15 avril 2008
Amélanches ferroviaires…
Posté par Pascaline dans la catégorie : Le sac à Calyces .
Au moment où je hissais péniblement mon bagage, un jeune garçon sauta sur le marchepied, me glissa un papier dans la main, puis bondit sur le sol et disparut dans la foule.
Interloqué, je résistai pourtant à l’envie de lui courir après : j’étais bien trop encombré pour courir et surtout, surtout, je tenais plus que tout au monde à ne pas rater mon train.
Je m’installai peu de temps après dans mon compartiment – devrais-je dire appartement ? Lourdes tentures, cuir odorant et bois précieux en constituaient le somptueux décor : je me sentis obligé de vérifier que ma valise ne comportait pas la moindre souillure avant de la ranger au-dessus de ma tête.
Il régnait une douce chaleur : je pliai et rangeai avec soin mes vêtements chauds et il me fut enfin possible de prendre connaissance du mystérieux billet.
Il s’agissait d’une feuille de papier pliée en quatre ; elle comportait sur la gauche un cercle rempli de petits ronds et dont le pourtour était tracé en pointillés. Sur la droite, je reconnus sans peine un croquis fort bien fait représentant le château de Bonaguil : aucun doute là-dessus, le donjon en forme de navire, le foisonnement de tours dont l’une, plus étroite, monte jusqu’au vertige, l’architecture complexe pour protéger l’entrée, barbacane, mur d’enceinte… tout y était.
Un rébus ? Petits ronds dans grand rond… Je connaissais le grand A B plein d’A petits et je tentais d’en appliquer le procédé à mon message, mais en vain. Aussi bien n’y avait-il rien à comprendre. Je jetai un coup d’œil par la vitre et je reconnus le jeune garçon, le regard rivé sur moi…
Bien sûr qu’il y avait quelque chose à comprendre, espérons que la patience suffirait…
La porte du compartiment s’ouvrit.
Une cape et un chapeau se dirigèrent vers moi, précédés de douces fragrances : il s’agissait donc d’une femme ! Je baisai une main gantée, cherchant à distinguer un visage grâce à ce mouvement, mais une voilette le dissimulait.
La personne chuchota :
« Fuyez la France et n’y revenez jamais ! Mais quelle idée avez-vous eue de vous en prendre au ministre de l’intérieur !
– D’abord qui êtes-vous ? Oh, le ministre… je ne m’en soucie guère.
– Il vous veut mort ! Votre journal a un grand nombre de lecteurs, vous lui avez fait perdre la face.
– On verra bien… avec un bon avocat, j’ai mes chances…
– Vous croyez cela ! Mais votre peau, il va la négocier avec le pire malfrat, après quoi, quand ce dernier vous aura assassiné, il lui suffira de produire un faux témoignage comme payement du contrat. Votre disparition ne lui cause aucun souci ! »
Je déglutis, puis ne pus retenir un éclat de rire malgré la gravité de la situation :
« Vous-même, avez-vous lu mon article ? “Si la peur qui blêmit ta face te laisse quelques instants de répit…”, je n’en suis pas mécontent je dois dire. »
La personne eut un grognement qui signifiait tout et rien, puis tourna les talons. Au moment de franchir la porte, elle prononça clairement : « Aménophis », et je m’effondrai, foudroyé.
Aménophis !
J’entendis, venue d’un lointain passé, la voix du médium prononcer les phrases fatidiques :
« Maintenant vous oubliez tout ce qui vient de se passer. Quand vous entendrez le mot “Aménophis”, la mémoire vous reviendra. »
Tout me revenait en effet, tout se bousculait ; il y avait ma vie bien remplie, certes régulière si ce n’est rangée, avec l’édition de “l’Égalité” que le ministre voulait faire disparaître, avec la publication des aventures de Pardaillan et d’autres nobles paladins, et il y avait une existence faite d’aventures, de voyages et de dangers.
Cependant la locomotive lâcha un appel strident et une secousse ébranla le convoi.
L’Orient-Express démarrait !
Sur le quai, les applaudissements des badauds nous parvenaient.
Je fouillai du regard la foule agglutinée : l’inconnue était-elle descendue, ou faisait-elle partie du voyage ?
Je crus la voir, là, debout, à nous regarder partir ! Mais non, il s’agissait d’un homme, sans chapeau. Elle portait une cape brune, et lui un manteau marine. Elle portait des gants, et lui… les mains nues… brandissait une arme d’un gros calibre… vers mon jeune messager…
Allait-il tirer ? Le mouvement du train me masqua d’un coup tous ces personnages.
Aménophis !
