15 mars 2008
Le sorcier de Salette
Posté par Pascaline dans la catégorie : Le sac à Calyces .
Le brocanteur des quais de Saône avait failli m’avoir, mais j’avais vite vu que cet appareil fonctionnait de manière aléatoire – non, ne fonctionnait pas du tout. Malgré le boîtier vide, je m’étais amusé à composer les éléments d’un panoramique. Après deux ou trois déclics, tout s’était enrayé.
J’avais réussi dans ces conditions à faire baisser le prix, sans me laisser subjuguer par le nom prestigieux du photographe animalier, Paul Mephisto, prétendument premier propriétaire de l’appareil. Quant à l’instrument en question, avant même de l’avoir démonté pour le remettre en état, je réalisais qu’il fonctionnait parfaitement. Aucune explication à la panne qui m’avait permis une économie conséquente. Quelques heures plus tard, je prenais mes premiers clichés.
“ Ornithologue ” m’avait dit le brocanteur, et non pas photographe animalier. Je rectifiai de moi-même en développant mon premier négatif. Je n’avais pas pris conscience du nombre de volatiles que j’avais emprisonnés dans la boîte et imprimés sur la gélatine – un rassemblement de pigeons aussi dense qu’à Venise, un fouillis de plumes floues dans un angle de la photo, une mouette planant au-dessus des eaux du fleuve… Les espèces à plumes sont fort diverses même à Lyon, et bien représentées aussi en nombre, qu’il s’agisse de palmipèdes plus ou moins discrets dissimulés dans d’invisibles recoins sur les rives de la Saône et du Rhône, des ramiers et moineaux familiers qui souillent les trottoirs, de grands voyageurs ou de sédentaires. Un véritable catalogue dont je prenais connaissance dans mon labo exigu. Soit comme sujet principal, soit présents accidentellement, les oiseaux étaient sur tous les clichés. Je vérifiai très vite, avec un étonnement grandissant, que l’appareil ne fonctionnait que pour prendre des photos d’oiseaux.
Ornithologue ? Pourquoi pas ! Et pourquoi ne pas marcher sur les brisées de mon illustre prédécesseur ? Je décidai de me lancer dans la photographie d’oiseaux à l’affût puisque mon appareil nourrissait à leur égard cette étrange prédilection. Et, en attendant le week-end, je tentai d’en savoir plus sur l’homme, sur sa part possible de responsabilité dans cet état de fait surprenant.
Les bouquinistes de Lyon furent mis à contribution, et je ne tardai pas à trouver sans doute le plus documenté d’entre eux, un vieillard taciturne, passionné par le terroir, et dont le fond de commerce comptait essentiellement des éditions régionales inconnues du public. Mais si cet homme compétent me procura sans difficulté l’ouvrage que je recherchais, le document qu’il me tendit ne fit qu’épaissir le mystère. En effet, Paul Mephisto, réputé pour ses travaux dans la région dauphinoise, avait disparu lors d’une de ses campagnes d’observation.
Cela se passait au bord de l’étang de Salette, dans la région de Courtenay – cette région chère à mon cœur et dont le nom, apparu soudain sous une lithographie dans les pages jaunies du vieil ouvrage, me fit battre le cœur. Oubliant le ruban serré des véhicules, sourd au vacarme de la ville, indifférent à la bise glaciale et pénétrante, je plongeai dans la contemplation de la gravure comme pour m’y perdre tandis que derrière mes yeux un vol de martinets filait comme une flèche avec un seul cri aigu. En arrière-plan, l’eau stagnante dont je pouvais sentir la présence sous mes pieds enfoncés dans la rive spongieuse.
Mais pourquoi, une fois devenu adulte, indépendant, libre de mes mouvements, et qui plus est héritier de la propriété, pourquoi n’étais-je jamais retourné dans la vieille maison familiale abandonnée de tous depuis le décès des anciens ?
Et pourquoi, pas une fois, n’avais-je ressenti le désir de revoir l’étang et ses environs ? De renouveler mes escapades de gosse ?
Je repassai ces quarante années oubliées – point oubliées, mais mises de côté – l’enfant taciturne, l’adolescent indécis, l’adulte jeune encore, et angoissé. Ils laissèrent enfin la place à l’homme mûr et à ses regrets, sur lequel le vieux bouquiniste dardait un regard soupçonneux.
Un peu commotionné, je repris mes esprits et payai l’ouvrage, pour une fois sans marchander, et me mis à le lire en marchant.
J’appris que la disparition de Paul Mephisto datait de 1952, de l’automne précisément, période de migration. Moi aussi je me sentais pousser des ailes. Et j’attendis le week-end dans une impatience fébrile, nargué par l’insolent petit boîtier posé bien en vue chez moi, soufflet ouvert – comme si je risquais de l’oublier.
