1 avril 2010
Noces de Cana, canna (bis) et canne à sucre
Posté par Paul dans la catégorie : Delirium tremens; les histoires d'Oncle Paul .
Le restaurant ne payait pas de mine. La devanture aurait mérité un grand ménage de printemps. Cela faisait tellement longtemps que les lettres n’avaient pas été repeintes. Il fallait deviner que le N, O… C,A,N,… que l’on déchiffrait péniblement correspondait en fait au patronyme de l’établissement : « aux noces de Cana ». Allusion au célèbre épisode figurant dans l’évangile de Jean ? Personne n’en savait rien. La proximité de la cathédrale avait sans doute influencé le propriétaire du restaurant. Il devait penser qu’une petite allusion religieuse encouragerait les fidèles à donner un coup d’œil curieux à l’intérieur de la salle. On ne voit d’ailleurs pas trop ce qu’ils auraient pu observer d’autre : depuis des années, plus aucun menu n’était affiché sur le trottoir. Tout cela ne paraissait guère engageant, et pourtant… Le dimanche, comme pendant la semaine, le soir comme le midi, une queue se formait sur le trottoir, devant la porte, sous l’œil goguenard des gargouilles de la cathédrale. Les premiers arrivés avaient une place, les suivants avaient une chance d’en trouver une au second service, mais dès que la queue dépassait une dizaine de clients dans la ruelle, les afficionados savaient qu’il fallait passer son tour et revenir tenter sa chance à une autre occasion. La clé du succès des « Noces de Cana » était simple : on y mangeait fort bien, on y buvait encore plus, et, selon la rumeur, le nuage de fumée qui flottait au dessus des tables, juste après le dessert, ne sentait ni le tabac brun ni l’amsterdamer. Cette fumée exhalait une douce odeur de cannabis. Malgré ces rumeurs sulfureuses, il semblait que le patron n’ait jamais été inquiété, ni par la police qui ne rôdait guère dans le quartier, ni par les esprits saints de la paroisse qui avaient bien d’autres motifs de préoccupation. Les « Noces de Cana » étaient, en quelque sorte, une zone de non droit, un paradis dont l’accès n’était point soumis à des règles morales trop strictes.
Il ne fallait pas pénétrer dans cette antre du diable si l’on recherchait un peu de tranquillité, et encore moins si l’on exigeait une quelconque intimité. Ces deux qualités ne figuraient pas au menu de l’auberge. La salle n’était pas très grande et une seule tablée, en forme de fer à cheval, occupait l’essentiel de l’espace. Au centre, le patron ménageait un espace qu’il réservait aux musiciens de passage ou aux conteurs de bonnes histoires. Un vieil orgue de barbarie trônait sur une petite estrade, témoignant de la vocation artistique de cette zone centrale. En fait, on venait « aux noces de Cana » quand on avait envie de rencontres, de plaisirs partagés et de gastronomie souriante. La cuisine était simple mais les mets les plus ordinaires étaient cuisinés avec habileté. Ce n’était pas le patron qui s’occupait de la partie alimentaire. Deux femmes officiaient dans la cuisine ; les clients qui étaient dans les petits papiers du maître des lieux prétendaient qu’il s’agissait de sa mère et de son épouse. Sa principale occupation consistait à saluer les visiteurs – il avait toujours un mot aimable pour chacun – et à leur servir à boire. Si l’on mangeait beaucoup dans ce restaurant, on y buvait encore plus. Il n’y avait qu’un seul vin à la carte ; on ne savait pas quelle était sa provenance (nulle étiquette sur les carafes) mais les clients les plus exigeants reconnaissaient qu’il était à la fois facile à boire, fort gouleyant, très fruité, sans âpreté excessive au palais. C’était un cru, mais on ne savait pas qui le mitonnait. On buvait une grande gorgée, puis on faisait claquer sa langue, l’air satisfait, l’œil luisant, et les propos échangés à ce moment précis avaient toujours un peu la même teneur : le vigneron qui mitonnait un tel breuvage dans ses chais était non seulement un professionnel, mais surtout un amoureux du vin. On ne pouvait pas réaliser un prodige pareil, du bout des doigts, l’air indifférent, en se contentant de manipuler quelques tubes à essais. Nul ne s’était jamais plaint d’ailleurs que le vin servi « aux noces de Cana » ne l’ait rendu malade, ce qui prouvait que son éleveur n’usait d’aucun artifice chimique dans sa préparation.
Si je vous laisse penser que l’on ne servait que ce breuvage aussi rouge que divin dans ce singulier restaurant, je pêcherais par omission. Le patron avait un autre atout dans sa manche : lorsqu’il était de bonne humeur, ou lorsque la conjonction astrale lui paraissait satisfaisante, il servait, à l’apéritif, une préparation maison à base de rhum, de sirop de canne à sucre et d’autres ingrédients mystérieux. Ce breuvage était conçu selon une recette très rigoureuse que lui avait transmise sa vieille grand-mère. Selon les occasions et surtout selon son humeur, le patron brodait sur cette trame simple, des histoires toutes plus saugrenues les unes que les autres, et il était quasiment impossible de discerner le vrai du faux dans son récit tant son imagination était débordante. Ce qui est sûr c’est qu’au bout d’un verre ou deux de ce satané « carburant », on larguait les amarres et on se prenait très vite pour quelqu’un d’autre, selon son penchant naturel : certains devenaient prophètes, prêts à défendre n’importe quelle cause perdue ; il y en avait qui grimpaient au mas de misaine et se croyaient entourés de corsaires prêts à l’abordage ; d’autres enfin buvaient les paroles du patron jusqu’à plus soif en sirotant leur apéro. A la deuxième ou à la troisième tournée, ils étaient mûrs à point et prêts à répéter ce qu’avait expliqué leur hôte, comme s’il s’agissait de paroles d’évangile. Il faut dire que l’homme avait un sacré bagout et qu’il aurait réussi à vendre une paire de skis à un paralytique. Sa voix, d’un timbre agréable, savait prendre des inflexions charmeuses auxquelles il était difficile de résister. Selon la rumeur, il ne s’énervait jamais, et n’avait jamais eu le moindre geste déplacé à l’égard de quiconque, même lorsque l’attitude d’un client, après une beuverie quelque peu excessive, nécessitait une intervention énergique.
