9 juin 2010
La chasse-galerie
Posté par Paul dans la catégorie : les histoires d'Oncle Paul; Petites histoires du temps passé .
« Satan, roi des enfers, nous te promettons de te livrer nos âmes, si d’ici à six heures, nous prononçons le nom de ton maître et le nôtre, le bon Dieu, et si nous touchons une croix dans le voyage. À cette condition, tu nous transporteras, à travers les airs, au lieu où nous voulons aller, et tu nous ramèneras de même au chantier ! Acabris ! Acabras ! Acabram !
Fais-nous voyager par-dessus les montagnes !
À peine avions-nous prononcé les dernières paroles que nous sentîmes le canot s’élever dans l’air à une hauteur de cinq ou six cents pieds…» (H. Beaugrand)
La chasse-galerie a commencé. Les hommes, un groupe de bûcherons canadiens, dont le camp de travail est situé loin dans le grand Nord du Québec, vont pouvoir aller rendre hommage à leur blonde dans un petit village de la vallée du Saint-Laurent. Pour une nuitée de bonheur et de rêve, ils ont confié leur âme au diable. Le canot d’écorce, ultra-léger, vogue dans les cieux, répondant avec souplesse aux vigoureux coups d’aviron des matelots de fortune qui le conduisent. La nuit sera longue ; le péril est grand ; la peur se lit sur leur visage. Dans ce pays où la religion pèse un poids considérable, ils sont en affaire avec le diable. Nombreux sont ceux qui ont tenté de faire comme eux et qui, selon la légende, bien vivante, de la « chasse-galerie », ont tout perdu à la dernière minute, aux premières lueurs de l’aube, oubliant dans leur affolement de respecter l’un des termes du marché qu’ils ont passé…
Ce thème de la chasse-galerie, très présent dans l’univers des contes et légendes au Québec, est en réalité connu dans différents autres pays mais sous d’autres appellations. L’expression québécoise désignant cette expédition dans les bras du diable, sur les ailes du vent, est sans doute originaire du centre de la France : Anjou, Poitou ou bien Saintonge. Dans le folklore de ces provinces françaises existent des mythes très proches, baptisés parfois chasse Gallery (peut-être à cause du nom d’un seigneur local), chasse-galerit ou chasse gallière. En Normandie, on parle de Menée-Hellequin… Galerie se rattacherait à des termes de l’ancien français ou de certains parlers régionaux évoquant le cheval. L’expression chasse-galerie, dans le centre de la France, évoquerait donc une chasse à courre céleste menée par des cavaliers : une troupe infernale parcourant le ciel pendant la nuit. Dans les Vosges, ce sont des musiciens invisibles qui arpentent le ciel et troublent le sommeil des paisibles terriens. La transposition du cheval au canot d’écorce semble être spécifique au folklore québécois, le fait de se déplacer dans une embarcation étant plus courant dans ce pays que dans le Poitou ! Plusieurs histoires de la tradition orale amérindienne font appel à un canoë volant. La chasse-galerie de la Belle province serait donc le produit d’un métissage de plusieurs légendes d’origines différentes. Ceci est une pratique courante dans le domaine des traditions populaires.
Au Québec la version la plus connue de la chasse galerie a été rédigée par Honoré Beaugrand, en 1900 (brefs extraits tout au long de cette chronique *). Ce texte est à rapprocher d’une légende française racontant l’histoire d’un noble passionné de chasse. Il aimait tellement cette activité qu’un dimanche, il s’abstint d’aller à la messe pour ne pas manquer une partie. Il fut condamné à errer dans le ciel, poursuivi par une meute de chiens hurlants et de chevaux sauvages déchaînés. Depuis, on entend le passage de la meute dans le ciel, lorsque la tempête se déchaîne. Le récit d’Honoré Beaugrand commence lors d’une veillée. L’un des héros de l’histoire raconte son aventure, du temps de sa jeunesse, quand il ne craignait ni Dieu ni diable. C’était la veille du Jour de l’An… Les bûcherons étaient réunis dans la cambuse et le cuistot avait apporté un petit baril de rhum pour égayer la soirée. En pleine nuit, Joe, le récitant, est réveillé par Baptiste Durand, le boss des piqueurs. Celui-ci lui propose de l’accompagner dans sa virée pour aller voir sa blonde à plus de cent lieues du campement. Joe comprend très vite quel moyen compte utiliser Baptiste pour arriver à ses fins et il est plutôt inquiet…
« Mon homme me proposait de courir la chasse-galerie et de risquer mon salut éternel pour le plaisir d’aller embrasser ma blonde au village. C’était raide ! Il était bien vrai que j’étais un peu ivrogne et débauché et que la religion ne me fatiguait pas à cette époque, mais risquer de vendre mon âme au diable, ça me surpassait.
