13 février 2012
La Grande Peur en Bas-Dauphiné (suite)
Posté par Paul dans la catégorie : tranches de vie locale; Un long combat pour la liberté et les droits .
Deuxième partie : expansion des troubles et répression
Les premiers émeutiers, partis de Bourgoin vers le Nord, en direction de Lyon, constituent une bande importante (plusieurs centaines de participants) dont les agissements sont plutôt violents. Pendant plusieurs jours ils vont mettre à sac bon nombre de châteaux, et en incendier une dizaine environ. Cet épisode violent va se conclure de façon sanglante lorsque les paysans vont être arrêtés par les troupes dépêchées par les notables lyonnais : miliciens et dragons vont mettre un terme à l’expédition. L’affrontement a lieu dans les environs de Crémieu, à Meyzieu plus précisément. Cette bande n’est pas la seule à opérer, même si c’est finalement elle qui cause le plus de dégâts (nombreux pillages en plus des demeures incendiées) et qui laissera le plus de marques dans les récits de ceux qui vont se charger ensuite d’analyser cette « grande peur » en Bas-Dauphiné.
L’émoi est grand dans toute la région du Viennois, pas seulement dans le Nord : d’une part, la rumeur de brigandage continue à se propager à travers les Terres Froides, en direction de la vallée du Rhône ; d’autre part, les succès remportés sont vite colportés et incitent les paysans d’autres secteurs à faire aussi le « ménage » dans les archives seigneuriales. Très vite, d’autres bandes se rassemblent, à Bourgoin et dans les villages environnants. Un vent révolutionnaire se met à souffler avec vigueur et affole les gros propriétaires. La seconde vague de troubles se déroule de façon différente et prend aussi une beaucoup plus grande ampleur : les agissements des paysans en colère sont plus raisonnés, plus méthodiques et généralement moins violents (à partir du moment où ils obtiennent satisfaction à leur principale revendication, à savoir la remise des terriers qui sont immédiatement brûlés).
Dans les Terres Froides, à Virieu, à la Côte Saint André, dans les environs de Morestel, de La Tour du Pin, de Vienne…, les paysans font preuve de la plus grande ténacité dans leur démarche, allant jusqu’à exiger la présence à leur tête d’un notable chargé de leur lire les documents qui leur sont présentés, afin de contrôler leur validité. Lors d’une première visite au château de Cuirieu, par exemple, on leur remet des papiers sans aucun intérêt, pour les leurrer ; conscients qu’ils ont été dupés, ils reviennent le lendemain, accompagnés d’un notaire, pour être sûrs d’avoir les bons documents. On lit attentivement ce qui est écrit sur les liasses de papiers avant de brûler. Parfois, lorsque les registres ne sont pas sur place, on négocie, on accorde un délai en échange d’une promesse, mais jamais on ne renonce et les gestes brutaux sont plutôt rares.
Le nombre de châteaux « visités » augmente considérablement, ainsi que la peur de leurs propriétaires. Ceux-ci se contentent, bien souvent, d’abandonner les lieux. Les plus malins restent, négocient et s’en sortent souvent dans de meilleurs conditions que les fuyards. Face à la colère du peuple des campagnes, ils n’ont bien souvent que peu de moyens à opposer. Les paysans sont sûrs de leur bon droit. «Toutes nos représentations, déclarent dans leur procès-verbal, le chevalier et la demoiselle de Gumin, devenant inutiles à cet égard, et témoins des excès et des actes de violence commis en pareil cas dans tous les châteaux des environs, effrayés en même temps de leurs terribles menaces, nous leur avons montré une véritable disposition de céder à la force armée ». Chose surprenante, pendant plusieurs jours, les émeutiers ne rencontrent que peu d’opposition, à part une ou deux interventions de dragons, notamment à Saint Georges d’Espéranche. Si les propriétaires sont motivés pour se mobiliser, il leur faut une troupe pour agir et les milices sont peu sûres. L’exemple de la première intervention décidée par les autorités provinciales à Grenoble est tout à fait parlant.