Une seule fois, on s’en souvient, il avait perdu son calme : une serveuse, nouvellement embauchée, avait pris l’initiative de remplir elle-même le pichet de vin à la futaille qui trônait près de la porte des cuisines. La pauvrette ne savait visiblement pas qu’elle avait commis un crime de lèse-majesté. Le patron avait ce privilège et tenait à le conserver. L’incident, pourtant mineur, avait fait grand bruit : lorsque la pauvre jeune fille avait servi les clients assoiffés et impatients, le premier d’entre-eux, une grande gueule, s’était mis à hurler qu’il n’avait pas l’habitude de boire de l’eau à table et qu’il exigeait du vin. Il pensait que la serveuse lui avait joué un mauvais tour et il le prenait fort mal. Le ton montait car la demoiselle n’avait pas l’intention de se laisser faire. Lorsque le patron revint dans la salle après une brève absence, il y avait un fameux tumulte. Il comprit tout de suite ce qui s’était passé. Il reprit le pichet, d’un geste nerveux, et s’en servit pour arroser les plantes vertes. Il retourna ensuite le remplir au robinet du tonneau et revint, lui-même, servir le client irascible. Certains furent un peu troublés du fait que le même contenant puisse à la fois servir de l’eau ou du vin, mais l’air agacé du patron coupa court à toute envie de discussion. Le niveau sonore redevint plus conforme aux habitudes. Néanmoins, ceux qui mangeaient à l’extrémité de la table se rendirent compte que la serveuse passait un mauvais quart d’heure. D’aucun prétendirent même qu’elle partit pleurer discrètement dans les cuisines. Le patron des Noces de Cana n’était pas un mauvais employeur puisqu’elle ne fut pas licenciée et qu’on la retrouva, dès le lendemain, à son poste. Ce qui est clair, c’est qu’elle n’empiéta plus jamais sur le domaine réservé du maître de maison et se contenta de servir et desservir les plats. Personne ne put jamais lui soutirer la moindre information concernant cette affaire, et, pendant quelques temps, les spéculations allèrent bon train.
Mon vieil ami Michel, qui fréquentait régulièrement l’établissement, voulait absolument savoir quel marchand de vin ravitaillait les Noces de Cana. Dans la mesure où ses occupations nombreuses lui en laissaient le temps, il fit le guet à plusieurs reprises, tôt le matin, pour observer le bal des livreurs : jamais il ne vit passer le moindre marchand de boissons. Le seul phénomène curieux qu’il observa un jour, c’est le stationnement, devant l’auberge, d’une carriole tirée par un âne. Un vieux paysan déchargeait tranquillement quelques bottes de paille qu’il descendait ensuite précautionneusement à la cave, en empruntant un escalier situé dans la courette intérieure du restaurant. Cette livraison insolite le découragea définitivement. Il renonça à savoir d’où provenaient les substances étranges et les boissons alcoolisées que le patron faisait consommer à sa clientèle. Dans la mesure où c’était bon, pas cher, et disponible quasiment à volonté, à quoi bon s’interroger inutilement ? Michel renonça donc à sa quête. Si le bonhomme avait des secrets, il n’avait qu’à les conserver. Après tout, il ne faisait quasiment rien de répréhensible…
NDLR : photos prises à Rouen (1, 4, 5) ou dans d’autres lieux par les courageux reporters de la Feuille Charbinoise.
5 Comments so far...
JEA Says:
1 avril 2010 at 09:29.
En guise de salut aux si « courageux reporters de la Feuille… »
cette recette d’ici (mais aussi certainement d’ailleurs) :
pour un demi-litre de rhum blanc
1 verre de sucre de canne forcément liquide
2 bonnes grosses poignées de framboises
laisser macérer en paix et pendant une à deux semaines le rhum et les fruits
filtrer
ajouter le sucre de canne
et voilà, ce n’est pas sorcier, ce n’est pas imbuvable…
mais il y a, nettement plus célèbre, la liqueur du Vieux Garçon…
fred Says:
1 avril 2010 at 11:25.
ah ben zut alors !
Et moi qui pensait qu’il s’agissait d’une chronique (mondaine) sur le mariage de Lorik CANA !
(ex joueur du PSG et de l’OM, si si ! ça existe ! et Albanais de surcroit !)
la Mère Castor Says:
3 avril 2010 at 17:25.
Mystère et boule de gomme, j’applaudis à ces noces, et vivent les mariés.
Une étudiante Says:
31 mars 2014 at 13:23.
Ah c’est génial ! Je ne sais pas si l’histoire est vrai ou purement inventée mais je l’aime beaucoup. C’est très bien écrit ! Et il y a plein de petits détails qui font pensés que l’auteur fait partie d’un autre siècle 🙂
Très bonne continuation !
Paul Says:
31 mars 2014 at 18:59.
@ Mlle l’étudiante – Je suis très flatté de ce commentaire et j’avoue que c’est une chronique dont j’ai tiré une certaine fierté. J’ai même été un peu déçu à l’époque qu’elle ait fait un léger « flop » et entrainé peu ce commentaires. C’est un texte que je comptais exhumer un de ces quatre, mais peut-être que votre commentaire va inciter certains à faire un petit retour en arrière…