13 mai 2010
Une forteresse de l’an Mil : Ivry la bataille
Posté par Paul dans la catégorie : Histoire locale, nationale, internationale : pages de mémoire; vieilles pierres .
La visite du château d’Ivry n’était pas programmée lors de notre voyage de retour depuis la Normandie en novembre 2009. Pour tout dire, cette forteresse dont j’ignorais l’existence n’a attiré mon regard qu’au dernier moment : une mention « ruines » sur la carte routière, un peu à l’écart de l’itinéraire que nous empruntions depuis Les Andelys et Vernon, longeant tranquillement la vallée de l’Eure. Nous avions déjà visité Château-Gaillard et Arques et nous n’avions rien contre le fait d’ajouter un troisième fleuron à cette couronne de châteaux normands. Ce détour nous a permis de découvrir un monument intéressant à plus d’un titre. Ivry est sans doute l’un des châteaux en pierre les plus anciens de France. Il a été construit en effet à une époque, la fin du Xème siècle, où la majorité des constructions seigneuriales étaient encore des mottes couronnées d’une tour de défense en bois et dont la basse-cour se résumait à quelques bâtisses sommaires blotties derrière une palissade.
Ivry a été construit une ou deux décennies avant l’an Mil, à l’initiative du Comte de Bayeux, Raoul d’Ivry, demi-frère du Duc de Normandie, Richard III. De l’avis des archéologues et des historiens qui se sont intéressés à ce site, dont l’intérêt particulier a été découvert récemment, il est probablement l’œuvre de l’architecte Lanfroy, concepteur, par ailleurs, de la tour de Pithiviers. La tour maîtresse du château d’Ivry, édifice monumental soutenu par d’imposants contreforts, présente une ressemblance certaine avec celle de Pithiviers, totalement détruite, mais dont on possède plusieurs gravures anciennes. Selon la petite histoire, ce serait plutôt la femme du Comte, Dame Alberède (ou Aubray), qui aurait supervisé les travaux. Elle aurait fait appel à Lanfroy, l’un des architectes les plus réputés de son époque, puis l’aurait fait exécuter pour qu’il ne puisse plus faire la démonstration de ses talents ailleurs. Ces «bruits de cour» ne reposent cependant sur aucune certitude, mais il est des anecdotes qui embellissent les histoires en les ornant d’effroi ou de pitié. Pourquoi n’y prêterions-nous pas oreille ? Les documents concernant Ivry sont plutôt rares et la forteresse, discrète, n’est que peu mentionnée dans les récits des chroniqueurs. Le lieu va attendre le règne du bon Roi Henri pour être marqué d’un certain prestige, mais nous verrons que le château n’a guère eu d’importance dans cette affaire. Son rôle historique était échu. Nous allons donc nous intéresser principalement aux six siècles qui ont précédé cet événement.
Dès la fin de sa construction, le château d’Ivry aurait été le théâtre d’affrontements violents. Sa position, sur une colline dominant la vallée de l’Eure, est hautement stratégique. De plus, l’ouvrage fortifié se trouve sur une ligne frontière entre plusieurs seigneuries du Duché de Normandie, dans un premier temps, puis, entre le royaume de France et le Duché dans un second temps. Ce qui veut dire qu’il se trouve très vite, par conséquent, sur la limite entre les Royaumes de France et d’Angleterre. Cette zone va être âprement disputée au fil des siècles et en particulier lors de la guerre de cent ans. Chaque conflit successif est à l’origine de sièges dévastateurs. Ses fréquents changements de propriétaires démontrent que la thèse selon laquelle il était extrêmement difficile, voire même impossible de s’emparer d’un château-fort, est quelque peu présomptueuse. L’histoire de la seigneurie ne manque pas d’épisodes guerriers. Au XIIème siècle, en 1119 pour être précis, les troupes de Louis VI Le Gros incendient le château. Celui-ci reste cependant rattaché au Duché de Normandie et il est donc une possession des Plantagenêts. Profitant de l’emprisonnement de son ennemi intime, Richard Cœur de Lion, Philippe Auguste s’en empare en 1193 et, suite à un accord obtenu de Jean sans Terre, rattache le Comté au domaine royal. Ivry va alors prendre pleinement sa place dans la ligne de fortification des frontières du Royaume, avec les forteresses de Gisors, Saint Clair sur Epte… Une fois Richard libéré, le Roi de France est obligé de céder une partie des terres qu’il a conquises, mais il conserve Ivry qui est officiellement rattaché à la couronne de France en 1204. Divers travaux de renforcement sont entrepris à ce moment-là. Après la mort de Richard Cœur de Lion et la grande victoire remportée à Château Gaillard, les Français reprennent l’avantage. Le Duché de Normandie est entièrement rattaché à la Couronne. Les Plantagenêts ont perdu leurs possessions dans l’Ouest de la France et la position d’Ivry perd pendant quelques temps son importance stratégique. Du coup, le XIIIème et le XIVème siècles vont être plus calmes pour les propriétaires successifs du château. et Les historiens ne retiennent que peu de faits marquants pendant cette période. Philippe V y séjourne quelques temps en 1317. En 1375, les troupes navarraises de Charles le Mauvais s’emparent de la forteresse et y commettent quelques dégâts qui nécessiteront travaux. Le comportement de Charles II de Navarre, surnommé « le Mauvais », illustre la complexité de la situation politique de l’époque. Ce personnage ambitieux, écarté du trône de France, va profiter du chaos régnant dans le Royaume pour essayer de jouer sa carte personnelle en s’alliant tour à tour, selon les circonstances, avec chacun des protagonistes du conflit. Son armée est vaincue à Cocherel par celle de Charles V commandée par du Guesclin et le Navarrais doit se replier en Espagne en abandonnant ses conquêtes.
