17 août 2011
Une autre « Feuille », celle de Zo d’Axa, en 1897
Posté par Paul dans la catégorie : Histoire locale, nationale, internationale : pages de mémoire; Philosophes, trublions, agitateurs et agitatrices du bon vieux temps .
Notre « Feuille Charbinoise » a un ancêtre singulier parmi les multiples publications auxquelles elle fait – sans prétention ni volonté réelle de filiation – référence. Il s’agit d’une petite revue plus ou moins mensuelle, publiée de 1897 à 1899 par un personnage plutôt singulier au sein de la mouvance anarchiste : Zo d’Axa… Voici donc, racontée brièvement, l’histoire de cette Feuille-là et, surtout, celle de son créateur… L’occasion d’une petite promenade dans cette période située à la charnière du XVIIIème et du XIXème siècle, riche en événements et en personnages illustres ; un temps pendant lequel les syndicats naissants étaient porteurs d’espoir. Beaucoup de militants se jetaient à corps perdu dans la révolte, espérant un changement tout aussi radical que rapide de la société… Un bon nombre d’intellectuels et d’artistes étaient partie prenante de cet élan révolutionnaire et certains écrivains n’hésitaient pas à tremper leur plume dans le vitriol !
Zo d’Axa, de son vrai nom Alphonse Gallaud de la Pérouse, est né à Paris le 24 mai 1864. Le décalage entre son patronyme, noble et prestigieux, et le nom de plume et de militance qu’il a choisi, donne déjà une petite idée de l’originalité du personnage. Notre militant révolutionnaire est l’un des descendants du célèbre navigateur La Pérouse, disparu en 1788 dans l’archipel des Vanuatu, lors d’un tour du monde qu’il effectuait pour le compte du roi Louis XVI. Sa famille est riche. Son père est devenu ingénieur de la ville de Paris, après avoir occupé de hautes responsabilités au sein de la société des Chemins de Fer d’Orléans. A l’issue d’études au cours desquelles il ne brille pas vraiment par ses résultats, il rentre à l’école des officiers de Saint Cyr, puis, à l’âge de dix-huit ans s’engage dans l’armée, en choisissant les chasseurs d’Afrique. Jusque là, les événements suivent un cours logique compte tenu de ses origines sociales… Sa vocation militaire ne dure pas longtemps et un premier incident marque sa rupture avec l’institution : il tombe amoureux de la femme du capitaine de son régiment, déserte, et se réfugie en Belgique pour éviter d’être mis aux fers… A partir de là, sa vie va basculer et ne va plus suivre du tout le chemin commun ! A Bruxelles, il débute dans le journalisme, s’intéresse au théâtre et rédige plusieurs textes poétiques. Il quitte très rapidement la Belgique pour se rendre en Italie, à Rome plus précisément. Il fréquente la villa Médicis, rencontre de nombreux peintres célèbres de l’époque, sert de modèle, puis devient critique d’art dans un journal. Ses aventures sentimentales sont nombreuses et il y a bien longtemps que la femme du capitaine est oubliée !
Il a 25 ans lorsqu’une amnistie lui permet de regagner la France et d’échapper aux poursuites. Son retour à Paris correspond aussi à son immersion dans le milieu libertaire de l’époque. Sans être véritablement militant de la cause, il côtoie de nombreux anarchistes et défend avec vigueur les idées révolutionnaires en vogue dans la capitale. Ce qui lui plait véritablement c’est de prendre fait et cause pour les opprimés, de soutenir les minorités, de se poser en paladin, défenseur des pauvres gens et de toutes les victimes de l’oppression étatique. Son tempérament le porte spontanément à adopter les idées de liberté, de justice, d’égalité sociales que développent les théoriciens libertaires du moment. Il met ses talents d’écrivain, de pamphlétiste, d’orateur, au service de la cause, et la verdeur de ses propos lui vaut de nombreux ennuis avec la justice et la police. En mai 1891, il fonde son propre journal hebdomadaire, « L’En-Dehors » dont il va réussir, envers et contre tout, à publier 91 numéros, jusqu’en 1893. Ses collaborateurs sont nombreux ; beaucoup sont anarchistes mais pas tous. Parmi ceux et celles qui signent les articles, on note la présence de Georges Darien, Sébastien Faure, Louise Michel, Octave Mirbeau, Bernard Lazare ou Errico Malatesta… Le titre du journal résume assez bien la posture idéologique de ce personnage singulier qui, par individualisme et rejet de toute catégorisation, refuse même l’étiquette d’anarchiste. Son premier crime aux yeux des autorités : avoir lancé une souscription auprès de ses lecteurs au profit des familles des anarchistes emprisonnés.
