5 août 2010

Une bibliothèque ni rose, ni verte : bleue…

Posté par Paul dans la catégorie : les histoires d'Oncle Paul; Petites histoires du temps passé .

Les bibliothèques rose et verte ont marqué l’enfance de beaucoup d’entre nous… Cette étrange collection de brochures, vendues par les colporteurs, que l’on a appelée « bibliothèque bleue », est beaucoup moins connue, et pour cause, puisqu’elle a été publiée du début du XVIIème à la fin du XIXème siècle. Elle a cependant joué un grand rôle dans le développement d’une culture écrite populaire au temps de nos ancêtres. Je voudrais vous en toucher quelques mots. On peut, sans exagérer, parler d’outil de culture populaire de masse puisque le tirage des livrets de la bibliothèque bleue se chiffre en millions d’exemplaires, et que l’on a dénombré plus d’un millier de titres différents proposés au public.

On estime que la bibliothèque bleue est née au début du XVIIème. Les premiers volumes ont sans doute été imprimés par un certain Nicolas Oudot, imprimeur-libraire à Troyes. Cet artisan ingénieux a eu l’idée de fabriquer des brochures de petit format, faciles à glisser dans le ballot d’un colporteur… Précurseur en quelque sorte du « livre de poche », il a veillé également à ce que sa production se fasse à un coût très bas : impression en grandes séries, papier de mauvaise qualité (ce qui explique que les exemplaires survivants soient rarissimes), reliures brochées de basse qualité… Les couvertures sont imprimées sur du papier bleu gris, le même que celui qui sert, dans l’alimentation, à emballer les pains de sucre et qu’on peut acheter à bas prix. Les premiers volumes sont vendus un ou deux sols pièce. Les auteurs sont anonymes et ne sont donc pas rémunérés. Cet anonymat permet aussi une certaine liberté de ton à l’époque de l’absolutisme, d’autant que le nom de l’imprimeur est fort souvent omis ! Pourtant, le contenu des livrets de la bibliothèque bleue prête plus au rêve qu’à la contestation, même s’il change pendant les trois siècles d’existence de la collection. Les thèmes abordés sont variés, de l’histoire sainte aux grands contes populaires en passant par l’explication des prophéties, les almanachs, les fables morales, les récits récréatifs, la médecine des pauvres… Dans les débuts, les imprimeurs reprennent aussi les grands romans de chevalerie du Moyen-Âge en les adaptant. Beaucoup de thèmes dérivent ainsi directement de la tradition orale. La bibliothèque bleue vient prolonger et enrichir le travail du conteur lors des longues soirées d’hiver. Peu de « grands » auteurs derrière ces brochures, même si quelques uns se sont parfois adonnés à cette activité, sous leur nom propre ou sous un pseudonyme dédié à ce genre d’écrits. Ce sont bien souvent les imprimeurs ou les ouvriers typographes eux-mêmes qui se font les rédacteurs des textes publiés, n’ayant parfois aucun scrupule à plagier ou à copier certains textes célèbres. Ils puisent dans leur « fonds » éditorial, assemblent, mélangent, recyclent des textes dédiés à des publications plus sérieuses. Ce sont les ancêtres du « copier-coller » moderne, même si leurs outils sont particulièrement primitifs. Il n’y a point, à l’époque, de SACEM, d’HADOPI ou autre système de contrôle. En aucun cas les auteurs pillés ne sont spoliés puisque ceux qui les liront dans la bibliothèque bleue, ne les auraient jamais fréquentés autrement…