Le calme relatif qui règne à Ivry va cesser avec la nouvelle guerre de succession opposant Français et Anglais, celle que les historiens ont dénommée « guerre de cent ans ». Au début du XVème siècle, pendant ce « maudit » conflit, Ivry la bataille est assiégé à trois reprises en quelques années. Le Duc de Gloucester s’en empare en 1418. Le siège est conduit par le connétable John Talbot. La garnison, commandée par le capitaine Pierre Dorgery, capitule au bout de quarante jours. Il faut dire que les assaillants bénéficient d’un soutien d’artillerie particulièrement redoutable. Les Français reprennent Ivry en août 1423, de façon très temporaire. Il semble que les quatre cents soldats, sous les ordres du capitaine de la Pallière, aient bénéficié d’un effet de surprise, ou d’une défaillance dans le système de guet anglais. Un an plus tard, au mois d’août également, le Duc de Bedford assiège à nouveau Ivry, s’en empare et… le ramène dans le giron de la couronne d’Angleterre. Faute de recevoir les secours promis par le roi de France, la garnison préfère capituler. Tous ces affrontements ont laissé des marques indélébiles dans les vieilles murailles : il a fallu réparer, reconstruire, agrandir, adapter à l’évolution des engins de siège… Il n’est pas toujours facile de dater précisément les différents vestiges qui ont été conservés. Le troisième siège, celui de 1424, a de lourdes conséquences : une fois qu’ils ont pris possession des lieux, les Anglais se hâtent de raser l’essentiel des fortifications. Ils vont rester maître de la place jusqu’en 1449, date à laquelle le connétable Jean de Dunois occupe la ville qui se blottit au pied des murailles du château. Il n’est pas fait mention d’une bataille quelconque devant la forteresse, mais il faut dire que les dégâts causés par les Anglais l’ont complètement neutralisée. A partir de cette date, Ivry ne jouera plus aucun rôle militaire et restera un simple lieu de résidence. L’histoire tourmentée de la bâtisse et ses changements cycliques de propriétaires démontent quelque peu le mythe du château fort imprenable autrement que par trahison ou siège de longue durée. Chaque assaut en règle du château d’Ivry s’est terminé par un succès des assaillants. Ce fait s’explique sans doute par la disproportion des forces en présence lors de chacun des affrontements, mais aussi par l’insuffisance du système défensif sur le plan architectural. Les chantiers de fouille successifs qui ont lieu depuis quelques années permettront sans doute d’obtenir quelques éléments de réponse à cette question.