Les textes qu’il rédige pour son journal témoignent d’une grande maitrise de l’écriture ; ses propos sont souvent violents mais toujours réfléchis et il pratique avec habileté l’art du pamphlet. Il pousse l’exigence de qualité jusqu’à ses limites, n’hésitant pas, à l’occasion, à retravailler un texte alors que la composition typographique est achevée ; il faut alors reprendre le travail à zéro et sa maniaquerie excède parfois ses collaborateurs,. Pourtant, cette obligation de résultat, il se l’impose à lui-même plus qu’à l’égard des autres. La Préfecture de police s’acharne contre « l’En-Dehors » : perquisitions, saisies, procès se multiplient. Zo d’Axa est condamné et emprisonné à Mazas. Il refuse de répondre aux interrogatoires, de signer quelque papier que ce soit et pousse à bout magistrats et geôliers. Nous sommes en pleine période de « propagande par le fait » : les attentats se multiplient. Considéré comme « anarchiste », il n’a aucune indulgence à espérer de la justice. Il est mis au secret et privé de tout contact avec l’extérieur. Ce régime sévère n’entame en rien ses convictions. Dès sa remise en liberté (provisoire), il s’investit à nouveau à fond dans « l’En-Dehors ». Publier un journal révolutionnaire n’est pas une sinécure ; il faut sans cesse trouver des fonds, ruser avec la censure, échapper aux multiples embarras que tout ministre de l’Intérieur digne de ce nom sait créer pour décourager les opposants les plus virulents.
Nouveaux écrits, nouvelles condamnations. Cette fois, Zo d’Axa choisit l’exil : Londres, Rotterdam, Milan, Constantinople, Jaffa… seront ses nouveaux ports d’attache temporaires. Partout où il passe, il sème inlassablement ses graines de révolte. A Jaffa il est arrêté au Consulat britannique où il a essayé de trouver refuge et il est expulsé en direction de la France. Pendant la durée du trajet, il est mis aux fers dans les soutes du paquebot. Les passagers défilent pour observer la bête curieuse et l’insulter copieusement. Le prisonnier rentre dans ce rôle qu’on lui assigne et raconte les pires horreurs à qui veut bien l’entendre : à celui qui l’interroge sur ses crimes il répond « j’ai coupé une vieille femme en treize morceaux et cela m’a donné la migraine » ou autres provocations du même genre. Ce retour forcé au pays natal lui vaudra un séjour de dix-huit mois à la prison Sainte Pélagie. Il profite de son enfermement pour rédiger une sorte de journal de voyage dans lequel il raconte son périple. L’ouvrage s’intitule « De Mazas à Jérusalem ». « L’En-Dehors » a cessé de paraître.Le titre sera repris quelques décennies plus tard, en 1921 pour être précis, par un autre anarchiste célèbre, Emile Armand.