Ce sont les colporteurs qui diffusent cette forme de littérature. Au début, les contrôles sont peu nombreux, mais le pouvoir central se rend compte rapidement des dangers que peut présenter une commercialisation encore moins surveillée que la fabrication. Selon les chiffres rapportés par Geneviève Bollème dans la passionnante étude qu’elle a consacrée à ce sujet (voir références documentaires), en 1611, quarante-cinq colporteurs sont autorisés à vendre les livres dans toute la France ; un siècle plus tard, il y en a cent vingt. Les contrôles se mettent en place peu à peu… En 1723, on exige que les colporteurs qui diffusent ces brochures sachent lire et écrire, de manière à ne pouvoir prétendre ignorer qu’ils proposent des ouvrages interdits. En 1757, les vendeurs de livres clandestins sont menacés de la peine de mort par un édit royal… En 1788 la censure est supprimée… pour être rétablie cinq ans plus tard par la République… On craint que les colporteurs, difficiles à suivre à la trace, et donc peu appréciés des Jacobins, ne profitent de leur relative liberté pour faire circuler des écrits hostiles au gouvernement (les pouvoirs centralisés n’apprécient guère le nomadisme !). Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la surveillance se relâche sous l’Empire et seuls quelques titres traitant de sorcellerie et susceptibles d’échauffer les esprits sont interdits par la censure. Quelques brochures particulièrement coquines circulent aussi sous le manteau, mais elles ne constituent qu’un fragment réduit de l’ensemble de la collection et ne semblent pas trop chatouiller les censeurs. Il s’agit plus souvent de grivoiserie que de libertinage. Les « Sermon de Bacchus » et autres « encyclopédie scatologique » ou « Art de Péter » prêtent plus à rire qu’à s’indigner, même s’ils ne sont pas appréciés par le curé de la paroisse dans son sermon dominical… On comprend que les gens de bonne société boudent un ouvrage comme cette « Description de six espèces de pets ou six raisons pour conserver la santé, prêchée le Mardi gras, par le Père Barnabé, pêteur en chef au village des Vesses, Provinces des Etrons, goûtez qu’ils sont bons… » publié chez Garnier à Troyes (plusieurs rééditions, date inconnue). Le titre en lui même est déjà tout un programme.

La population rurale, qui constitue l’essentiel de la population française pendant ces trois siècles, est globalement illettrée. On peut se demander donc quel public achète ces brochures à bas prix. La réponse à cette question, il faut la chercher tout simplement du côté de la petite bourgeoisie et de la couche aisée de la paysannerie. Il y a, entre les gens les plus défavorisés et la classe « supérieure » de la population, toute une catégorie de citoyens qui possèdent un niveau de lecture suffisant pour déchiffrer le style relativement simple de ces brochures : ce sont, par exemple, les artisans, les commerçants, les laboureurs (petits propriétaires agricoles) qui consultent régulièrement les almanachs et signent les actes de l’état-civil ou des notaires. Ce dont on est sûr c’est que du début de la diffusion de la collection aux années de gloire (milieu du XIXème siècle – règne de Louis Philippe) le nombre de lecteurs s’accroit régulièrement. Du coup, pour s’adapter à ce lectorat de plus en plus diversifié, les thèmes traités sont de plus en plus variés. Dans la deuxième moitié du même siècle, c’est la presse écrite qui se développe massivement. Les champs qu’elle recouvre, des faits divers aux informations pratiques, empiètent sur ceux de la bibliothèque bleue dont les tirages vont commencer à décliner. On peut noter cependant que les journaux les plus vendus ouvrent leurs colonnes aux feuilletonistes. Il n’est point de journal sérieux sans une bonne série « à suivre » : les Paul Féval, Jules Vernes, Alexandre Dumas, Michel Zévaco, vont remplacer, pendant une bonne cinquantaine d’années, les écrivains anonymes des petits livrets colportés. C’est le changement dans la continuité… La présentation des écrits est plus rigoureuse, mais on aime toujours autant les récits qui font rêver, pleurer… palpiter. Dès qu’une histoire en épisodes est terminée, elle fait l’objet d’une publication dans une collection de romans populaires à bas prix ; des éditeurs comme Arthème Fayard (« le livre populaire ») bâtissent leur notoriété sur le nombre et la qualité des auteurs à succès qu’ils publient.

