22 mars 2008
Affaires de famille
Posté par Paul dans la catégorie : Le chat noir; les histoires d'Oncle Paul .
Dix-huit heures trente, Maurice Langlois tourna l’angle de la rue Lasserre, une serviette sous le bras, l’air excédé. Son pas était rapide ; il faisait à peine attention aux passants qu’il croisait. Cela faisait un sacré bout de temps qu’il aurait dû être chez lui, assis tranquillement, bien au chaud, en train de lire le « crime de l’Orient-Express », s’il n’y avait pas eu cette manif de planqués, la circulation ralentie et, finalement, son bus immobilisé pendant un quart d’heure à mi-trajet. Il n’arrivait pas à se calmer et il marmonnait des paroles incompréhensibles, comme si le fait d’injurier d’innocentes victimes pouvait l’aider à décharger sa bile.
Il passa devant la vitrine de la boucherie Groveau sans même prendre la peine de jeter un coup d’œil à l’intérieur. Il se refusa même ce petit plaisir, qu’il s’offrait, le soir, en rentrant du travail, d’espionner les personnes présentes au comptoir du bar des amis, sur le trottoir d’en face. Pour une fois, il ne connaîtrait pas la liste de tous ces ivrognes, feignants, chômeurs qui perdaient leur après-midi à siphonner des ballons de rouge alors que lui, Maurice Langlois, épluchait les comptes de la clientèle pour le compte d’une grosse société de courtage en assurances qui subvenait plutôt mal que bien à ses besoins. Du haut de sa quarantaine, de son mètre soixante-dix, de sa licence d’anglais, et de ses dix-huit années de bons et loyaux services au monde de la Finance, Maurice Langlois regardait avec mépris ces créatures qui parasitaient le système social.
Il grimpa quatre à quatre les escaliers pour accéder à son T3 au deuxième étage. Il déverrouilla la serrure et débloqua les deux verrous de sécurité qu’il avait fait rajouter sur les conseils de son chef de service. Il accrocha son pardessus au portemanteau puis se dirigea vers la cuisine, histoire de se rafraichir avec un grand verre d’eau. Au moment où il passait devant la porte du salon, une voix moqueuse s’éleva de la banquette, vers la fenêtre :
« C’est à cette heure-ci que tu rentres ? Tu traines dans les bars maintenant ? »
De rage, Maurice lâcha son verre qui alla se fracasser sur le rebord de l’évier émaillé en faisant sauter un éclat. La voix, toujours aussi persifleuse, continua :
« Quel maladroit ! Ça t’amuse de faire le ménage en plus ? Tu es bon pour passer la serpillère, j’ai horreur de me mouiller les pattes ! »
Le chat noir se tenait assis vers l’entrée, se grattant mollement l’oreille avec sa patte droite. Il termina son discours par un long soupir-miaulement, puis feignit de se désintéresser du désastre ménager et retourna vers la fenêtre du salon.
« Tu es bien placé pour me faire des remarques, espèce de gros fainéant ! Tu es là toute la journée à ne rien faire… à part le dos rond devant les minettes du quartier ! Tu n’as qu’à t’occuper du ménage toi-même ou changer de crémerie si le lait ne te plaît plus ! » Maurice était de plus en plus énervé : la journée avait été longue et inintéressante au possible, les manifestants lui avaient fait gaspiller quelques minutes de son précieux temps libre, et voilà maintenant que ce félin paresseux se permettait des commentaires sur le fonctionnement de leur communauté de vie….
Il laissa le verre brisé et la flaque d’eau là où il les avait projetés, puis décida de se servir un grand verre de porto avec des glaçons pour se remonter le moral. Il se dirigea à son tour vers le salon et décida de se réserver la banquette pour son usage exclusif. Le chat n’avait qu’à aller se faire voir ailleurs. A ce sujet… Il ouvrit la porte-fenêtre et suggéra au matou d’aller prendre l’air. Cette scène de ménage le fatiguait et il ne souhaitait qu’une chose, siroter tranquillement son porto en savourant Agatha Christie, à moins que ce ne soit le contraire…
Le chat passa sur le balcon, puis se rassit sur son derrière et observa son maître, l’air toujours aussi narquois. Un œil sur le livre, l’autre sur l’animal, Maurice se demandait ce qu’il avait fait à son chef de service, là-haut au ciel, à moins que ce ne soit au grand patron de la SPA, pour que cet imbécile de chat continue à le persécuter. En fait c’est lui qui reprit les hostilités le premier :
« Quand je pense que j’avais envisagé de te faire castrer ! C’est plutôt les cordes vocales qu’il faudrait t’enlever en premier ! Tu es un véritable fléau ambulant, Attila ! Dégage cinq minutes !
