19 juillet 2010

« L’herbe a déjà poussé, allez dans les champs la brouter, mes amis ! »

Posté par Paul dans la catégorie : Histoire locale, nationale, internationale : pages de mémoire; Un long combat pour la liberté et les droits .

La guerre des farines, première étape de la Révolution Française

La morgue des puissants n’est point une chose nouvelle et nos gouvernants actuels montrent simplement qu’ils ont tiré quelques enseignements de l’histoire mais pas forcément les bons. Il est parfois des propos prononcés à mauvais escient qui sont lourds de conséquences dans le déroulement des événements. Ainsi, à Dijon, le 17 avril 1775, cette réponse, donnée par l’Intendant du Roi, Monsieur de La Tour du Pin, aux émeutiers affamés réclamant de la nourriture, montre le fossé de plus en plus profond qui se creuse entre « les gens bien nés » et la populace : « L’herbe a déjà poussé, allez dans les champs la brouter, mes amis ! » Selon la tradition, la Reine Marie Antoinette rééditera ce genre de proclamation narquoise quelques années plus tard, en répondant à l’un de ses courtisans qui lui signale que les manants manquent de pain : “ qu’ils mangent de la brioche ! » Nos ministres actuels ne diffèrent guère de leurs prédécesseurs lorsqu’ils témoignent de leur ignorance du montant du salaire minimum ou des conditions financières dans lesquelles se débattent certains chômeurs, retraités ou salariés exploités… Disons que eux, au moins, disposent de conseillers en communication qui limitent un peu la casse, tout au moins quand ils n’improvisent pas.

Le début du règne de Louis XVI est marqué par de nombreuses insurrections populaires. La « guerre des farines » est sans doute l’une des plus symboliques d’entre elles. Comme chaque fois que le peuple descend dans la rue, il faut chercher les causes du côté du prix des denrées alimentaires, d’une pression excessive au niveau des prélèvements fiscaux, ou de la charge représentée par l’armée (chaque levée de milice, pratiquement, provoque une émeute). A l’époque qui nous intéresse, c’est à dire les deux décennies qui vont précéder la grande révolution de juillet 89, ces trois facteurs, responsables individuellement ou collectivement, des grands émois, sont renforcés par un quatrième de plus en plus fréquent : la colère à l’égard des privilégiés qui se livrent à la spéculation, vivent grassement sans travailler, ou laissent leurs terres en friches alors que la nourriture vient à manquer. « La guerre des farines », ainsi que l’indique clairement son nom, est provoquée par la pénurie de céréales et la hausse spéculative qui l’accompagne. Les récoltes de l’été 1774, particulièrement humide, ont été mauvaises, et les stocks de grains ne permettent pas de faire le joint avec la saison 1775. Ce n’est pas un hasard si la crise s’accentue au début du printemps : cette période charnière de l’année est aussi souvent marquée par les pénuries et par une mortalité élevée dans les paroisses. « Celui qui n’a plus rien dans la poche lorsque chante le coucou a peu de chances de passer une nouvelle année prospère ». La crise de 1775 est amplifiée par le fait que le contrôleur général Turgot, ministre de Louis XVI, précurseur du libre échange économique, a pris une mesure visant à libérer le commerce des grains. Conséquence directe de son édit, avec la pénurie, le prix du blé flambe littéralement, et le prix du pain suit la même progression. A la fin de l’hiver, le sétier de blé coûte dix-huit livres au lieu de douze (prix déjà élevé pour l’époque) et le prix du pain double dans les boulangeries.

Le 17 avril 1775, les ouvriers des faubourgs de Dijon descendent dans la rue, et le lendemain, ce sont des femmes, armées de bâtons qui rouent de coups un meunier accusé de trafiquer sa farine. Loin de calmer les esprits, on s’en doute, les propos que l’on attribue au Grand Intendant ne font qu’envenimer les choses et le grand émoi déborde très vite le cadre géographique de la Côte d’Or. Le mouvement de révolte gagne la capitale et c’est alors qu’on lui attribue la dénomination de « guerre des farines ». Le conflit est sans doute attisé par les ennemis de Turgot qui espèrent profiter de la multiplication des incidents pour se débarrasser du contrôleur général. Le jeune roi Louis XVI est très attentif à l’évolution des événements mais demande à ses officiers de police d’éviter à tout prix le bain de sang. Faute de pouvoir s’en prendre à la halle aux grains, gardée par la troupe, les émeutiers que l’on qualifie de « bandits » dans les hautes sphères du pouvoir, se livrent au pillage systématique des boulangeries. Le mercredi 3 mai, dans l’après-midi, le peuple de Paris, fort en colère, défile dans les rues en réclamant du pain. Les émeutiers affamés convergent sur Versailles. Louis XVI doit se montrer au balcon et promettre au peuple qu’il fera en sorte de faire réduire de deux sous le prix du pain – une promesse qu’il ne tiendra pas, comme beaucoup d’autres par la suite. Turgot convoque un conseil des ministres, révoque le chef de la police, Lenoir, et décide de réprimer les insurgés. L’intervention de la troupe apaise tout d’abord les troubles, mais, aucune solution n’étant proposée au problème du prix du pain, les incidents reprennent quelques jours plus tard. Un édit royal est publié. Il stipule qu’ « il est défendu de former aucun attroupement, d’entrer de force dans la maison ou boutique d’aucun boulanger ni dans aucun dépôt de grains, graines, farine ou pain. Qu’on ne pourra acheter aucune des denrées susdites que dans les rues ou places. Qu’il est défendu de même sous peine de vie d’exiger que le pain ou la farine soient donnés dans aucun marché au-dessous des prix courants. » Bien qu’il soit placardé et crié en divers point de la capitale, la colère prend à nouveau le pas sur la peur… La situation est un peu moins tendue à Paris, mais des soulèvements éclatent en Bourgogne, en Normandie, en Beauce, en Picardie. Dans toutes ces régions, Turgot envoie la troupe surveiller les marchés aux grains et reprend peu à peu le contrôle de la situation. Deux individus qualifiés de meneurs sont arrêtés et pendus à Paris. Des condamnations aux galères sont prononcées par les tribunaux, plutôt expéditifs, mais Louis XVI décide de faire preuve de mansuétude. Une partie des insurgés, arrêtés par la police, sont libérés, sous réserve qu’ils rendent les marchandises qu’ils ont volées. Le roi veut à tout prix éviter une répression trop sévère, qu’il juge sans doute préjudiciable à son « image de marque » !