Quelques années plus tard, juste avant le tournant du siècle, en pleine affaire Dreyfus, Zo d’Axa lance une nouvelle publication : « La Feuille ». Le ton est encore plus caustique que celui de « l’En-Dehors ». Dès le premier numéro, le ton est donné : « La Feuille » s’en prend de façon virulente, à la nouvelle alliance franco-russe qui vient d’être signée, qualifiée de mésalliance de la « Marseillaise » et du « Knout », puis à la presse bourgeoise qui « bourre le mou » des pauvres gens avec ses listes interminables de « faits divers ». Nul n’est épargné par ses coups de griffes : du bourgeois au curé en passant par le politicard ou le boursicoteur, chacun en prend pour son grade. Les « Feuilles » qu’il jette au vent, au gré de son humeur ou fonction des événements, sont autant de brûlots incendiaires. Certaines couvertures, certains articles, restent célèbres dans les archives de la presse révolutionnaire, notamment le numéro où il parle des élections et présente son candidat avec un bonnet d’âne sur la tête. Des propos écrits, il ne manque pas de passer aux faits. Le jour de ces élections qu’il dénonce comme une mascarade, il se promène dans les rues de la capitale installé sur une remorque tirée par un âne. De nombreux badauds prennent fait et cause pour lui et un cortège singulier finit par se former. Le défilé se termine à la fourrière ! De nouveaux collaborateurs participent à la rédaction de ce périodique dont la réputation croît à chaque nouvelle publication ; en réalité, Zo d’Axa rédige la plupart des textes et ce sont surtout des illustrateurs et des caricaturistes qui viennent soutenir ses écrits de leur talent. Parmi ces crayons célèbres : Anquetil, Willette, Steinlen, Couturier…, dont les signatures apparaissent au bas des premières de couverture les plus célèbres.
L’aventure dure deux bonnes années, mais Zo d’Axa se lasse de ce travail de propagande qui, à ses yeux, ne donne pas de résultats suffisamment rapides. Certes l’ardeur avec laquelle il dénonce, par exemple, l’enfermement des plus jeunes, provoque une campagne de protestation et a pour résultat la fermeture des bagnes pour enfants, mais la société ne bouge guère : les privilégiés prospèrent, les exploités souffrent toujours plus et l’ordre immuable de l’édifice social résiste à toutes les secousses que les révoltés lui infligent. Le mouvement anarchiste sort plutôt affaibli de ces années de « propagande par le fait » qui n’ont pas eu le résultat escompté et ont permis à la bourgeoisie de créer durablement cette image caricaturale de l’anarchiste sanguinaire dont l’unique ambition se résume à la démolition de l’édifice social à coup de bombes et de pistolets. Le dernier numéro de « La Feuille » est une sorte de testament et contient un texte de d’Axa intitulé « La dernière aux anarchistes ». C’est un appel à ceux qui ne renoncent pas : plus de chapelles, plus de systèmes, plus de théories. L’individu par-dessus tout !
Le besoin impératif de voyager, de découvrir d’autres horizons, de faire de nouvelles rencontres, reprend le dessus. Il entame un périple qui, progressivement, au fil des différentes étapes, va ressembler de plus en plus à un tour du monde. Ses écrits changent alors d’orientation : il devient observateur du monde qui l’entoure et envoie, de temps à autre, divers compte-rendus de ses voyages qui sont publiés dans la presse française. Son « absence » de la scène politique nationale va durer de longues années. Lorsqu’il se décide à rentrer en France, après avoir vécu avec les Indiens d’Amérique, parcouru les routes de l’Inde et de la Chine, il s’installe dans une péniche et change sans arrêt de port d’attache. Il arrive finalement à Marseille et c’est là qu’il pose sa valise à la fin de sa vie. Ses pas l’ont conduit en Russie soviétique, mais la réalité des faits, sur le terrain, loin de l’exalter, l’a plutôt convaincu de la « nuisance » du nouveau régime qui se met en place. Les barreaux de la nouvelle prison que se construisaient les travailleurs en lutte ne pouvaient convenir à cet individualiste convaincu. Ennemi de toutes les oppressions, de toutes les malversations, il ne voyait pas en quoi une « dictature » fut-elle celle du prolétariat, pouvait aboutir à autre chose qu’à la construction d’un nouveau pouvoir toujours plus répressif ou à la création de nouvelles élites plus soucieuses de leurs privilèges que des intérêts de ceux qui les ont intronisés. En 1921, il publie un dernier texte « politique » dans lequel il fait part de sa vision désabusée de la société qui l’entoure. Ce texte n’incite guère à l’optimisme ; pourtant tout au long de sa carrière d’écrivain pamphlétaire, cet homme exigeant a toujours fait preuve d’une certaine estime à l’égard de ses semblables, ou tout au moins d’une fraction de ses semblables : il y aura toujours des êtres humains, avec, sans doute, un sens moral plus aigu que celui de leurs concitoyens, pour se dresser contre l’oppression. Aux amis qui le pressent de reprendre la plume il répond par un haussement d’épaules et reprend son chemin, sa bicyclette à la main, une couverture enroulée sur les épaules.