Quand enfin, le moment venu, je garai ma voiture à proximité de l’étang, je sentis un grand calme m’envahir.
Déjà mon appareil faisait partie de moi-même. Je me mis à l’affût, j’attendis le jour, et après cela j’attendis encore, pendant longtemps, la disparition du brouillard. Je mis cette attente à profit pour identifier à l’oreille et sans coup férir fuligules, hérons, faucons.
Enfin, je me décidai à mitrailler.
La nuit était tombée depuis longtemps quand je quittai mon affût, courbaturé par ces heures d’immobilité, transi, et dans un état second. Par bonheur, je savais que le vieux labo était resté dans la maison déserte.
Il me fallut retrouver mon enfance oubliée derrière cette porte. Quand je poussai avec peine le battant, elle dégringola sur moi, accompagnée d’une pluie beaucoup plus tangible.
En l’absence des humains, d’autres formes de vie avaient pris possession des lieux. Une odeur forte, mélange d’excréments et d’urine, de poussières, de moisissures, puanteurs de petits cadavres en décomposition me prit à la gorge tandis que toiles d’araignée et débris divers me poudraient la tête et les épaules.
En heurtant la pierre du sol, les plus gros débris rendirent un son mat dans lequel j’entendis “ pacte, pacte… ”. Ainsi, des dizaines de pactes oubliés dans les interstices flottèrent avant d’atteindre leur destinée. Je ne m’attendais pas à cette pluie répugnante. Inclinant la tête, je passai nerveusement les doigts dans mes cheveux, espérant enlever les débris sans les écraser.
Sans m’attarder, j’inspectai rapidement le cagibi sous l’escalier.
Tout était là… même des bouteilles au contenu noirci, mais j’avais pris la précaution d’apporter des produits en état. Je m’étais muni également du matériel dernier cri nécessaire à la couleur.
Pour le bricoleur que j’étais, tirer une ligne pirate sur le câble électrique de l’autre côté de la route fut un jeu d’enfant. En quelques instants, le petit radiateur apporté tout spécialement commençait à réchauffer le réduit. Plongées dans chaque bain, des résistances à thermostat, petits bijoux de précision, maintiendraient les produits à la température idéale.
J’étais moins courbaturé et moins transi quand j’observai mes négatifs, mais toujours dans un état second. Il devint très vite trouble, un trouble désormais familier. Il y avait une anomalie. Je me hâtai de tirer quelques agrandissements. Ce n’étais pas un ratage, un reflet de lumière dans la grisaille, c’était un oiseau que je n’avais pas vu. Je l’avais photographié sans le voir. Sans le voir. Comme si c’était possible. Alors qu’il occupait le devant de la scène. Alors qu’on ne voyait que lui. Dans ma tête une idée cherchait à se formuler. Comme j’avais déchiré les toiles d’araignées en ouvrant la porte, il me fallait déchirer un autre voile au dedans de moi-même.
Mais depuis le début, l’affaire présentait trop de mystères pour que l’émergence de celui-ci soit une grande surprise.
Non, je ne saurai jamais comment cet animal multicolore avait réussi à se placer bien centré dans l’objectif, et maintenant que je voyais tous les détails de son plumage, son bec effilé, ses pattes fines, je ressentais une impatience fébrile.
L’ouvrage « les oiseaux d’Europe » – « une Bible, monsieur » m’avait affirmé mon fournisseur des quais de Saône – me révéla rapidement qu’il s’agissait du guêpier, un oiseau migrateur qui vient passer les beaux jours sous nos horizons plus cléments pour se reproduire, généralement en colonies dans des carrières de sable où il creuse des galeries pour protéger sa couvée. Il repart vers le Kenya et sa région dès fin août.
« Et nous sommes fin septembre » pensai-je.
Une fois mes travaux terminés, je me décidai enfin à monter à l’étage, muni d’une torche, d’un duvet bien chaud et d’un drap pour m’isoler de ce que je redoutais de trouver. Guettant avec inquiétude des nichées surprises, je retirai avec mille précautions la housse poussiéreuse du lit, mais le pire que j’eus à affronter fut l’odeur de moisissure. J’en étais quitte pour dormir fenêtre ouverte.
Je passai une nuit fort agitée, à m’interroger sur la qualité des galeries creusées dans le sable – friable, trop friable le sable – à m’angoisser sur les pontes et les couvaisons – pas plus d’œufs ? – et le froid qui viendrait avant que les jeunes soient en état de faire le grand voyage, et comment les nourrir, ces jeunes, et comment leur apprendre à éviter le prédateur – une nuit terrible en vérité, avec la menace permanente de la mort invisible et pourtant si présente.
