi Soleil était importuné par le froid : il devait attendre que son vin dégèle au coin du feu. Le précieux liquide gelait lors de la traversée des antichambres. D’autres durent subir des conséquences beaucoup plus dramatiques. En beaucoup d’endroits, les blés d’hiver furent totalement détruits, et un grand nombre d’arbres fruitiers gelèrent. Les récoltes de l’été 1709 furent catastrophiques. La famine s’installa de façon durable et ceci explique la mortalité par maladie l’automne et l’hiver suivant. Le blé d’hiver résiste en principe à de basses températures, ou à des froids prolongés, sous réserve que la chute du thermomètre ne soit pas trop brutale et surtout que les terrains soient bien ressuyés (pas trop d’humidité à l’automne). La situation est encore meilleure lorsqu’une bonne couche de neige isolante protège le sol. Au cours de l’hiver 1709, aucune de ces conditions ne fut remplie. Quand la douceur printanière arriva enfin, on espérait voir les céréales repartir comme cela avait été le cas lors d’autres hivers, mais tout avait pourri. Les blés de printemps ne furent pas semés en quantité suffisante pour pallier au manque. La pénurie entraina une spéculation effrénée et une flambée des cours impressionnante : le prix du blé s’était multiplié jusqu’à plus de dix fois celui de la récolte précédente. Concernant la viande, la situation n’était guère meilleure car beaucoup d’animaux avaient péri dans les étables. Les colporteurs n’avaient pas d’images assez fortes pour conter les malheurs survenus cette année-là… Les oiseaux étaient figés en plein vol et tombaient comme des cailloux sur le sol. La Garonne, le Rhône et la Meuse, entre autres, étaient gelés et pouvaient se traverser à pied. Le bois de chauffage manquait et il était par conséquent fort cher. La température dans certaines chaumières descendait jusqu’à moins 10° et il fallait une scie pour débiter le pain gelé.
En 1709, le « bon » roi Louis XIV est lancé dans des campagnes militaires incessantes et ruineuses. Il n’a guère l’envie ni le temps d’écouter ceux qui comme Fénelon lui parlent de la misère des petites gens : « Votre peuple, Sire, que vous devriez aimer comme vos enfants, et qui vous a toujours été si dévoué, est en train de mourir de faim, écrit Fénelon à Louis XIV. Plutôt que de le saigner à blanc, vous feriez mieux de le nourrir et de le chérir ; la France entière n’est plus qu’un grand hôpital désolé et sans provisions. Vos sujets croient que vous n’avez aucune pitié de leurs souffrances, que vous n’avez d’autre souci que le pouvoir et la gloire. » Nous sommes en pleine guerre de succession d’Espagne, une guerre de plus pendant ce règne qui n’a été qu’une succession de campagnes militaires. L’armée se bat sur tous les fronts : au Nord-Est (Alsace), dans le Sud-Est (Alpes), dans le Sud (Catalogne). Le nom de Marlborough n’évoque pas seulement une complainte enfantine ; il rappelle surtout les sanglantes batailles qui ont lieu cette année-là. Le trésor royal est vide et il faut remplir les caisses par tous les moyens. A cette époque, l’imagination des percepteurs est déjà fertile : on crée les tontines ou (à titre provisoire…) un impôt très impopulaire, le « dixième » : tous les contribuables doivent déclarer leurs revenus annuels concernant les terres, bois, prés, vignes… et verser aux receveurs des tailles un dixième de la somme. Bien entendu clergé et noblesse trouvèrent très vite divers moyens pour être exemptés ou ne payer qu’une participation très réduite. Cela ne fit qu’exacerber la colère du peuple et de la petite bourgeoisie. Plusieurs mouvements de contestation tournent à la révolte, en ville (Paris, val de Loire ou Normandie) comme à la campagne (Provence, Languedoc) : 1709 c’est, par exemple, le début du soulèvement des Camisards dans les Cévennes. Il s’agit bien sûr d’un problème religieux à la base, mais la grande misère des paysans alimente bien entendu le brasier. Le pain manque pour les citadins, et les ruraux, faute de réserve financière, n’ont pas les moyens d’acheter les matières premières qui font défaut. Le nombre de familles réduites à la mendicité augmente considérablement ; les affamés ingèrent n’importe quels aliments et les maladies prolifèrent. Le nombre de rôdeurs sur les grands chemins augmente et les déplacements sont de plus en plus risqués. Les soldats, sans solde et sans nourriture, se paient sur le dos de l’habitant, et extorquent aux paysans ce qu’ils n’obtiennent pas de leur intendance.
