8 février 2012
La « Grande Peur » en Bas-Dauphiné
Posté par Paul dans la catégorie : tranches de vie locale; Un long combat pour la liberté et les droits .
Première partie : l’insurrection et ses causes
Les débuts de la Révolution française sont surtout marqués par des épisodes urbains. Les premiers se déroulent en province, dès 1788, comme la Journée des Tuiles à Grenoble (déjà chroniquée dans ce blog) puis à Paris où se réunissent dès le mois de mai 1789 les Etats Généraux. L’événement phare retenu dans la capitale est la prise de la Bastille le 14 juillet. Dans plusieurs régions de France, les paysans ont largement participé aux préliminaires du processus révolutionnaire qui s’engage. Les troubles ont été nombreux, en province, tout au long de l’année 1788 et au cours du printemps 1789. Ce n’est pas le cas en Dauphiné pendant cette période. La province est relativement calme. Les paysans dauphinois sont restés en dehors des événements qui se sont déroulés à Romans, à Vizille puis à Grenoble. Les habitants du Viennois, la région située au Nord de la Province, entre le Rhône, le Guiers et le cours inférieur de l’Isère, aux environs de Bourgoin, semblent peu concernés par les émois parlementaires de leurs compatriotes citadins du Tiers-Etat par exemple. Il est probable qu’ils savent fort bien n’avoir rien à attendre d’un parlement composé pour l’essentiel de bourgeois, de nobles et de représentants du haut clergé. Beaucoup de ces « élus » sont de gros propriétaires terriens et n’entendent aucunement porter atteinte à leurs privilèges en ce qui concerne le régime foncier et son imposition. Car c’est bien là que se situe la préoccupation principale de ceux qui cultivent la terre ; ils représentent pourtant plus des trois quarts de la population du futur département de l’Isère mais ne sont guère représentés par « ces messieurs du Parlement »…
A partir de la fin du mois de juillet 1789, les troubles parisiens vont avoir de nombreux échos dans toute la France, et cette fois surtout en milieu rural. C’est la période de la Révolution française que les historiens nomment la « Grande Peur ». Les faits survenus au cours de cet épisode dans le Bas-Dauphiné, même s’ils ont été mal perçus et globalement rejetés avec effroi par les principaux leaders politiques du moment, vont avoir une influence considérable sur le cours des événements de 1789 à 1792. L’un des premiers historiens à avoir étudié sérieusement cette « grande peur en Dauphiné », Pierre Conard, au milieu du XIXème siècle, précise même dans l’introduction de son mémoire qu’il s’agit « du mouvement populaire le plus spontané et le plus fertile en conséquences qui ait agité les campagnes pendant la Révolution. »
Si le terme de « Grande Peur » qualifie bien le début de l’insurrection, basé sur un ensemble de rumeurs propres à provoquer la panique, la qualification de « grande colère » serait plus adaptée pour la suite, si l’on en juge par les faits qui vont se dérouler dans les environs de Bourgoin…. Mais il est grand temps de revenir sur le ou les motifs qui vont inciter les paysans du Viennois à l’insurrection. Le cas dauphinois est intéressant à étudier car il pousse à l’extrême les conséquences d’une situation de surexploitation des ruraux les plus pauvres, présente dans l’ensemble de notre pays.
Le niveau de vie moyen des habitants des zones rurales du Dauphiné est l’un des plus bas de France. Les terres agricoles dans une bonne partie du Viennois, sont peu fertiles, notamment les environs de Bourgoin où s’étendent de vastes zones marécageuses. Les paysans vivent dans une grande misère. Les voyageurs qui parcourent la région, comme l’Anglais Arthur Young, ne manquent pas de mesurer le contraste saisissant qui existe entre les masures en terre battue couvertes de chaumes, de bien pauvre allure, et le nombre élevé de gentilhommières plus ou moins cossues, en pierre de taille, disséminées dans le paysage, généralement dans les endroits les plus riants. « On n’y trouve à redire que pour les maisons, qui, au lieu d’être blanches et bien bâties comme en Italie, sont des huttes de boue, couvertes en chaume, sans cheminées, la fumée sortant ou par un trou dans le toit ou par les fenêtres. Le verre semble inconnu, et ces maisons ont un air de pauvreté qui jure avec l’aspect général de la campagne. » Le nombre de gentilshommes, d’une noblesse plus ou moins ancienne, est élevé, de même que celui des congrégations religieuses. Tous ces nantis monopolisent pratiquement la propriété foncière et le nombre de paysans propriétaires de tout ou partie des terres qu’ils cultivent est très réduit (de l’ordre de 10 à 20% selon les communes). L’histoire du Dauphiné est assez particulière dans ce domaine. Le domaine foncier royal, depuis le rattachement de la Province à la France, y était de grande importance. Nombre de ces terrains ont été « engagés » à de riches propriétaires. Pendant longtemps l’administration royale a été relativement peu efficace, et les loyers étaient perçus plus ou moins régulièrement. Depuis le milieu du XVIIIème, de gros progrès ont été réalisés sur le plan du recouvrement des créances, progrès motivés notamment par le fait que les caisses du royaume sont vides. La pression à l’égard des seigneurs engagistes s’est donc accrue. En répercussion, les droits féodaux perçus ont considérablement augmenté et les contrôles sur les parcelles cultivées ou pâturées aussi. Pressurés par leurs divers créanciers, nobles, bourgeois, monastères et abbayes (possédant de vastes territoires dans les environs), les laboureurs n’arrivent plus à joindre les deux bouts et beaucoup sont réduits à la mendicité pour vivre.