Avant de conclure par deux brefs textes culturels, extraits de cette bibliothèque bleue, je voudrais revenir un peu sur le contenu des livrets. Les exemples cités un peu plus haut pourraient laisser penser qu’il ne s’agit là que de littérature « vulgaire », dont la vocation ultime ne serait que distraction. Certes les « récréations » se vendent bien, mais elles n’occupent qu’une faible part du marché à côté des almanachs ou des écrits religieux. L’imprimerie Garnier à Troyes, propose ainsi dans son catalogue un « figures de la Sainte Bible » qui vient contrebalancer l’image légère de son encyclopédie des pets. On s’intéresse à la vie des saints, au martyre de Jésus Christ, aux paraboles des apôtres, aux récits des miracles, avec autant d’enthousiasme qu’aux manuels de savoir vivre, d’hygiène corporelle ou aux divers traités sociaux.  Parmi les titres diffusés on trouve par exemple « Le Miroir des Femmes qui fait voir d’un côté les imperfections de la méchante Femme et qui montre de l’autre les bonnes qualités de la Femme sage, tiré, pour la meilleure partie, des livres de la Sagesse. » Vous noterez que les titres, comme parfois sur la Feuille Charbinoise, ne font pas dans la concision. En ce qui concerne ce « Miroir des Femmes », j’avoue ne l’avoir point lu. Si c’était le cas, je pense que je me serais abstenu d’en présenter un extrait.  Mes lectrices préféreraient sans doute « la Femme mécontente de son mari, ou entretien de deux dames sur les obligations et les peines du mariage » (encore un ouvrage du catalogue Garnier de Troyes…). D’ici quelques années il sera sans doute utile de rééditer « la Médecine et la Chirurgie des pauvres », publié en 1757. Peut-être vaut-il mieux laisser les prophéties aux auteurs de cette littérature populaire souvent émouvante et parfois surprenante… Je constate à part ça que les préjugés à propos de la « popularisation » de la culture n’ont guère évolué au cours des dernières décennies. « Maisons de la Culture » et « Livres de Poche » ont été accueillis, en leur temps, avec de nombreux sarcasmes par les élites bien pensantes et il n’est pas toujours bien vu, pour un écrivain, d’avoir débuté sa carrière chez « Fleuve noir »… Je ne prétends pas non plus que les ouvrages dans lesquels j’ai choisi les extraits suivants doivent figurer au catalogue de « La Pléiade », mais ils ont leur charme, surtout le deuxième et je ne saurais trop vous inciter à le lire en version « texte intégral »…

« Migraine. La Migraine est une douleur qui n’occupe que la moitié de la tête, depuis la suture sagitale qui sépare la tête en deux régions, l’autre moitié étant sans douleur, elle est ordinairement longue et opiniâtre.
Il faut avaler trois grands verre d’eau, et ensuite se promener.
Un vomitif la guérit quelquefois.
L’eau de vie mise dans le creux de la main et attirée par les narines, y est utile.
Lavez une bonne poignée de racine de Patience, faites-la bouillir dans deux pintes d’eau, à la consomption de la moitié, passez la décoction par un ligne, et en buvez.
Battez longtemps trois blancs d’œuf avec un peu de safran et l’appliquez au front, dans l’accès de la migraine, étendu sur un linge.
Appliquez en fronteau du poivre en poudre incorporé avec de l’eau de vie.
On prétend que le caffé est bon à la Migraine… »

« Art de péter. Ma longue expérience enfin, m’a fait voir que l’unique moyen de conserver sa santé, était d’avoir toujours le ventre libre, ce qui absolument ne se peut sans le secours du soupirail d’en bas, qui, pour ainsi dire, est le mystérieux réservoir et le puissant alambic de votre corps ; c’est par le trou de ce tonneau à deux colonnes, que sortent en divers tons et différentes odeurs, ces exhalaisons zéphiriques qui nous déchargent et qui soulagent nos intestins : ce sont des vents, ou pour mieux dire ces Pets et Vesses, qui produisent en nous des effets si surprenants et si avantageux, que je ne saurois assez blâmer le mauvais goût de ceux qui ne les veulent point admettre dans la société civile. […]
De tout temps on s’est appliqué à inventer de nouvelles machines, auxquelles on ne sauroit certainement réussir si l’on ne tiroit une imitation des choses naturelles ; qui se seroit par exemple avisé de faire une orgue, s’il eût bien compris auparavant l’origine et la nature d’un Pet : tant de conduits, tant de pores venteux, tant de différents tuyaux, l’invention si belle des soufflets ; toute cette méchanique enfin seroit-elle en lumière, si l’on eut su d’avance que le vent comprimé, qui reçoit subitement la liberté, produit incontinent un bruit proportionné à l’ouverture qu’il trouve ? Ne vous imaginez point, mes chers Paroissiens, que je prétende faire ici une injuste comparaison d’une orgue à un Pet, non ; car il est clair que le Pet l’emporte infiniment au dessus de l’orgue, puisque n’ayant qu’un seul trou, un seul secret, un petit buffet et point de clavier, il ne laisse pas de rendre tous les sons, et les sons de l’orgue la mieux composée. »

Ite missa est. Je prierai pour le salut de votre âme populaire.

NDLR – deux sources documentaires principales pour cet écrit discordant : le livre « la bibliothèque bleue » de Geneviève Bollême, paru chez Julliard en des temps immémoriaux et les bas-fonds d’Internet, toile obscure où se tapissent encore quelques pourvoyeurs de saines lectures…

One Comment so far...

Clopin Says:

5 août 2010 at 23:36.

Enfin, des arguments à utiliser contre les nez pincés qui me censurent !

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