Ainsi que je l’ai mentionné plus haut, les hivers rigoureux se multiplièrent tout au long du XVIIIème siècle, bien que ce soit la fin du XVIIème qui ait été qualifiée de « petit âge glaciaire » par les historiens du climat. En 1715/16, la neige persista en grande quantité pendant plus d’un mois. Fin janvier, il faisait moins 22° à Paris. En 1739/40, la grande froidure persista d’octobre jusqu’à mars, même si l’on n’atteignit pas les records précédents. Le même phénomène se reproduisit deux ans plus tard sur l’ensemble du territoire. Pendant ces quatre années, on retrouva des taux de mortalité proches de ceux de 1709/1710. Il y eut ensuite une « accalmie » d’une trentaine d’année, puis le froid revint à l’assaut en 1775/76, mais le phénomène ne toucha pas le Sud de la France. Cette année-là on vit se propager, de façon importante, une maladie jusque-là relativement peu connue, la grippe. Voici la description pittoresque qu’en fait un historien amateur de la ville de Crémieu à deux pas de chez nous. Il s’agit d’un barbier nommé Ollivet, qui avait entrepris de dresser l’inventaire de tous les faits intéressants, survenant tant sur le plan local, qu’à une échelle beaucoup plus vaste. « Dans le courant du mois de décembre 1775, il y eut à Crémieu non seulement dans ses environs, mais dans toute la France, sans les endroits que je ne sais pas, une maladie appelée « grippe » qui est une espèce de gros rhume. Laquelle maladie les médecins la regarde [comme] épidémique. [Elle] commence à saisir au gosier, ensuite donne des points et l’on tousse continuellement, la nuit et le jour. On sait nombre qu’il en est mort à Lyon, plus de 2000 personnes. La plupart sont morts parce qu’on les avait soignés et purgés. Aux environs de Crémieu, il est mort quantité de personnes. A Crémieu, jusqu’à présent, personne en a péri. » Vous remarquerez au passage qu’en 1775/76, les gens (selon le témoignage de ce brave citoyen) étaient aussi méfiants qu’en 2009/2010 quant à l’efficacité des traitements anti-grippaux ! Monsieur de Lalande, de l’académie des Sciences, lança une enquête sur cette maladie et ses conséquences… En 1788/89, l’hiver fut extrêmement difficile sur tout le continent européen : des températures très basses furent notées du 26 novembre au 20 janvier. Le 31 décembre, charmant réveillon, on atteignit moins 21° à Paris. La famine fit à nouveau des ravages car les récoltes de l’été 1788 avaient été gâtées, en beaucoup de régions, par des pluies violentes et incessantes. Dans les campagnes, on se nourrissait de racines plus ou moins comestibles ; dans les villes, on se révoltait contre le prix et la très mauvaise qualité du pain.
La personne qui s’est intéressée aux chroniques du barbier Ollivet (il s’agit de Paule Lasserre), note dans l’introduction de son ouvrage, à quel point le changement d’opinion de la population vis à vis de la noblesse et de la royauté fut rapide. Certes, son analyse concerne essentiellement le bas-Dauphiné rural, mais elle peut être facilement transposée dans un grand nombre de régions de France. Les propos du Sieur Ollivet témoignent d’un grand respect à l’égard des possédants, de leurs agissements et même de leurs dépenses somptuaires. Il est admiratif devant les frais occasionnés par le mariage de telle ou telle demoiselle de bonne naissance, allant comparer le prix d’une réception avec ses propres revenus. Il n’hésite pas à faire de longs déplacements pour aller admirer le passage du carrosse de la Duchesse de Savoie se rendant à Versailles. Les malheurs du peuple, ont, selon lui, des causes divines dont nul sur terre n’est vraiment responsable. Tout cela est vrai au milieu du siècle pour une majorité de gens du peuple. A l’approche des années 1780, le discours change peu à peu, et se fait plus menaçant contre les accapareurs, nobles ou bourgeois, responsables des variations du prix du pain, et de la misère des pauvres gens. Trop c’est trop, et le piédestal sur lequel étaient juchées les familles nobles commence à être sérieusement ébranlé. La grande peur de l’été 1789 entraine des manifestations de colère et de haine extrêmement violentes dans cette terre du Sud Lyonnais, jugée pourtant paisible : on ne compte plus les riches demeures incendiées, les terriers (registres de propriété) détruits ou les personnes violentées. Le peuple, poussé à bout par le cynisme de la classe dominante, a perdu une bonne part de sa confiance en ceux qui le mènent par le bout du nez. Les responsables de son malheur ne trônent pas qu’au plus haut des cieux ; certains sont là, à portée de main, et ils vont passer un mauvais quart d’heure.