…et je repartis au petit matin, droit vers l’étang.
Arrivé là, l’appareil m’échappa. Qu’importait… Tous les sens en éveil, je vérifiai la sécurité des lieux. Interrompus par mon arrivée, les oiseaux reprirent leur tintamarre matinal et je leur répondis dans mon langage. Je restais longtemps immobile, conscient de ma solitude.
Je lançai un appel bref qui ne reçut pas de réponse.
Puis je tournai la tête de droite et de gauche, me dressai sur mes pattes et déployais mes ailes.
Depuis si longtemps, moi, Paul Mephisto, drôle d’oiseau, rejeton démoniaque d’ancêtres maléfiques, partie humains, partie divins, moi, doté du pouvoir de me transformer en animal, réincarné dans l’urgence dans une quelconque enveloppe charnelle au moment où une balle me tuait sous ma forme de guêpier, depuis si longtemps, tapi dans la conscience ignorante de ce bébé, devenu avec le temps cet homme presque quinquagénaire si difficile à manœuvrer – oui, depuis si longtemps, j’attendais ce moment.
Ma dernière pensée humaine : il n’y avait pas de pellicule dans l’appareil, mais… quelle importance ?
5 Comments so far...
Clopine Trouillefou Says:
18 mars 2008 at 08:37.
ah, très très bien, un régal ! Pourquoi ne pas faire concourir ce texte au nombreux « concours de nouvelles » qui fleurissent ici ou là ?
Et faites-moi penser à vous offrir, quand l’occasion s’en présentera, c’est-à-dire quand vous aurez remporté le concours de nouvelles auquel vous vous serez inscrit sur ma suggestion, le film « Paradis en Herbe », il me semble fait pour vous…
sisi.
Clopine
Pascaline Says:
19 mars 2008 at 18:14.
Concours de nouvelles ? La plupart vous dépossèdent de votre texte, qui appartient s’il est gagnant à l’organisateur. Certes, c’est pour être édité, mais dans une anthologie, dans le cadre du concours. Moi, je me dis depuis un bail qu’il me faut éditer un recueil de mes propres nouvelles à moi toute seule, quitte à m’auto-éditer, et même si la nouvelle, c’est pas vendeur…
Et voilà que je rate une marche et l’occasion de regarder « Paradis en Herbe » – quoique, j’ai participé à un concours cela doit faire deux ans (http://www.lecteurduval.org/) et si mon texte a été pré-sélectionné, il n’a pas été élu alors que… selon moi il respectait plus la consigne de départ que les textes gagnants !
Je me ferai un plaisir de vous l’expédier si cela vous intéresse, car comme il compte six pages, j’hésite à le publier ici.
En tout cas, je vous remercie de votre appréciation, c’est toujours agréable un retour sur un texte qui a plu !
Sisi
Pascaline
Clopine Trouillefou Says:
20 mars 2008 at 09:01.
Ah oui, je suis preneuse, contre remboursement de dvd de paradis, of course. Je vous envoie mon adresse par e-mail, oh et puis, allez zou : Marie BENOIT LES RUISSEAUX 76440 BEAUBEC LA ROSIERE n’oubliez pas de me donner la vôtre.
Clopine
ps : je ne sais pas trop à qui je m’adresse, là. Z’êtes une grande famille, non ?
Lavande Says:
20 mars 2008 at 22:05.
Clopine, pour clarifier les choses: Paul est mon frère, Pascaline ma belle-soeur et moi c’est Bernadette mon « vrai » prénom. On est effectivement une grande famille (5 frères et soeurs) mais les autres ne trempent pas dans la « blogaddiction ». Mon mari lui aussi ( grand admirateur de Proust devant l’Eternel) vous lit avec plaisir.
Comme j’ai fait plusieurs fois de la pub pour ce blog que j’aime beaucoup, sur le blog d’Assouline, peut-être avec une formulation ambigüe, certains se demandaient si j’en étais l’auteur. Donc je précise: seulement une modeste commentatrice et lectrice assidue!
Pascaline Says:
21 mars 2008 at 09:46.
Oups, j’avais déjà répondu à Clopine, mais par mail.
Chère Bernadette, nous avons d’un commun accord toi et moi oublié mes enfants qui sont donc tes neveux, très présents aussi, non pas tout-à-fait sur ce blog, mais par les liens qui apparaissent sous la rubrique « notre petit monde », soit notre fils Dom avec sa fille sur « le site de Doris », notre fils Séb sur « le site à Séb » et aussi sur « pourquoi pas Montréal »…
Entre les fréquents commentaires de Lavande, les corrections linguistiques de Séb quand Paul fait une erreur de québécois, mes propres commentaires… ça commence à faire grande famille en effet !