Pour exiger leur loyer tous ces seigneurs s’appuient sur les « terriers », inventaires de leurs propriétés immobilières, gérés par leurs notaires particuliers. Ces documents sont exécrés par les gens du peuple. La charge fiscale est considérable et réduit le monde agricole à la misère, y compris les bonnes années. Or les années qui précèdent les événements révolutionnaires de l’été 1789 ne sont pas de « bonnes années » : excès d’humidité ou grande froidure, entrainant de mauvaises récoltes. En raison d’une spéculation effrénée, le cours des céréales s’envole et le prix du pain avec, mais ce ne sont pas les laboureurs qui en profitent.
Pour bien comprendre les événements qui vont suivre, il faut se rappeler aussi que la partie orientale du Viennois, de Bourgoin à Aoste, est une région frontalière. A cinquante kilomètres de Bourgoin, au Pont de Beauvoisin, par exemple, on passe en Savoie qui, à cette époque, est terre étrangère et source de multiples inquiétudes depuis des siècles et des siècles.
Le 27 juillet 1789, en bas Dauphiné, l’orage gronde au propre comme au figuré. Dès le début de la matinée, une rumeur a commencé à se propager depuis les communes les plus proches de la Savoie, selon laquelle une troupe importante de soldats (on parle de 10 000 à 20 000 hommes dans certains récits), sous les ordres du Roi de Sardaigne, se rassemblerait de l’autre côté de la frontière et se préparerait à envahir la région. D’autres témoignages font état d’importants rassemblements de brigands dans le Bugey qui convergeraient sur Lagnieu puis Crémieu, petites villes situées plus au Nord. Ces nouvelles inquiétantes vont se propager très vite, changeant parfois de teneur selon le tempérament de ceux qui les colportent et la direction dans laquelle elles progressent, puis se croisant à nouveau et prenant de plus en plus d’ampleur.
Un notaire, le sieur Arnoux, au service de Mme de Vallin de la Tour du Pin, va faire preuve d’un zèle qui sera lourd de conséquences. Dès qu’il apprend la nouvelle, il saute sur son cheval et se dirige vers Bourgoin, racontant, à qui veut bien l’écouter sur son passage, une version rocambolesque des événements. Son récit est pris très au sérieux et un nombre important de paysans alarmés se rassemble au centre ville. Chacun s’équipe comme il le peut, d’un matériel de fortune. Vers neuf heures du soir, ils sont plus de deux mille, fatigués (certains ont parcouru une bonne distance à marche forcée), affamés, trempés (la pluie n’a pas cessé) et surtout très énervés. Des nouvelles rassurantes arrivent pourtant en fin de soirée, puis au cours de la nuit et il semble que le danger s’éloigne. Les tentatives faites par divers notables pour calmer les esprits échouent.
(la carte peut être agrandie en double-cliquant deux fois puis « retour »)
On commence à dénoncer le complot et à chercher des coupables. A qui profite le crime, même s’il n’a pas eu lieu ? Aux riches châtelains, aux exploiteurs du peuple, à tous ces propriétaires qui conservent dans leurs précieuses archives ces maudits papiers, les terriers, qui permettent d’exiger droits seigneuriaux et loyers. Puisque personne ne s’intéresse à sa misère, c’est au peuple lui-même de faire justice et de récupérer son dû… L’homme qui a porté la rumeur en ville n’est-il point au service d’une dame de la noblesse ? On le garde sous haute surveillance. Les propos les plus saugrenus circulent alors : « ce sont les seigneurs qui ont causé cette alarme parce qu’ils veulent détruire le Tiers-Etat et qu’ils envoient des brigands pour cet objet. »
Décision est prise d’aller demander des comptes dans les châteaux des environs, en particulier celui de Monsieur Pierre Marie de Vaulx, président du parlement du Dauphiné, dont les habitants des villages voisins ont fort à se plaindre. « Nous ne retrouverons jamais de meilleure occasion, étant ainsi rassemblés, il faut nous venger d’eux et les saccager. » Voilà le genre de propos que tiennent certains des paysans présents à ce rassemblement sous les halles de Bourgoin.