– Bon, toi, le gratte-papier, tu arrêtes de me parler sur ce ton-là. J’ai rencontré les deux autres félins de l’immeuble, la chatte Sophie de ta voisine du dessus et le matou du père Gonflard au premier. Nous avons décidé de constituer un syndicat de colochataires. Cela ne peut plus durer. Nous en avons assez de nous faire insulter chaque soir par des gens qui ne gagnent même pas assez pour nous acheter de la nourriture convenable. Encore que, Sophie, la minette du dessus, sa patronne lui donne des abats frais, finement découpés, une fois par semaine. Jamais vu une chose pareille ici ! »
C’était tout le temps pareil : une fois Attila lancé, rien ne pouvait l’arrêter. Maurice se demandait où il allait trouver toutes ces idées à la noix. A priori il ne savait pas lire, donc ce n’était pas dans « Lutte Ouvrière » ; d’ailleurs un tel brulôt ne figurait pas dans sa bibliothèque. A moins que Luron, le gros Chartreux du père Gonflard, n’ait des lectures subversives. Maurice savait que « le capital » de Marx ou le « que faire ? » de Lénine existaient en livre audio. Il n’y avait pas besoin de savoir lire pour être contaminé.
Attila reprit de plus belle :
« En fait, ton problème à toi, il est sexuel. Tu es frustré, tu es en manque et tu te venges sur le monde animal sans défenses. Tu ferais mieux de t’intéresser un peu plus à la maîtresse de Sophie… ta jeune et belle voisine du dessus ! Vous feriez un beau couple tous les deux. En plus, elle gagne plus de fric que toi et avec vos deux salaires, on pourrait peut-être aller vivre à la campagne… »
Attila continua ainsi pendant un long moment sans faire attention aux regards noirs que lui jetait son maître. Maurice avait posé son livre ouvert sur le siège et se frottait nerveusement les mains l’une contre l’autre. Soudain, il sembla qu’il avait pris une décision. Il se leva, prit une voix aimable et proposa à Attila de venir casser une petite graine à la cuisine.
« Je vais réfléchir à ce que tu viens de me dire. Tu n’as pas tort. Quoique, à mon avis, tu plaides plutôt pour ta paroisse… Tu en pinces pour la Sophie. Mais c’est vrai… Il y a des jours où j’en ai assez de n’avoir qu’un chat comme partenaire de discussion. Pendant que tu dînes, je vais aller voir si la voisine est libre ce soir… Nous pourrions peut-être passer un moment ensemble, si tu nous laisses un peu tranquilles. »
Le chat noir fit semblant de réfléchir, puis il conclut :
« C’est bien, je vois que tu deviens raisonnable. Et puis elle est pas mal cette femme, bien qu’elle soit blonde… » maugréa-t-il entre ses moustaches.
Il se dirigea vers la cuisine, d’une démarche pleine de suffisance et l’air plus que satisfait. Pour une fois, il avait réussi à faire rentrer une idée intelligente dans le crâne de son abruti de patron. Il fallait fêter cela de suite.
Maurice sortit sur le palier et referma la porte. Il attendit un moment puis descendit les marches et sortit dans la rue. Il fit quelques pas et rentra à l’intérieur de la boucherie Groveau. Le magasin était désert : il n’y avait que le patron qui se trouvait derrière le comptoir en train de débiter amoureusement quelques côtelettes le long d’un beau morceau d’échine de porc.
« – Bonjour Monsieur Groveau !
– Bonjour Monsieur Langlois ? Que faut-il pour votre bonheur ?
– Ma grand-mère m’a fait passer un joli lapin la semaine dernière. Elle l’a saigné mais il est encore entier et il faudrait que je le découpe soigneusement. Malheureusement je n’ai plus de couteau affûté pour ce genre de travail… Vous pourriez m’en prêter un ? Je vous le rapporterai demain en partant au boulot…
– Pas de problème ! J’en ai justement un sur l’établi qui va bien : petit, bien effilé, il convient pour tout : saigner, désosser, débiter… La bonne à tout faire quoi… ajouta le boucher en ponctuant son discours d’un rire un peu gras…
– Je vous remercie. Il fera parfaitement l’usage. Je vais lui faire sa fête moi à ce lapin !
– Faites le mariner pendant une nuit… Il n’en sera que meilleur ! Allez bonsoir Monsieur Langlois… »
Maurice sortit de la boutique. Un peu gêné, il dissimula le couteau sous son pull et reprit tranquillement le chemin de son logis.
NDLR : Cette nouvelle fait partie de la série « chat noir ». Une petite devinette pour terminer : « à quel film vous fait penser la dernière image ? »
3 Comments so far...
Phiphi Says:
23 mars 2008 at 11:46.
C’est une question… délicate 😉
fred Says:
25 mars 2008 at 09:02.
Pour le film, je pense à « delicatessen » de Mr JEUNET !
vive l’Australien !!
Paul Says:
25 mars 2008 at 09:14.
Un grand pas vers la réponse pour Phiphi. La réponse exacte pour Fred ! Bravo ! Notre aimable boucher « prêteur de couteau » est bien celui du remarquable film « delicatessen » de Jeunet !