8 janvier 2012

De Constantinople à Tananarive en passant par Macao et Madras

Posté par Paul dans la catégorie : aventures et voyages au féminin; Histoire locale, nationale, internationale : pages de mémoire .

La vie étonnante d’Ida Pfeiffer, globe-trotteuse du XIXème siècle

Nombreuses sont les femmes qui ont parcouru le monde au cours du XIXème siècle. Beaucoup sont anglaises ou françaises ; Mme Pfeiffer, elle, est née à Vienne en Autriche. Beaucoup ont manifesté très jeunes leur goût pour l’aventure et sont parties sur les chemins du monde aussitôt atteint l’âge adulte ; Madame Pfeiffer, elle, a « largué les amarres » alors qu’elle était âgée de 45 ans, laissant derrière elle une existence un peu terne, mais certes déjà bien remplie. Beaucoup de ces exploratrices sont parties dans un premier temps pour accompagner un mari, un savant, un autre aventurier ; Madame Pfeiffer, elle, était une voyageuse solitaire ou tenait le rôle principal dans des expéditions. Beaucoup de ces femmes émancipées sont restées célèbres pour les découvertes qu’elles ont réalisées dans une partie du monde, que ce soit dans les déserts africains, les montagnes Rocheuses ou les îles lointaines du Pacifique (Lisa Cristiani en est un bon exemple). En ce qui concerne Ida Pfeiffer, ses pas l’ont conduite aux quatre points cardinaux, de l’Islande à la vallée du Nil, du Cap Horn à Madagascar. Ce dernier voyage, bien commencé, mal terminé, a été la cause indirecte de sa mort. Si tant est qu’il y ait une « retraite » pour les voyageurs, Ida Pfeiffer n’a jamais eu le temps d’en profiter : elle mourut un an après son dernier périple à Madagascar, âgée de 61 ans. Les mauvais traitements subis à la fin de son séjour eurent raison d’une santé déjà fragilisée par les péripéties des expéditions précédentes. De par la richesse des témoignages qu’elle a rapportés de ses nombreux voyages et consignées dans une quantité importante de publications, Ida Pfeiffer est considérée comme l’une des personnalités marquantes du monde des globe-trotteuses, bien qu’elle ait fait preuve, de son vivant, de la plus grande modestie quant à ses travaux et aux périls qu’elle a encourus.

Ida Reyer est née à Vienne, le 15 octobre 1797, dans une famille bourgeoise. Troisième enfant à naître, elle était la seule fille, et vécut dans une « tribu » de garçons, ce qui explique sans doute le mépris qu’elle avait, dès son plus jeune âge, pour les occupations et les divertissements considérés comme propres à son sexe. Leur père, bien que possédant une certaine fortune, les éduqua, fille comme garçons, de façon spartiate et très autoritaire : cette pédagogie explique sans doute la rigueur de caractère de notre future aventurière. Ida possédait en outre une constitution robuste et n’hésitait pas à pratiquer des exercices périlleux. Une anecdote figurant dans un portrait dressé par l’une de ses biographes, raconte que son père la trouva un jour, dans le jardin, une pomme sur la tête, servant de cible aux flèches de ses frères. Guillaume Tell était, paraît-il, l’une de ses idoles… Lorsque l’on voulut lui faire ôter ses costumes de garçon, peu avant l’adolescence, elle tomba malade de chagrin. Il fallut plusieurs années pour qu’elle accepte de remplacer blouse et casquette par des vêtements plus conformes à la norme sociale. Les travaux et les loisirs féminins lui faisaient horreur, en premier lieu l’apprentissage du piano : pour échapper à ce genre d’activité, il lui arrivait de se couper les doigt volontairement pour prétexter son incapacité à suivre les leçons. Son comportement changea lorsque, à dix-sept ans, elle tomba amoureuse du précepteur auquel sa mère l’avait confiée à la mort de son père. Le jeune professeur demanda son élève en mariage et fut éconduit, Madame Reyer mère estimant qu’il s’agissait là d’un bien piètre parti. Cette rupture forcée fut un grand drame dans la vie d’Ida. Lorsqu’elle consentit à se marier, à 22 ans, elle choisit volontairement le prétendant le plus âgé parmi ceux que lui proposait sa mère. Elle épousa un avocat, veuf, père d’un fils de vingt ans, qui avait plus du double de son âge. Cette union ne fut pas heureuse et, tragique vengeance du destin, Ida vécut quasiment dans la misère car son mari, mauvais gestionnaire, gaspilla l’argent de la dot qu’elle avait reçue pour son mariage. Elle dut travailler en secret pour subvenir aux besoins du ménage et assurer l’éducation de ses fils. Lorsque ses enfants furent installés, elle était séparée de fait de son mari, parti vivre à l’écart de Vienne. Elle décida alors qu’il était temps de commencer à vivre une autre vie que celle avait connue jusqu’à présent. A l’âge de 45 ans, elle largua pour ainsi dire les amarres, et malgré le peu d’argent qu’elle possédait, elle décida d’accomplir ses rêves de voyage. Après avoir accepté tant de sacrifices et avoir tant donné aux autres, il était grand temps qu’elle s’occupe enfin d’elle-même…

