14 décembre 2010

Gruyère : histoire et légendes d’un château sans trous…

Posté par Paul dans la catégorie : Carnets de voyage; vieilles pierres .

Eh bien oui, chers/chères lecteurs/trices non-helvètes, Gruyère, ce n’est pas qu’un délicieux fromage sans trous ! C’est aussi une charmante petite ville, et un château médiéval fort bien conservé. Du fromage local, sur lequel on croit presque tout connaître (mais à tort), il n’est pas dit que je n’en reparlerai pas un jour dans la rubrique idoine… En ce qui concerne le château, ma foi, il va faire l’objet de mon propos du jour, une étape parmi d’autres d’un périple européen destiné à montrer que l’Hexagone n’a pas le monopole des vestiges médiévaux intéressants à explorer… (*)

Comme pour beaucoup de constructions datant du Moyen-Age le doute existe quant à la date de construction du premier édifice fortifié sur cette colline de Gruyère dominant de façon tout à fait stratégique la vallée de la Sarine, lieu important de circulation de populations et surtout de marchandises dans la région de Fribourg, en plein cœur de la Suisse. Certains historiens estiment qu’une première forteresse s’élevait en ces lieux dès l’an Mil. Ce qui est plus probable c’est que la partie la plus importante de l’édifice actuel remonte au XIIème-XIIIème siècle et que ces fortifications sont l’œuvre des premiers comtes de Gruyère. Un document daté de 1073 fait état de l’existence du château fort. Le doute subsiste également quant à l’origine du nom de « Gruyère » choisi par ce comté plutôt important sur le plan économique et politique. La tradition populaire fait le lien entre ce nom et l’oiseau échassier, la grue, qui figure dans les armoiries de la lignée des Comtes de ce domaine… La région constitue en effet une étape sur la route migratoire de ces oiseaux… Au XIIIème siècle, le domaine de Gruyère s’étendait sur un ensemble de terres plutôt vaste, actuellement réparti entre trois cantons voisins : Fribourg, Vaux (Pays d’en-haut) et Berne (Gessenais).

Un événement important pour l’histoire du château survient en 1244 : le comte de Gruyère Rodolphe III devient le vassal de Pierre II de Savoie. De par cette allégeance, le destin des deux familles va être étroitement lié pendant de nombreuses années. Les transformations du château à la fin du XIIIème siècle témoignent de la nouvelle influence savoyarde, notamment la disposition en carré des bâtiments entourant la haute-cour. Le donjon qui se dresse à l’angle Sud-Est de la cour carrée date également de cette époque. Il mesure 11,25 m de diamètre. Chacun des niveaux est supporté par une voûte en pierre magnifiquement ouvragée. C’est à cette époque également que la petite cité de Gruyère se développe de façon importante, malgré la concurrence de la ville voisine de Bulle. En se promenant dans les ruelles sinueuses, on peut admirer plusieurs magnifiques demeures fort bien entretenues. La prospérité de la ville va se développer au cours des siècles suivants. Les habitants obtiennent différentes franchises qui vont faciliter les échanges commerciaux. L’élevage se développe dans la plaine et sur les contreforts montagneux ; la production et la vente du fromage local sont alors en plein essor également.

A la fin du XVème siècle, Louis de Gruyère prend part à la guerre de Bourgogne au côté des Confédérés. L’issue victorieuse du conflit, et surtout le butin collecté, vont permettre de lancer un nouveau chantier de rénovation du castel. A ce stade là, l’influence du mouvement de la Renaissance va se faire sentir dans l’évolution des façades et des aménagements : le château va perdre un peu son allure de forteresse médiévale et devenir un lieu d’habitation plus convivial. Le logis seigneurial est entièrement rénové et richement décoré. Les historiens pensent que c’est le château d’Issogne, dans le val d’Aoste qui sert de modèle à toutes ces transformations. Une tour d’escalier hexagonale ainsi qu’une galerie en arcades font leur apparition dans la haute-cour. Mais tous ces travaux coûtent fort cher et les finances de la famille de Gruyère vont être sérieusement entamées. Au XVIème siècle, la dégradation de la situation financière du domaine s’accélère. Michel de Gruyère, dernier comte de la lignée, trouve encore l’argent nécessaire pour racheter le château de Rolle, mais les dettes s’accumulent et les créanciers s’impatientent. En 1554, ne pouvant plus faire face au remboursement de ses dettes, Michel de Gruyère se déclare en banqueroute et quitte les lieux. Il émigre en France où il devient chef d’une troupe de mercenaires… Les principaux créanciers, à savoir les villes de Berne et de Fribourg, vont se partager les terres du Comté. L’étrange prédiction de l’un des bouffons du château, en 1349, se réalise : l’Ours de Berne a bien mangé la Grue dans le chaudron de Fribourg !