Trois siècles ont passé, on meurt toujours de froid dans la rue et la malnutrition existe toujours, même si, bien entendu, ces faits dramatiques se déroulent dans des proportions qui n’ont rien de comparable (dans notre pays). En réalité, les problèmes ont tout simplement changé d’échelle et nous devons les considérer à une dimension planétaire. Un milliard d’individus ne mangent pas, qualitativement ou quantitativement, à leur faim. C’est à peu près le pourcentage d’affamés que l’on avait dans les campagnes françaises au temps « béni » des monarques absolus. Les puissances économiques font toujours la pluie et le beau temps et jouent au yoyo avec le cours des céréales pour alimenter leur désir de profits immenses… Le grand ménage n’est donc pas terminé ; les accapareurs ont changé d’uniforme mais pas de comportement ; le général hiver continue, lui, à mener des offensives redoutables contre lesquelles les saintes prières ne peuvent pas grand chose, quel que soit l’habit que l’on revête pour les débiter. Sans doute avançons nous à grands pas vers un nouveau 1789, mais à une toute autre échelle. Certains ont beaucoup à perdre, mais d’autres non. En 2050, nous serons neuf milliards et il faudra se pousser pour faire de la place à table.
Post chronicum : je dédie cette chronique à l’une de mes ancêtres, encore une habitante du petit village d’Arandon, dans les environs, qui mourut dans les premiers jours de l’an 1709, au tout début de la grosse vague de froid, à l’âge de 50 ans. Elle s’appelait (et ce n’est malheureusement pas de l’humour) Aymare HYVER. C’était il y a trois cent un ans.
Quelques compléments documentaires intéressants : une lecture commentée de Saint Simon sur la fin de règne de Louis XIV à cette adresse. Trois textes passionnants d’Edouard Charton, extraits du « Magasin pittoresque », revue culturelle du milieu du XIXème siècle peuvent être consultés sur le site « Corpus historique étampois« . C’est une très bonne description des effets de la grande froidure… Un livre référence sur le dossier : « Marcel LACHIVER, Les années de misère. La famine au temps du Grand Roi, Paris, Fayard, 1991 »
7 Comments so far...
zoë Says:
11 janvier 2010 at 11:01.
Merci pour cette passionnante rubrique sur le Général hiver où l’on voit que depuis toujours la folie du pouvoir dévore les humbles qu’elle laisse mourir de froid et de faim. 338 morts dans la rue en 2009 selon le collectif des Morts de la Rue qui ne décompte que ceux dont ils sont informés. D’autres meurent dans l’indifférence absolue et d’autres encore dans un galetas. La misère tue beaucoup plus que le H1N1 et on ne déploie guère d’arsenal de combat, ça ne paye pas
Paul Says:
11 janvier 2010 at 18:35.
Si ça s’appelait « la feuille turbinoise » on pourrait dire que ça turbine chaudement ! Bien le bonjour aux gens de passage. Une place au chaud vous est réservée !
montaigneàcheval Says:
12 janvier 2010 at 10:39.
Absolument passionnant. Je me suis régalé en lisant ce billet, la fois précis et qui laisse songeur. Mais le pire , à cette époque, est sans doute que l’hyver 1709 ne fut pas le seul. En 1977, Pierre Goubert publia sa fameuse étude de « 100000 Français au Grand Siècle » en s’appuyant ,on le sait sur le dépouillement des états-civils du Beauvaisis. Et là, d’ailleurs, c’est le pivot de mon cours sur le » Siècle de Louis XIV », on voit parfaitement, par un graphique la récurrence des hyvers terrifiants, de 1650, à 1730, environ…Après, les pics de mortalités diminuent, non seulement parce que les temps changent (La Régence, les Lumières) mais aussi parce que LE temps change. On sait que ,de 1730 à 1780, l’Europe connut un « optimum » climatique exceptionnel, de la même nature que celui du XIIIème siècle. Puis, vers 1780, à nouveau revinrent les années de chien…conduisant à la Révolution.
Je vous lâche parce que ça commence à faire pédant….et je ne veux pas vous raser….
Bravo et Merci, en tous cas
Paul Says:
12 janvier 2010 at 11:45.
Merci pour ce commentaire élogieux que j’apprécie particulièrement, étant donné les compétences de son auteur (j’en profite pour corriger une faute de frappe dans la citation d’Ollivet : 1775 et non 1875). Il y a effectivement une amélioration notoire, un « trou » dans les hivers rigoureux à partir de 1742 (cet hiver-là fut froid mais rien de comparable avec 1709) qui dure une quarantaine d’années, si l’on met de côté l’hiver 1775 qui ne fut rigoureux que dans le Nord du pays. Le général hiver reprit son offensive violente à partir de 1784 et surtout 1788.
nca Says:
28 mai 2012 at 20:09.
Merci pour ce texte bien juste.