En mars 1842, elle annonça à son entourage qu’elle partait à Constantinople rendre visite à une amie. Son périple continua à travers la terre sainte, puis elle se alla en Egypte et rentra en passant par la Sicile et l’Italie. Cette première expédition la convainquit qu’elle était parfaitement apte à se lancer dans des aventures plus téméraires et que l’âge n’était pas un obstacle à ses désirs. Elle rédigea un premier ouvrage « Voyage d’une Viennoise en terre sainte », et le succès remporté par le livre lui procura les moyens nécessaires pour financer une seconde expédition vers les étendues glacées du Grand Nord ; un projet modeste dans son esprit, une sorte de second galop d’essai avant de passer à des choses sérieuses. Deuxième voyage, deuxième livre publié, sans doute plus étoffé que le premier, et qui connut également un succès important. L’argent produit par la vente de ses écrits lui permit enfin de réaliser son grand rêve, à savoir se lancer dans un tour du monde pour découvrir des contrées vraiment sauvages. Un petit mensonge servit encore de « couverture » à ce nouveau projet. Lorsqu’elle s’embarqua pour son long périple, à l’âge de cinquante ans, elle informa ses fils qu’elle allait séjourner quelques temps au Brésil. Rio de Janeiro ne fut que sa première étape, même si elle y séjourna de façon prolongée et faillit y laisser la vie. Au cours d’une promenade en forêt, accompagnée par un ami, elle fut agressée par un esclave noir en fuite, qui voulait se venger des sévices qu’il avait subis en massacrant le premier blanc qui lui tomberait sous la main. Le duel ombrelle et canif contre couteau fut assez pittoresque ; les deux européens ne durent leur survie qu’à l’arrivée fort opportune de deux cavaliers… Cette aventure ne découragea pas Mme Pfeiffer qui passa plusieurs nuits dans les villages indigènes sans manifester la moindre frayeur. Puis un jour elle ressentit à nouveau l’envie de partir et elle monta à bord d’un navire anglais qui devait la conduire à Valparaiso. Elle longea la Patagonie, la Terre de feu, franchit le terrible Cap Horn puis vogua vers Tahiti, les Philippines et… la Chine, pourtant fermée aux Européens.

Le bateau qu’elle avait pris à Valparaiso ne faisait la traversée que jusqu’à Hong-Kong, devenue colonie anglaise en 1842. La ville était trop européanisée à son goût, et, n’écoutant aucun conseil de sécurité, elle fit la traversée vers Canton sur une jonque, en prenant soin d’ajouter simplement deux pistolets dans ses bagages. Elle traversa la ville à pied pour se rendre chez un commerçant européen, sans prendre tellement garde aux comportements plus ou moins agressifs dont elle était l’objet. Son hôte lui fit alors un tableau apocalyptique des périls qu’elle avait encourus, mais cela n’émut guère notre aventurière. Chose étonnante, sa vaillance fut récompensée, puisqu’elle réussit même à visiter, au cours des semaines suivantes, des lieux dans lesquels aucune autre femme européenne n’avait réussi à pénétrer. Parmi ces sanctuaires, le temple bouddhique de Honan, réputé l’un des plus beaux de Chine. Elle continua ensuite son tour du monde, en direction de l’Inde, faisant escale à Singapour et à Ceylan. L’aspect de cette île plut beaucoup à Mme Pfeiffer : « Je n’ai rien vu de plus magnifique que cette île s’élevant graduellement de la mer, et nous montrant d’abord ses hautes montagnes dont les sommets éclairés par le soleil se détachaient sur le ciel, tandis que les épais bois de cocotiers, les collines et les plaines restaient ensevelies dans l’ombre. » Elle fit ensuite étape en de nombreuses villes indiennes : Madras, Calcutta, Dehli,, Bombay… Le 23 avril 1848, elle quittait le pays pour se rendre à Bassora où elle se joignit à une caravane pour Mossoul. Partout il lui fallut faire preuve d’une certaine force de caractère pour imposer ses volontés : « Partout je suis parvenue à faire respecter ma volonté, tant il est vrai que l’énergie et le sang-froid en imposent aux hommes, qu’ils soient Arabes, Bédouins, ou autres. » Son parcours au Moyen-Orient fut long et complexe, lui permettant de découvrir pleinement la vie des populations autochtones. Le voyage retour fut sinueux aussi, puisqu’elle passa du Moyen-Orient à la Russie avant de revenir par la Grèce et l’Italie. Le 30 octobre 1848, elle était à Vienne et pouvait se vanter d’être la première femme à avoir accompli un tour du monde aussi complet. « Voyage d’une femme autour du monde », son nouvel ouvrage, reçut un bon accueil dans le public. Cet exploit accompli, Ida Pfeiffer envisagea d’arrêter là ses expéditions lointaines.