De nouveaux renforts arrivent de tous les villages avoisinants, tout au long de la nuit. Au petit matin du 28, le sous-lieutenant de la maréchaussée, renonçant à faire disperser la troupe, décide au contraire de l’éloigner de la ville. Il ordonne au tambour de battre le rappel et entraine le groupe d’émeutiers sur la route de Lyon. C’est là le début d’un périple assez violent qui va durer plusieurs jours pour cette bande, qui verra ses effectifs grossir ou diminuer selon les moments. Selon le degré d’énervement des paysans, et l’accueil reçu dans les différents châteaux qui vont être visités, on se contente de brûler les registres, les fameux terriers, ou bien l’on saccage tout, sans beaucoup de discernement, et l’on incendie les bâtiments. Les émeutiers font parfois preuve d’une grande naïveté, renonçant à attaquer telle ou telle propriété, parce qu’elle appartient à « notre bien aimé Roy Louis ». L’un des châteaux proche de Bourgoin est ainsi préservé, puisqu’il s’agit d’une propriété royale et que « le Roi ne veut pas le malheur de son peuple » expliquent quelques notables fins diplomates !
Il est vrai que le prestige du Roi est encore grand dans les campagnes, et la colère des paysans est surtout dirigée contre les nobliaux locaux, les accapareurs de terre et de grain. Ceux qui ont lu les différentes chroniques que j’ai consacrées aux soulèvements populaires en France, sous l’ancien régime, noteront sans doute que ce n’est pas la première fois que cet état d’esprit se manifeste. Les « vilains », les « croquants », les « gautiers » se sont acharnés après les intendants du roi, les collecteurs d’impôts, les officiers, en faisant toujours preuve d’un grand respect pour sa majesté royale. En juillet 1789, même si elle ne perdurera pas, cette mentalité est toujours bien présente.
La naïveté c’est parfois l’abandon de l’objectif que l’on s’était fixé, simplement parce que l’un des serviteurs du seigneur, plus malin et surtout plus courageux que son maître réfugié dans les bois voisins, conduit les assaillants droit dans les caves, ou leur remet, après un discours plus ou moins moralisateur, quelques sacs d’écus à se partager. Mais dans l’ensemble, les dégâts sont considérable et le secteur géographique où va opérer cette bande partie de Bourgoin le 28 juillet est important. Une douzaine de bâtisses au moins sont incendiées : le château de Vaulx, premier objectif de la troupe, brûle entièrement ; une dizaine d’autres, principalement dans le Nord-Isère, partiront en fumée ; d’autres sont sérieusement endommagés, mais dans la plupart des cas on se contente de piller et de brûler les archives. La troupe que l’on appellera par la suite « bande de Bourgoin » ou « les incendiaires de Vaulx », est de loin la plus excitée et celle qui commettra le plus de dégâts. La situation dégénère en effet rapidement dans le Nord du Viennois, et pendant plusieurs jours, il semble bien que le pouvoir régional, aussi bien du côté de Lyon que de Grenoble ait perdu tout contrôle sur les événements. Tous les émeutiers ne se comportent pas de la même façon ; dans les Terres Froides, au Sud de Bourgoin, l’action entreprise par les paysans en colère est beaucoup plus organisée et réfléchie… Nous en parlerons dans la seconde partie de cette étude.
(à suivre)
Notes : les sources documentaires qui m’ont permis de réaliser ce travail sont nombreuses. Je me suis référé en particulier au livre de Pierre Connard, « La peur en Dauphiné », à divers articles anciens de la revue « Evocations », ainsi qu’au texte rédigé par Daniel Herrero sur le site de la municipalité de Nivolas Vermelle. C’est à cette étude que j’ai emprunté la carte explicitant le cheminement de la rumeur, publiée ci-dessous. Les historiens régionaux (Louis Comby, Paul Dreyfus entre autres) ne font en général que de brèves allusions à ces événements, préférant détailler la journée des Tuiles ou l’Assemblée de Vizille, sur lesquelles le jugement porté est globalement plus positif… L’illustration n°5 est un extrait de la carte de Cassini datant du milieu du XVIIIème siècle. Même agrandie elle reste peu lisible. Je vous conseille de vous reporter au site de l’IGN où elle peut être étudiée plus en détail. Vous pourrez alors juger du nombre impressionnant de gentilhommières (simples fermes fortifiées, manoirs, châteaux…) existant dans la région… Commencez par chercher « Bourgoin » dans la localisation. Pour rendre la carte lisible il faut réduire à 0% les couches « photo aérienne » et « carte IGN » puis ramener l’échelle à la taille « ville » ou juste en dessous.
2 Comments so far...
patrice Says:
12 février 2012 at 10:23.
On spéculait déjà sur les céréales à cette époque, mais ça se passait en France. Aujourd’hui c’est au niveau mondial que ça se passe. Quand est ce que les peuples vont comprendre et réagir?…
Thomas Says:
24 septembre 2019 at 10:07.
Merci mon Paul, tu nous as mis bien pour l’exposé.