La promesse de lendemains qui chantent ne l’intéresse guère : pour lui le paradis ne doit survenir ni ailleurs ni plus tard… C’est là un thème récurrent dans tout ce qu’il exprime dans ses écrits : « C’est mentir que promettre encore après tant de promesses déjà. Les prophètes et les pontifes nous bernent en nous montrant, dans le lointain, des temps d’amour. Nous serons morts ; la Terre promise est celle où nous pourrirons. A quel titre, pour quels motifs, s’hypnotiser sur l’avenir ? Assez de nuages ! » Jusqu’à la fin de sa vie, Zo d’Axa reste un marginal, y compris dans le mouvement libertaire où il ne compte pas que des amis.
Aboutissement plus ou moins logique d’une telle démarche, Zo d’Axa met fin à ses jours le 30 août 1930. Je trouve intéressant de terminer cette brève évocation de sa vie par ce portrait élogieux que dresse de lui Victor Méric, en 1931, peu de temps après sa mort. Ce texte a également le mérite de permettre de mieux cerner la philosophie de cet aventurier au grand cœur…
« En-dehors. Tout Zo d’Axa est dans ce mot. Son individualisme n’a rien de la «surhommanie». Rien de moins nietzschéen que ce vagabond qui ne peut supporter ni joug ni entrave. Rien non plus de l’égoïsme étriqué des petits hommes contemplateurs de leur nombril. D’Axa, c’est le nomade épris fougueusement de liberté, — la liberté sans rivages, disait Vallès — qui ne peut se plier aux disciplines sociales, mijoter dans ces géhennes que sont les cités modernes, auquel il faut l’espace à dévorer, la route qui s’allonge interminablement — parmi des chants d’oiseaux et sous la caresse du soleil… Quand il se rebelle, quand il pousse le cri de révolte, c’est que les hideurs, les injustices, les saletés lui gâtent le paysage, polluent son horizon. Que lui importent les masses inertes et veules cuisant dans la marmite de la servitude ! Il ne prétend pas poursuivre leur libération, envers et contre tous. C’est à l’individu de se libérer, de suivre son instinct, hors les lois, hors les préjugés, hors les morales courantes… selon ses aptitudes et ses possibilités. «Il suffit d’oser», affirme-t-il. »
Notes concernant les sources documentaires
Parmi les sources utilisées pour rédiger cette chronique, je tiens à signaler : la fiche bibliographique rédigée en 2000 par Béatrice Arnac d’Axa que l’on peut consulter sur le site de l’I.I.S.H. (Institut International d’Histoire Sociale d’Amsterdam) ; « Coulisses et tréteaux » de Victor Méric, publié en 1931, dont le texte est accessible sur le Net ; la notice très complète proposée par Wikipedia mais surtout nombre de textes publiés dans divers numéros de « La Feuille » que l’on peut consulter sur Wikisource. Si vous n’avez pas le temps de tous les consulter, prenez au moins le temps de lire celui sur les bagnes d’enfants. A voir aussi, le site officiel de Béatrice Arnac, comédienne, chanteuse, danseuse… et petite fille du pamphlétaire.
Divers documents « papier » sont consultables également : le volume n°81 de la revue « Plein Chant« , intitulé « Zo d’Axa l’En-dehors », paru en avril 2006 ; « de Mazas à Jérusalem » a été réédité également chez « Plein Chant » dans la collection « Type-type » ; un livre, intitulé « Le Mousquetaire – Zo d’Axa – 1864/1930 », rédigé par Alexandre Najjar, édité chez Balland en 2004 ;. Les stocks de ce dernier ouvrage semblent épuisés et il vous faudra sans doute chercher chez les libraires d’occasion. Il ne s’agit là que d’une bibliographie incomplète, mais la vie de Zo d’Axa n’a pas vraiment donné lieu non plus à un déluge de publication…