La population des villes, en particulier les gens du peuple, prend largement fait et cause pour les paysans révoltés et les parlementaires hésitent à envoyer la milice dans les campagnes. Dès le 29 juillet, à Grenoble, l’émoi de la population est très grand et les notables s’avèrent incapables de prendre la moindre décision. On craint que la révolte ne gagne la ville. Les citoyens réclament des armes et de la poudre ; on se garde bien de leur en fournir, car on ignore totalement quel usage ils comptent en faire. Le 30 juillet, dans l’après midi, le comité des douze qui détient l’essentiel des pouvoirs se décide enfin à envoyer des troupes dans le Nord de la province. Un détachement de 100 Suisses et de 70 miliciens se déplace en direction de Moirans, village où la jonction doit s’opérer avec d’autres soldats venus de Valence et Romans. On nomme à la tête de ce détachement hétéroclite, Mr de Frimont, maréchal des camps et armées du roi. L’accueil réservé à la troupe dans le village de Moirans (qui ne se situe pourtant pas dans la zone insurgée) est plutôt hostile. Les habitants traitent les miliciens de « garde-châteaux » et les houspillent sans arrêt. Le 31 au matin, une partie de la milice annonce qu’elle n’ira pas plus loin et qu’elle plie bagage pour revenir à Grenoble. Au retour de ces soldats, le désordre s’accroit dans les rues. On menace de mort les miliciens qui voudraient partir à nouveau et l’on exige que le comité rappelle les soldats qui ont continué à faire mouvement et stationnent maintenant à Rives. Les « gens de bien » prennent peur et plusieurs familles partent se mettre à l’abri en Savoie. L’insurrection va-t-elle se propager en ville ? Les habitants de Vienne et de Crémieu témoignent également d’une grande sympathie à l’égard des insurgés, et les autorités, craintives, ne savent plus sur quel pied danser. A Bourgoin et dans les autres bourgades, les notables attendent l’arrivée de la troupe envoyée de Grenoble pour agir. Ils déchantent rapidement car, entre-temps, les soldats de Mr de Frimont ont fait demi-tour et ont été rappelés sur Grenoble.
Durant cette première période de trouble, jusqu’au dernier jour de juillet, la seule intervention militaire efficace a lieu à Meyzieux, au Nord, contre la bande de Vaulx. Les dragons de Monsieur, appuyés par trois compagnies de volontaires nationaux (constituées de fils de bonnes familles de la ville de Lyon, rêvant d’en découdre avec la populace) sont envoyés au secours des châteaux du secteur de Crémieu. La bonne société lyonnaise, après avoir accueilli plusieurs nobles réfugiés en ville suite à l’incendie de leur château, a fini par s’émouvoir grandement. L’expédition militaire est brutale mais efficace. Elle met un terme aux agissements de la bande qui sévissait dans le Nord de la Province. Les Dragons ont fait une vingtaine de prisonniers et ont tué et blessé bon nombre d’insurgés. Les autres s’enfuient et regagnent leur foyer. Pour des raisons de juridiction, les prisonniers sont conduits à Vienne. La pression populaire les fera relâcher les jours suivants.
La seconde vague répressive, à partir de la mi-août, après les derniers soubresauts révolutionnaires, sera beaucoup plus sévère. La majorité des députés, à l’assemblée nationale, si elle entend bien réduire les pouvoirs du Roi, ne songe aucunement à laisser le Tiers-Etat prendre ses aises. Les « beaux-parleurs » en robe de l’assemblée de Vizille, depuis qu’ils sont installés dans la capitale, ont quelque peu modéré leurs propos. Les informations concernant les troubles dans le Viennois sont parvenues à Paris. D’autres insurrections ont eu lieu en divers points du territoire et il n’est pas question de laisser l’épidémie de révolte se propager. La réaction du comité exécutif de l’Assemblée ne se fait pas attendre. L’ordre doit régner dans les provinces et la loi doit être appliquée avec sévérité. Suite aux fameux événements de la nuit du 4 août, d’importantes concessions ont été faites au Tiers-Etat, en particulier la fameuse « abolition des privilèges », et la colère paysanne n’a plus lieu d’être. Beaucoup de députés estiment qu’on est allé déjà beaucoup trop loin et il n’est plus question de nouvelles « avancées ».