Il est évident que les adversaires de Turgot ont eu tout intérêt, sur ce coup-là, à se servir de l’indignation populaire pour essayer de déstabiliser le ministre et de pousser le Roi à s’en détacher. Il faut dire que l’édit de Turgot sur le commerce des grains, s’il part d’une analyse assez judicieuse de la situation alimentaire de la France, aboutit dans un premier temps à un résultat spéculatif catastrophique. Les mauvaises récoltes sont fréquentes tout au long du XVIIIème siècle. C’est un problème que j’ai déjà évoqué dans des chroniques anciennes (notamment une consacrée au terrible hiver 1709). Il est cependant rarissime que les phénomènes climatiques entrainant des problèmes sur les cultures se produisent sur l’ensemble du territoire. Lors de plusieurs crises antérieures, la réglementation en place a eu pour conséquences le fait que l’on observe une famine cruelle dans certaines régions, et une absence totale de problème alimentaire dans d’autres, pourtant voisines. Le grain ne voyage guère et les provinces disposant de greniers pleins ne transfèrent que rarement leurs excédents dans les zones de pénurie. Ces échanges dépendent, pour une bonne part, du bon vouloir du roi. En libéralisant les règles d’échange, Turgot espère (entre autres) solutionner ce problème. Il abandonne, du même coup, tout contrôle de l’Etat sur le prix de ces marchandises fort spéculatives. Les grains vont maintenant voyager, mais les prix vont s’envoler ! Le peuple trouve cela fort immoral, ayant l’impression que le roi, toujours plus ou moins considéré comme le « Père de la Nation », laisse tomber ses ouailles et ne veille plus à ce qu’elles soient nourries convenablement. La colère est grande contre les spéculateurs mais par ricochet elle se tourne aussi du côté du roi auquel on reproche cet abandon de ses sujets. L’image consensuelle du « bon Roi », à la fois père et protecteur de son peuple en prend un bon coup. On commence à ne plus vraiment faire la distinction entre la noblesse oisive et parasite, le clergé corrompu et avili, et le souverain de la nation. Les germes de 1789 commencent à poindre leur nez, car, ainsi que le fera remarquer Pierre Kropotkine, le prince anarchiste russe, théoricien du communisme libertaire, une révolution n’arrive pas comme ça, par hasard, sans qu’il y ait conjonction d’un certain nombre d’éléments… Kropotkine s’est fait, en son temps, historien de cette période clé de notre histoire et il a consacré un gros volume à l’étude de cette révolution de 1789-1793 (« La grande révolution »). Son point de vue est original pour l’époque (1909) car il a essayé notamment de mettre en lumière le rôle essentiel joué par les masses populaires, souvent occulté par les historiens qui s’intéressent aux faits et gestes des notables. Il a voulu aussi démonter le mécanisme ayant permis à la bourgeoisie de confisquer aux « sans-culottes » une large partie des bénéfices de leur combat. La guerre des farines constitue, indéniablement, un volet précurseur des événements de 1789, avant même la journée des tuileries, souvent considérée comme l’élément déclencheur. A partir de 1786 le rythme des jacqueries, comme on les baptise alors, s’accélère, comme le balancier d’une horloge qui s’affole. En 1789, dans beaucoup de campagnes françaises, les comptes vont se régler avec la noblesse, sans que cela se fasse vraiment « dans la dentelle » ! Mais ceci est une autre histoire que des chroniques à venir ne manqueront pas d’évoquer…

Il est temps de conclure car, en période estivale, il me semble que les chroniques se doivent de ne point trop fatiguer les esprits engourdis. Puisque l’on parle délassement, je vous signale, en liaison avec l’histoire que je viens de vous conter, un excellent roman policier historique de Jean François Parot, publié dans la collection « Grands Détectives » et intitulé « le sang des farines ». Si l’on rêve de vacances plus studieuses, on peut bien entendu lire l’ouvrage de Pierre Kropotkine. Je laisse d’ailleurs le mot de la fin à ce brillant théoricien…  « Deux grands courants préparèrent et firent la Révolution. L’un, le courant d’idées, – le flot d’idées nouvelles sur la réorganisation politique des Etats, – venait de la bourgeoisie. L’autre, celui de l’action, venait des masses populaires – des paysans et des prolétaires dans les villes, qui voulaient obtenir des améliorations immédiates et tangibles à leurs conditions économiques. Et lorsque ces deux courants se rencontrèrent, dans un but d’abord commun, lorsqu’ils se prêtèrent pendant quelques temps un appui mutuel, alors ce fut la Révolution. »

One Comment so far...

fred Says:

20 juillet 2010 at 10:11.

du sang dans la farine ?
mmmm……
ça va faire des grumeaux !

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