C’est un évènement survenu en l’an 1590 qui va modifier le nom de la ville et de la forteresse qui s’appelait jusque là « Ivry la chaussée ». En mars, le roi Henri IV remporte une victoire décisive sur l’armée des Ligueurs commandée par le Duc de Mayenne. C’est lors de cet épisode militaire qu’il aurait prononcé sa phrase célèbre : « Ralliez vous à mon panache blanc ! ». L’une des retombées de cette victoire pour la ville est qu’elle change de nom pour prendre celui d’Ivry « la bataille ». Singularité de l’histoire, ce changement de patronyme ne concerne aucunement le château qui n’a joué aucun rôle dans l’affrontement. Pourtant vu le nombre de sièges qu’a connus la forteresse, on pourrait croire – à tort – que c’est ce passé « belliqueux » qui est à l’origine du changement de patronyme. Eh bien non : il a suffi d’une bataille impliquant le célèbre roi pour que ce geste symbolique soit accompli. Presque quatre siècles vont se passer avant que l’on ne s’intéresse aux vieilles ruines. Les fouilles archéologiques vont débuter en 1968. A cette date, il faut avoir vraiment la foi pour s’intéresser à ce genre de vestiges : seuls quelques pans de murs délabrés dépassent encore du couvert végétal. Un artisan du village, Robert Baudet, entraine à sa suite un groupe de bénévoles. Il faut du courage pour se mettre à la tâche car le travail est titanesque. Les résultats du chantier sont vite encourageants car de nombreuses découvertes sont réalisées au fil des ans. Quarante ans après les différentes campagnes de fouille, le haut de la colline a bien changé d’aspect. Certes Ivry n’a pas retrouvé sa grandeur d’origine, mais le plan de la forteresse est facilement déchiffrable et des travaux de recherche plus approfondis sont maintenant possibles, notamment la datation de la construction des différentes parties du bâti. La visite des lieux ne conviendra sans doute pas à ceux qui recherchent des sensations fortes (mieux vaut en ce cas aller à Château Gaillard ou à Quéribus), mais elle intéressera grandement les passionnés d’histoire et les amateurs de vieilles pierres romantiques. Quelques particularités architecturales sont encore bien visibles : murs assemblés avec la technique des arêtes de poisson (cf photo), restes impressionnants des contreforts du bâtiment originel sur le mur Sud, cellier et encorbellements… Une visite guidée intéressante est proposée sur le site de l’association qui gère les recherches archéologiques. Ivry me rappelle un peu une autre vieille bâtisse dont je vous avais parlé il y a longtemps : Château Rocher dans l’Allier. Le visiteur, surtout lorsqu’il est non initié aux secrets de la castellologie, est confronté à une gigantesque devinette… Quel était l’usage de cette pièce ? Y avait-il un sous-sol ? Pourquoi une ouverture aussi étroite ? Autant de questions pour lesquelles bien souvent seule l’imagination apporte une réponse. Et puis finalement, si vous êtes las de résoudre les énigmes posées par cet amoncellement de pierres, vous pouvez toujours vous livrer à une observation détaillée du paysage aux alentours : il est très agréable à contempler !
Bref, le site d’Ivry mérite un détour… Faites comme nous : garez votre véhicule vers l’église et prenez le charmant petit chemin qui permet de gravir la colline. Jusqu’à la fin de la balade le mystère reste entier car les pans de murs ne sont pas visibles du parking. Il faut bien compter passer une heure ou deux sur place si l’on veut se livrer à une exploration en règle, du donjon massif à la basse-cour en contrebas. Il vous faudra faire un gros effort d’imagination pour essayer de vous représenter la vie des habitants du lieu, un millénaire auparavant, mais après tout, pourquoi pas ? Et puis si vous commettez quelques approximations historiques au cours de votre rêverie, quelle gravité ? A la tombée de la nuit peut-être rencontrerez-vous le fantôme de l’architecte Pierre de Lanfroy ? Si vous lui êtes sympathiques il ne manquera pas de vous parler de ses démêlées avec Dame Alberède…
NDLR : ce texte est publié, tout à fait par hasard, à la veille de la commémoration du 400ème anniversaire de la mort d’Henri IV, assassiné par l’affreux Ravaillac. Je vous rassure tout de suite : je n’ai pas accompagné Mr Rémy de Bourbon Parme à la messe commémorative qui a eu lieu à Pau dimanche dernier. Personnellement je ne suis pas fan de la poule au pot au point d’aller verser une larme sur la tombe des rois défunts ! Lorsque j’évoque de superbes constructions comme Ivry, c’est plus une façon pour moi de rendre hommage au travail époustouflant de nos ancêtres, que l’expression d’une quelconque « nostalgie » de l’ancien régime… Je pense que les plus perspicaces d’entre-vous l’auront compris… Autre précision : toutes les photos accompagnant ce texte sont des productions maison. Merci de le signaler si vous souhaitez en faire un usage (non commercial).
4 Comments so far...
JEA Says:
13 mai 2010 at 11:41.
Apprécier les vestiges du passé n’est en rien du passéisme, tout comme réagir ne nous rend pas pour autant réactionnaires…
Les mains qui ont dressé les plans, celles qui ont taillé puios posé les pierres ne sont pas celles des exploiteurs.
Pour résumer : s’il n’y a pas de roi sans peuple, les peuples se passent des rois et même, parfois, les aident à trépasser…
Paul Says:
13 mai 2010 at 12:11.
@ JEA – Entièrement d’accord !
fred Says:
18 mai 2010 at 07:36.
Tiens ! c’est marrant ça ! A propos de la mort d’Henry IV, la soldatesque de garnison a laissé un « tag » sur la basilique de L’Epine à ce propos quelques jours après l’évènement !
ça c’est du grafitti classe !
fred Says:
18 mai 2010 at 10:02.
un petit lien sur ce « fameux » Grafitti de la basilique de l’Epine :
http://www.lunion.presse.fr/article/culture-et-loisirs/16-mai-1610-henri-iv-mort-ecrite-sur-la-pierre