– Cré poule mouillée ! continua Baptiste, tu sais bien qu’il n’y a pas de danger. Il s’agit d’aller à Lavaltrie et de revenir dans six heures. Tu sais bien qu’avec la chasse-galerie, on fait au moins cinquante lieues à l’heure quand on sait manier l’aviron comme nous. Il s’agit tout simplement de ne pas prononcer le nom du bon Dieu pendant le trajet, et de ne pas s’accrocher aux croix des clochers en voyageant. C’est facile à faire et pour éviter tout danger, il faut penser à ce qu’on dit, avoir l’œil où l’on va et ne pas prendre de boisson en route. J’ai fait le voyage cinq fois et tu vois bien qu’il ne m’est jamais arrivé malheur. Allons, mon vieux, prends ton courage à deux mains et si le cœur t’en dit, dans deux heures de temps, nous serons à Lavaltrie. Pense à la petite Liza Guimbette, et au plaisir de l’embrasser. Nous sommes déjà sept pour faire le voyage, mais il faut être deux, quatre, six ou huit, et tu seras le huitième. »
L’histoire se déroule plutôt bien, si ce n’est qu’au cours de la nuit Baptiste boit plus que de raison et qu’il n’est plus capable de diriger l’embarcation. Le canot s’écrase dans un banc de neige molle de la montagne de Montréal. Les sept autres membres de l’équipage sont obligés de maitriser, ligoter et bâillonner l’ivrogne qui ne rêve plus que de chopes à vider et de bonnes rencontres. Le canot décolle à nouveau et remonte la rivière Outaouais jusqu’à la Pointe-à-Gatineau. Au moment d’arriver à bon port, le Baptiste défait ses liens et commence à hurler diverses imprécations, jurant et sacrant avec la pire des grossièretés sans que ses coéquipiers n’arrivent à le maitriser à nouveau. Le canot s’enfonce dans la neige non loin du campement, et, sous la violence du choc, les « matelots » s’évanouissent. Joe se réveille dans son lit quelques heures plus tard. Nul n’a pipé mot sur cette étrange équipée, et les compagnons de bûche sont persuadés d’avoir retrouvé la fine équipe d’ivrognes en train de cuver son rhum dans la neige…
« Tout ce que je puis vous dire, mes amis, c’est que ce n’est pas si drôle qu’on le pense que d’aller voir sa blonde en canot d’écorce, en plein cœur d’hiver, en courant la chasse-galerie ; surtout si vous avez un maudit ivrogne qui se mêle de gouverner. Si vous m’en croyez, vous attendrez à l’été prochain pour aller embrasser vos petits cœurs, sans courir le risque de voyager au profit du diable. »
Dans le répertoire folklorique français, la version originelle de cette histoire n’est plus guère présente, mais il faut dire que la renaissance de la pratique du conte est relativement récente, du moins en tant qu’activité destinée à des adultes. Il n’en est pas de même au Québec où certains pans de la tradition restent bien vivants. De nombreux conteurs québécois ont retravaillé et raconté cette légende de la « chasse-galerie » à leur gré, prenant soin d’en créer un grand nombre de variantes. La version racontée par Jocelyn Bérubé, artiste aux multiples talents, est particulièrement plaisante à lire et à entendre. La chasse-galerie, comme l’indique Bérubé, « n’a pas fait couler beaucoup d’encre sur le papier, mais a brassé beaucoup de salive dans la bouche des conteurs d’ici » ! Mais ce n’est pas tout ! Le « maudit canot » est apprécié dans bien des domaines ! On le retrouve par exemple sur l’étiquette d’une bière délicieuse, « la Maudite », très appréciée au Québec… Un manège du parc d’attraction La Ronde à Montréal, appelé « la Pitoune » (buche de bois) est basé sur cette histoire. Plusieurs poètes et musiciens ont sans doute été inspirés à la fois par les récits des anciens et par la consommation du breuvage brassé à Chambly. Vous pouvez écouter par exemple la chanson de Michel Rivard, « Martin de la chasse galerie » interprétée par le groupe de musique traditionnelle « la bottine souriante » (album « le Mistrine »). D’autres groupes en proposent une interprétation personnalisée.
En voici les premières paroles…
« Vous connaissez l’histoire
Nous bûchions au chantier
Loin de nos êtres chers
Dix gars bien esseulés.
Dans notre désespoir
Le soir du jour de l’An
Nous avons fait, ciboère!
Un pacte avec Satan!
Dans le ciel du pays
Le canot fendit l’air
Et nous mena, ravis
Aux maisons de nos pères!