Mais cette résolution ne dura pas longtemps. Son envie d’aventures, sa soif irrésistible de connaissances étaient encore loin d’être satisfaites. Outre les ressources tirées de ses diverses publications, le gouvernement autrichien lui accorde une subvention de deux mille cinq cent francs. Elle décide de se lancer dans un deuxième voyage autour du monde. En mars 1851, elle se rend à Londres et embarque à destination de l’Indonésie. Elle débarque à Bornéo, parcourt seule à pied le centre de l’île, puis se rend à Java, à Sumatra, puis séjourne quelques temps au sein de la tribu des Battaks (pourtant réputée cannibale !). Des Iles Moluques elle embarque pour la Californie. La région, envahie par les chercheurs d’or, lui déplait profondément et elle repart pour le Pérou. Elle rentre à Londres en 1854, après avoir fait de nombreuses excursions dans la Cordillère des Andes et parcouru un grand nombre d’Etats d’Amérique du Nord… Quand on pense que tous ces déplacements se font en voilier, en malle-poste ou à cheval, il y a lieu d’être grandement impressionné… Certains de ses contemporains la considèrent comme un « homme en jupons » et se moquent gentiment de son physique peu féminin. A ces fâcheux elle ne se prive pas de répondre : « Je souris en songeant à tous ceux qui, ne me connaissant que par mes voyages, s’imaginent que je dois ressembler plus à un homme qu’à une femme. Combien ils me jugent mal ! Vous qui me connaissez, vous savez bien que ceux qui s’attendent à me voir avec six pieds de haut, des manières hardies, et le pistolet à la ceinture, trouveront en moi une femme aussi paisible et aussi réservée que la plupart de celles qui n’ont jamais mis le pied hors de leur village ! » D’autres contemporains, comme Alexandre de Humboldt, ont une vision très élogieuse de cette femme admirable. Voici ce qu’écrit le célèbre naturaliste en 1856 dans une lettre de recommandation :

« Je prie ardemment tous ceux qui en différentes régions de la terre ont conservé quelque souvenir de mon nom et de la bienveillance pour mes travaux, d’accueillir avec un vif intérêt et d’aider de leurs conseils le porteur de ces lignes, Madame Ida Pfeiffer, non seulement par la noble et courageuse confiance qui l’a conduite, au milieu de tant de dangers et de privations, deux fois autour du globe, mais surtout par l’aimable simplicité et la modestie qui règne dans ses ouvrages, par la rectitude et la philanthropie de ses jugements, par l’indépendance et la délicatesse de ses sentiments.
Jouissant de la confiance et de l’amitié de cette dame respectable, j’admire et je blâme à la fois cette force de caractère qu’elle a déployée partout où l’appelle, je devrais dire où l’entraîne son invincible goût d’exploration de la nature et des moeurs, dans les différentes races humaines. Voyageur le plus chargé d’années, j’ai désiré donner à Mme Ida Pfeiffer ce faible témoignage de ma haute et respectueuse estime. »

