8 mars 2008
Evasion ovine
Posté par Pascaline dans la catégorie : Le sac à Calyces .
J’ai écrit ce texte à l’occasion d’un atelier d’écriture dont la consigne était “poubelle de table” : à vous de la chercher dans ce petit récit. Bonne chance !
De toutes mes brebis, Ripoux est la plus caractérielle. Certes, c’est une bonne reproductrice puisqu’elle me donne des jumeaux avec une régularité de métronome à chaque mise bas, mais avec la même régularité elle refuse à chaque portée de prendre soin de l’un de ses deux petits.
Je pratique alors la même ruse qui ne réussit jamais : j’isole le préféré dans l’espoir qu’elle permettra à l’autre de téter, mais elle persiste dans son refus même quand ses pis sont gonflés et durs. Comme tout le monde a le droit de manger, que je crains une mammite, et que je ne suis pas sadique, je me penche sur le problème toutes les trois heures : empoignant sa toison à pleines mains, j’installe Ripoux en position assise – ou plutôt à l’équivalent de la position assise chez l’humain – non pas pour l’humilier, même si c’est une posture particulièrement ridicule chez le mouton, mais pour l’immobiliser. Après quelques jours d’apprentissage, l’agneau délaissé a compris et se précipite sur le pis salvateur dès que sa mère se trouve installée ainsi.
Après quoi, je confie l’autre petit aux bons soins de sa mère, et ils sont bons, les soins, excellents même. Les pis ont été vidés au maximum ; je laisse le jeune avec Ripoux un long moment, et il le passe à tétouiller gaiement toutes les cinq minutes, fabriquant ainsi le lait convoité, et jouant avec l’autre petit ; les agneaux n’héritent pas du sale carafon de leur génitrice…
Puis je l’isole à nouveau, le préféré, et, quand le moment est venu, j’immobilise à nouveau Ripoux pour la forcer à nourrir celui (ou celle) que j’appelle Aimé(e)Désiré(e)Bienvenu(e) car il n’y a pas de petite vengeance.
Ripoux n’est plus toute jeune, il suffit de faire le compte de sa descendance, chérie à cinquante pour cent : les Licou, Micou, Titsou, Hibou, Fifou, Lilou, Pifou, Minou, Bilou, Guitou, parties se reproduire ailleurs, et aussi les anonymes, convertis en méchouis, gigots, ragoûts et autres préparations savoureuses, à qui j’ai préféré ne pas donner de nom.
« Manquerait plus que ça ! » grognent les amis que je regrette parfois de fréquenter. « Donner des noms à des bêtes ! Mais ce ne sont que des animaux ! »
Ils me conseillent de rationaliser mon élevage. De me débarrasser de Ripoux, une de perdue dix de retrouvées, des brebis ce n’est pas ce qui manque, et de ne plus m’embêter avec ce problème infernal du nourrissage. Tout ce cirque pour un agneau, ça n’a pas de sens ! Nourris-le au biberon, il ne s’en portera pas plus mal, et ça ne te prendra que quelques minutes par jour ! Ce serait plus rentable !
À quoi j’explique avec patience :
Si je cherchais le profit maximum, les agneaux seraient tous séparés de la mère dès la naissance et nourris avec du lait artificiel, le lait des brebis serait trait et transformé en fromage frais ou en yaourt – ne rêvons pas : le roquefort, ce n’est pas pour moi, il faut des installations, un climat, il faut même des grottes, et moi je ne dispose pas de cela…
De tout cela, Ripoux se moque éperdument. Le printemps commence à se deviner, les jours rallongent, les odeurs reviennent, l’herbe va pousser. Mon troupeau va quitter son logis pour les pacages. Ripoux attend de sortir, de se détendre les pattes, de regarder courir les agneaux dont elle ne s’inquiète pas, mais qui sont si drôles à regarder. Ripoux attend la fin du foin et le début de la vraie herbe – de la vraie vie…
En attendant, ses rêves s’élargissent.
Ripoux est une rebelle, elle rêve. Elle rêve de la Cordillère des Andes, de grands espaces nus où la provende est difficile à trouver, mais rareté rime avec qualité. Elle rêve de la tige épaisse, amère, ligneuse, qui a eu tant de mal à pousser de quelques centimètres, qui est croquée d’un coup de dent affamé – des jours d’effort engloutis en une seule bouchée !
Ripoux rêve des grands espaces de Mongolie où flotte encore l’ombre de Gengis Khan. De la prairie, de la prairie à perte de vue… Des envies de se rouler dans l’herbe en bêlant de bonheur. Tout ce qui a été brouté le jour repousse la nuit, et le lendemain… bombance !
Ripoux rêve de prairies illimitées aux herbes variées, amères, coriaces, agaçant les dents, de tendres pousses douces et sucrées.
A force de rêver et de se presser contre la porte cabossée que j’aurais dû réparer depuis longtemps avec quelques clous, Ripoux l’a forcée et se retrouve dehors. Sans personne pour la guider, ses pas la conduisent jusqu’à mon potager encore mal remis des rigueurs de l’hiver. Qui a dit que les moutons sont bêtes ? Sous la serre s’étalent des scaroles, des frisées… Les premières chaleurs amplifiées par la bâche de plastique leur ont donné une santé insolente et ont favorisé leur croissance rapide. Du museau, Ripoux pousse la porte qui cède.
La voilà dans la place. Ce n’est pas l’eldorado, ni la Cordillère des Andes, ni la Mongolie, mais il y a de quoi faire.
Ripoux bêle. Deux tables de salades suffiront-elles à apaiser son appétit dévorant ?
One Comment so far...
sylvaine vaucher Says:
8 mars 2008 at 12:13.
copy/paste :
« Des envies de se rouler dans l’herbe en bêlant de bonheur. »
J’adore le texte et l’humour. Merci
Sylvaine