Comment avais-je pu, en effet, oublier pendant tout ce temps ? Le souvenir de cette journée mémorable semblait dater d’hier. Avec Esméralda, nous avions passé la journée à nous amuser comme des gamins (surtout, ne pas dire “des gosses”) dans le musée ferroviaire canadien, situé non pas à Montréal mais, pas tellement loin, à saint Constant.
Nous avions joué à trier le courrier dans le wagon postal, à déblayer la neige dans la loco chasse-neige, à tripoter toutes les manettes de toutes les locos disponibles. Nous avions manié la pelle et chargé la chaudière au risque d’explosion. Nous avions joué à cache-cache en nous glissant discrètement sous les voitures malgré l’interdiction. Et, pour finir, nous avions pénétré dans la Saskatchewan, la voiture privée de Sir William Van Horne. Pour y accéder, comme dans beaucoup d’autres véhicules haut placés, un escalier de bois avait été monté.
Nous avions passé un moment à nous prélasser sur les coussins. Aussi bien, nous commencions à être moulus !
Soudain, des voix. Lequel de nous deux a dit “planquons-nous !” ? Nous nous sommes glissés en pouffant sous les banquettes au moment où des pas lourds retentissaient dans l’escalier.
Funeste idée !
Si nous avions eu un comportement normal de touristes, les arrivants auraient attendu notre départ avant de tenir leur réunion secrète ; ignorant notre présence, ils commencèrent sans délai à échanger des informations. Ils préparaient un coup extraordinaire.
Il s’agissait de prendre par les armes le château de Bonaguil, et d’y créer un petit état indépendant qui s’enrichirait dans le commerce des tartes aux amélanches…
Mais alors… le papier du jeune garçon ?
Je regardai à nouveau les croquis tandis que les voix des hommes réunis dans le wagon résonnaient à mes oreilles.
Pas tellement codé, ces dessins : le premier représentait une tarte aux amélanches, le second le château… Le jeune messager me le faisait parvenir sans savoir que j’avais perdu la mémoire de l’événement, ou encore pour tenter de me la restituer, et l’inconnue avait été plus efficace car elle possédait le mot clé…
Cependant, les hommes réunis dans le wagon échangeaient des quantités d’informations détaillant un nombre ahurissant de factions, toutes prêtes à s’entretuer pour la conquête du château. Cette diversité expliquait pourquoi je me sentais si entouré, aujourd’hui où éclatait un certain nombre de complots.
« Il faudra surtout nous méfier de… Mais qu’est-ce que c’est que ça ? »
Ça, c’était Esméralda, terrorisée maintenant, qu’il avait aperçue en se penchant pour ramasser un document.
Ils la tirèrent de là-dessous, et je me rappelle comment elle fit tout pour me protéger, essayant de détourner leur attention vers elle. Peine perdu, ils fouillèrent le compartiment de font en comble.
Ils n’étaient pas hommes à s’embarrasser de scrupules, ni à s’encombrer de problèmes, ils étaient très expéditifs. Mais ils détestaient laisser des cadavres derrière eux, car cela est encombrant et multiplie les ennuis au lieu de les résoudre. Nous dûmes notre survie à cette façon de voir…
« L’hypnose ne fonctionne que sur une personne consentante, vous le savez. Mon cher Michel Zévaco, vous allez consentir le plus possible à vous laisser hypnotiser, sans cela mademoiselle Esmeralda sera tuée sous vos yeux.
Je vais faire disparaître notre rencontre de votre mémoire, pour que vous ne nous mettiez pas des bâtons dans les roues, ainsi notre petit projet pourra aboutir. Quand nous vous rendrons vos souvenirs, si nous le faisons, c’est que nous aurons réussi ou échoué, mais vous ne pourrez plus rien contre nous, passé un délai assez long.
Maintenant vous oubliez tout ce qui vient de se passer. »
Quelques heures plus tard, dans le wagon restaurant, un peu gris, je tentais de me changer les idées en donnant des conseils culinaires au garçon :
« Oh c’est vraiment tout simple : une pâte sablée, mais d’autres pâtes feraient aussi bien l’affaire, j’abaisse la pâte, je garnis un moule déjà beurré et fariné. Maintenant, je remplis cet appareil d’amélanches, je ne lésine pas, je saupoudre de sucre et je mets au four. »
Pour Paul.
Ça lui apprendra à écrire, sans réfléchir, sur son blog, je cite :
« La tarte aux amélanches, telle que la cuisinait Michel Zévaco, en rentrant d’une excursion dans l’Orient Express, excursion qui l’avait amené à visiter le château de Bonaguil et le musée ferroviaire de Montréal”. Mais ce n’est pas simple à écrire ! »