Toute la nuit, en famille
Nous pûmes rire et boire
Mais sans toucher aux filles
Le diable veut rien savoir !… »
De nos jours, il est de plus en plus rare de voir passer ce canot infernal dans le ciel illuminé des grandes villes. Les habitants de Montréal et de Québec ont plus de chance de voir l’un des multiples avions survoler la belle province qu’un léger canoë en écorce de bouleau. Eh pourtant ? Qui sait si de mystérieuses embarcations ne sillonnent pas encore le ciel là-bas ou bien ici ? Qui peut affirmer que les longues trainées blanches que l’on aperçoit certains soirs de pleine lune déchirant le bleu sombre du ciel ne sont pas les traces ondoyantes de voyageurs aussi mystérieux que pressés ? Passer une soirée dans les bras de sa blonde, lorsque l’on ne l’a pas vue depuis des jours et des jours, cela vaut bien la peine que l’on brade son âme. Et puis, que deviendrait le diable si personne n’alimentait son petit commerce… On s’ennuie ici bas ; heureusement qu’il y a l’enfer pour alimenter nos fantasmes…
Notes : (*) disponible en intégralité sur Wikisource.
4 Comments so far...
fred Says:
11 juin 2010 at 09:10.
Savais tu ô grand Zihou que la bière « MAUDITE » était la propriété de ce brave Robert CHARLEBOIS ! Il en distribue généreusement à chacun de ses concerts ! (mais bon faut la payer quand même !)
Paul Says:
11 juin 2010 at 12:22.
@ Fred – Sébastien t’en dira plus que moi sur ce sujet car il est diplômé ès-bière du Québec, mais le père Charlebois a fini par revendre sa brasserie… Toutes les bonnes choses ont une fin… Enfin j’espère que je ne dis pas de bêtises ; mais au moins on verra si Seb lit mes chroniques ces derniers temps entre deux déménagements !
fred Says:
11 juin 2010 at 12:41.
Ah ben zut alors ! encore un mythe qui s’effondre !
J’étais allé le voir en 96 à Paris …
J’espère que Seb nous éclairera sur ce lâche abandon !
Pourquoi Pas ? Says:
11 juin 2010 at 18:52.
En ces périodes de déménagement, j’avais bien vu passer la chronique sur la chasse galerie, mais n’avais pas encore pris le temps de m’y arrêter. Je me suis retrouvé convoqué toutes affaires cessantes pour venir jeter un oeil par ici. Me voici donc fissa.
Désolé Fred, mais malheureusement la brasserie Unibroue (installé à Chambly) et financée en partie par Charlebois a été revendue il y a quelques années maintenant à Sleeman. Il y a d’ailleurs eut un certains brassage (c’est le cas de le dire) médiatique autour de la question. L’une des premières micro-brasseries québécoises, un symbole québécois relativement fort même, et associé à un indépendantiste notoire revendu à des anglais, et pire encore à des ontariens, ça a choqué beaucoup de monde.
Pour la petite anecdote, quand Unibroue a été rachetée, Sleeman a promis qu’ils ne changeraient absolument rien, et même qu’ils continueraient à faire évoluer la marque. Quelques temps après le rachat est née la « Noire de Chambly ». Doublement symbolique, puisque Unibroue ne s’était jamais aventurée dans le monde des noires au-paravent, et que la première bière commercialisée sous la marque Unibroue était… la blanche de Chambly.
Par la suite, Sleeman a été revendue à la japonaise Saporo. Comme quoi…
En passant, une petite vérification sur un site d’information bien connu m’a permis de confirmer ce qu’il m’avait semblé entendre un jour du coin de l’oreille : Charlebois ne fait pas parti des fondateurs de Unibroue, mais il a été à un moment actionnaire à 20%.
Sinon, d’un point de vue tout à fait personnel, les bières Unibroue (en particulier la maudite et la fin du monde) sont de très bonnes bières, inspirées des bières d’Abbaye belges. Elles ne rentrent toutefois plus dans la catégorie « micro-brasserie » depuis bien longtemps. Si les produits Unibroue sont d’une qualité plus qu’acceptable, ils ont surtout énormément contribué à faire apprécier la bière de qualité aux québécois. Dans un pays où une bouteille de vin de mauvaise qualité ne se trouve pas à moins de 6 euros, et qu’il faut monter à 10 pour quelque chose d’acceptable et agréable, l’alternative houblonnée s’est peu à peu imposée. Conséquence ? De plus en plus d’amateurs de bières, de plus en plus de demandes pour des produits de qualité, et une explosion des micro-brasseries depuis 10 ans. Si bien que pour de nombreux amateurs (dont je fais partie) le Québec est devenu le paradis de la bière (« En mars 2008, le Québec comptait 59 brasseurs produisant quelque 402 bières »), bien plus que la Belgique. Et non, le Québec ce n’est pas juste la poutine et le pâté chinois 😉
Quand aux canots volants, moi je vais tenter d’en apercevoir dans les environs de la zone 51 (non, pas le pastis).