Le voyage suivant entrepris en 1856 et qui va la conduire au cap de Bonne-Espérance puis à l’île Maurice et à Madagascar, sera son baroud d’honneur. Sur l’île Maurice, elle fait la connaissance d’un certain Joseph Lambert, un aventurier qui propose de la guider à Madagascar et de financer cette partie de son voyage. Le séjour sur l’île, pourtant bien commencé, va très vite tourner au cauchemar. L’île est gouvernée par la Reine Ranavalo, réputée pour sa haine des Européens et pour les persécutions qu’elle fait subir aux chrétiens indigènes. La voyageuse est d’abord bien accueillie à la cour de Tananarive où la reine semble l’apprécier. Mais c’est alors qu’est découverte au palais une conspiration visant à renverser la reine et à la remplacer par son fils. Il s’avère que Lambert, ainsi que plusieurs autres européens présents à Tananarive jouent un rôle actif dans cette conspiration. La colère de la souveraine est terrible. Tous les étrangers présents dans la capitale, coupables ou non, sont arrêtés et emprisonnés pendant quinze jours, s’attendant, d’un moment à un autre, à être purement et simplement exécutés. Finalement les sept européens emprisonnés sont grâciés mais condamnés à être expulsés de l’île. Une troupe de soldats les escorte jusqu’à Tamatave et le voyage, prévu pour durer 8 jours, en dure finalement 53, et ce dans les pires conditions. En fait, c’est à une mort lente que les prisonniers soi-disant libérés, ont été condamnés, mais le plan de la reine n’aboutit pas. Ida Pfeiffer, gravement affaiblie par les fièvres, réussit à embarquer pour l’île Maurice puis, après une longue attente à rentrer en Europe.. La maladie est soignée temporairement, et la voyageuse retrouve une grande partie de sa vigueur morale. Elle commence à préparer un nouveau voyage, en Australie cette fois – le lieu où elle hésitait à se rendre au lieu d’aller à Madagascar – mais ses forces l’abandonnent et de grandes souffrances la clouent fréquemment au lit. Elle meurt à Vienne d’un cancer du foie, sans doute provoqué par les fièvres rapportées de son dernier voyage, le 27 octobre 1858, à l’âge de 61 ans. Le récit de son voyage à Madagascar paraît en 1861 à titre posthume. C’est son fils qui s’est chargé de l’édition.

Sources consultées pour la rédaction de cette chronique : « Les grandes voyageuses », Marie Dronsart (ouvrage publié chez Hachette en 1898), « Les voyageuses au XIXème siècle », A. Chevalier (ouvrage publié chez Mame en 1891), « Voyage d’une femme autour du monde », Ida Pfeiffer (téléchargement BNF Gallica), « Les grandes aventurières », Alexandra Lapierre et Christel Mouchard (ouvrage publié chez Arthaud en 2007).

4 Comments so far...

JEA Says:

8 janvier 2012 at 12:12.

Tel le vôtre, d’estimables blogs (estimables car ils éclairent et respectent qui vient lire voire commenter) présentent ces derniers mois des figures de femmes absentes de la plupart des livres d’histoire et qui, cependant, ont écrit des pages sinon des chapitres entiers de cette histoire…
Pas toujours sans risque néanmoins. Quand un blog monta en épingle un conquistador et que j’eus le malheur de rappeler que femme ou homme, cette guerre coloniale-là, avec sabres et goupillons, était de l’ordre des crimes contre l’humanité (soit une évidence dont je m’excuse ici), j’ai été traité de « révisionniste mensonger ».
Parce que j’avais l’outrecuidance de ternir la réputation d’une femme…
D’où les insultes basées sur des mots manipulés comme des miroirs.

JEA Says:

8 janvier 2012 at 13:12.

zut
il faut lire : « unE conquistador »
sinon tout est incompréhensible…

Paul Says:

10 janvier 2012 at 09:00.

@ JEA – Entièrement d’accord avec vous. Une femme avec un uniforme militaire est aussi con qu’un homme portant le même genre de tenue vestimentaire… Ida Pfeiffer avait certes les préjugés de son époque, mais les opinions qu’elle exprime dans ses récits de voyage sont assez ouvertes. Après l’attaque dont elle a été victime au Brésil, elle tient par exemple un discours tout à fait « éclairé » sur l’esclavage des noirs, ce qui n’est pas le cas de tous ses contemporains. Si je raconte plutôt la vie de voyageuses plutôt que de voyageurs (sans exclure du tout ces derniers) c’est plutôt pour rétablir un certain équilibre par rapport à l’histoire officielle sur ce genre de thèmes. J’ai bien l’intention de faire aussi le même genre de travail dans le domaine des sciences. Ma fascination pour les savants de culture arabe répond aussi au même genre d’exigences.

Zoë Lucider Says:

11 janvier 2012 at 19:23.

Là aussi, les femmes réalisent un exploit supplémentaire à celui de voyager dans une époque où ce n’était pas aussi facile qu’actuellement : vaincre les préjugés et encourir éventuellement les violences faites aux femmes.
Merci pour ce billet qui ajoute une voyageuse à la liste de celles que je connais déjà.
amusant: le mot de passe est modestie

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