La ville de Berne récupère les possessions des Comtes de Gruyère se situant dans l’actuel canton de Vaux. Les Fribourgeois prennent possession du château. Ils y installent un bailli chargé d’administrer la proche région.  A compter du départ du dernier des Comtes de Gruyère, les bâtiments ne vont donc plus jouer qu’un rôle administratif, pendant deux siècles, et ne seront plus confrontés à aucune situation militaire conflictuelle. Ceci explique sans doute l’état de conservation des lieux. Les cantons suisses n’ont, par ailleurs, aucunement été concernés ni par la politique du roi de France Louis XIII et de son ministre Richelieu, ni par les événements révolutionnaires de 1789/92, deux périodes pendant lesquels nombre de châteaux forts ont été arasés ou incendiés dans notre pays. En 1798, les Baillis sont remplacés par des Préfets, puis, en 1849, la ville de Fribourg vend la belle demeure : les Préfectures ont été réorganisées ; Gruyère et Bulle ont été réunies et les locaux ne sont plus utilisés par l’administration. Les acquéreurs sont une riche famille d’horlogers de la Chaux-de-Fonds, les Bovy. Ceux-ci vont prendre soin de leur nouvelle propriété et veiller à ce qu’elle soit bien entretenue. Amoureux des arts, les Bovy inviteront à plusieurs reprises des peintres connus (notamment Jean-Baptiste Corot et Barthelemy Menn) à séjourner dans leurs murs. Diverses œuvres de ces artistes viendront orner les boiseries des salles de réception. En 1938, la ville de Fribourg rachète le monument historique. Une Fondation est créée et s’occupe d’aménager dans les locaux un musée ouvert au public. Le parcours que l’on effectue, lors de la visite, permet d’apprécier les richesses architecturales du château, mais aussi d’essayer un peu d’imaginer ce que pouvait être la vie des occupants de ces lieux dans un tel dédale de salles et de couloirs. Ainsi qu’en témoignent les photos publiées dans la chronique suivante, nous sommes bien en Suisse, et, parmi les meubles exposés figure une belle collection de coffres sculptés ! Certains possèdent indubitablement des serrures résistantes… (**)

De nombreuses légendes circulent dans la région de Gruyère concernant le château. Plusieurs d’entre-elles ont trait à la « main coupée » qui figure parmi les reliques exposées… Selon les uns, cette main aurait été rapportée de Terre sainte par les participants gruyèriens à la croisade de 1099. Nul ne précise s’il s’agit de la main d’un chevalier ou de celle d’un « infidèle », mais elle aurait alors joué le rôle d’un talisman conservé par les occupants successifs du château… D’autres conteurs imaginatifs pensent qu’elle date de l’an 1493 et aurait appartenu à un cadavre retrouvé après un incendie dévastateur survenu cette même année au château (***). Elle aurait été remise à la veuve du bien aimé comte Louis de Gruyère pour la remercier d’avoir fait restaurer le château avec promptitude. Compte-tenu de la finesse des doigts, on a pensé aussi que cela pouvait être une main féminine : pourquoi pas une sorcière cruellement mise à mort sur quelque bûcher de l’inquisition ? Les travaux effectués par un chercheur en anthropologie donnent une toute autre origine à ce macabre souvenir. Il s’agit, en réalité, d’une main provenant d’une momie égyptienne, sans doute importée en Suisse au début du XIXème siècle, période à laquelle l’engouement pour toutes les « curiosités » rapportées d’Egypte (après l’expédition de Napoléon) battait son plein. Collectionneurs et musées s’arrachèrent alors le moindre corps momifié, quel que soit son état de conservation… Il est fort probable que « l’objet » appartenait au cabinet de curiosités installé par la famille Bovy au rez-de-chaussée de sa demeure !

Notes – (*) – revoir à ce propos dans « vieilles pierres », les chroniques sur l’Irlande et le Portugal…
(**) – Comme dans toutes les mosaïques picturales publiées sur ce blog, il suffit de cliquer deux fois pour agrandir les photos et pouvoir mieux les apprécier.
(***) – Incendie dont les archives ne font aucune mention !

2 Comments so far...

François Says:

14 décembre 2010 at 20:46.

C’est toujours sympa de tomber sur une chronique d’Helvétie. J’espère que vous avez profité de votre visite pour manger des meringues avec de la double crème.

Il vaut la peine de signaler que le Château de Gruyères héberge aussi régulièrement des expositions d’illustrateurs de fantastique. Il y a eu, en particulier, une exposition de dessins de John Howe. Je ne l’ai pas vue, mais le Château devait fournir un cadre remarquable. J’ajouterai encore (pour convaincre les éventuels réfractaires à une visite du lieu), que le village au pied du château abrite un musée dédié à l’oeuvre de H.R.Giger avec bar « alien ».

Paul Says:

14 décembre 2010 at 21:36.

@ François – Merci pour tes derniers commentaires ! Si ce n’étaient les statistiques de consultation, j’aurais l’impression que tu es le dernier lecteur de mes « délires » ! La torpeur hivernale semble avoir envahi tout le monde et même les aventures époustouriflantes du brave Melchior surnagent difficilement sur cet océan calme et plat recouvert de brume. Le soir où nous avons visité Gruyère nous logions dans une famille des environs de Fribourg et nous avons dégusté une raclette du meilleur aloi à base de divers fromages achetés à la laiterie du village… Un souvenir ému d’autant que nos hôtes étaient vraiment des gens adorables. Suite à plusieurs reportages photos que j’ai visionnés sur des sites internet, cela ne m’étonne pas que John Howe expose à Gruyère car il fait de la reconstitution historique avec la Compagnie de St Georges et passe régulièrement dans ce cadre au château. Pour ceux qui ne connaissent pas la compagnie de St Georges, relire la chronique que j’avais écrite sur le château du Haut Koenigsbourg en Alsace…

Bon, à part ça, braves amis, je n’aime guère les blogs où les polémiques débordent largement du cadre tracé par l’auteur de la chronique, mais, de là à respecter un vœu de silence complet comme dans certains monastères, il y a un pas ! Je vais être obligé de dédier l’une de mes prochaines chroniques à François. Encore faut-il que le sujet soit à la hauteur de l’intérêt qu’il me porte !

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