Retour dans le Viennois : si les troubles ont cessé au Nord, ils se poursuivent ailleurs, et les esprits ne sont pas du tout calmés, que ce soit dans les Terres Froides ou dans les environs de Vienne… L’insurrection menace de s’étendre plus au Sud dans la vallée du Rhône en direction de Valence et de Montélimar.
Le 3 août, à Virieu, malgré la présence de soldats et de nombreuses tentatives de conciliation, les paysans brûlent méthodiquement les registres. Cet acte est perçu comme un ultime outrage par la Commission Intermédiaire à Grenoble. Celle-ci a remplacé le comité des douze qui s’est auto-dissous ; dans un premier temps la nouvelle commission a prôné la conciliation, puis, après les événements de Virieu, et l’arrivée de nouvelles instructions depuis la Capitale, elle opte pour une politique de répression sauvage. A partir du 6 août, « ayant vu avec la plus grande tristesse, que ses démarches n’ont pas eu jusqu’à ce jour le succès qu’elle avait lieu d’attendre […], répondant aux exhortations et aux prières des membres du parlement, dont beaucoup de membres ont souffert des pillages », elle prend des mesures énergiques.
Un nouveau bataillon est constitué à Grenoble, avec des éléments jugés plus sûrs, et confiée aux ordres de Mr de Frimont. Il est chargé de rétablir l’ordre par tous les moyens et de châtier les coupables. Ceux qui acceptent de restituer les biens volés, ou qui aideront au retour de l’ordre par leurs témoignages, seront traités avec bienveillance ; les autres seront châtiés en conséquences de leurs fautes.
Je ne vous conterai point les différentes étapes de cette répression. L’épisode ne ressemblant que trop, à mes yeux, à ce qui s’est passé lors des campagnes pour mater les émeutes populaires tout au long du « grand siècle ». Sachez seulement qu’elle sera conduite parfois avec une sauvagerie qui inquiétera même les notables en place dans les bourgades. Les jugements sont sommaires ; les victimes sont soigneusement choisies : mendiants, personnes de mauvaise conduite, exclus des diverses communautés… A l’époque on n’a pas de « banlieues » sous la main, mais un nombre élevé de miséreux dans les campagnes… Les consignes sont cyniques : inspirer l’effroi mais non la révolte ; éviter de faire des prisonniers trop charismatiques ; procéder à des exécutions spectaculaires. On pend et on expose les cadavres dans les lieux où ont été commises les pires exactions, non loin des ruines fumantes du château de Vaulx ou de celui de la Saône, par exemple. On arrête massivement, au point que l’on ne sait plus où enfermer les prisonniers. Les condamnations sont sévères : peine de mort, galères, bannissement… Les nobles ont bien l’intention de faire payer les mécréants à l’aune de la trouille qu’ils ont eue… Les Commissaires, artisans de cette répression, ont pour nom Champel, Royer, Imbert des Granges, De Frimont (déjà cité)… Ils seront chaudement félicités pour la vigueur de leur travail. Il est difficile de dresser un bilan humain précis de cette « remise en ordre ». Ce qui est certain c’est que plus de 80 châteaux ont été attaqués. Mais, à part d’importants dommages matériels et l’incendie d’une bonne quantité de papiers nuisibles, les insurgés n’ont pas commis le moindre crime. On ne pourra pas en dire autant de leurs bourreaux.
Parallèlement à ces menées sanguinaires, la Commission Intermédiaire fait une large publicité aux lois du 4 août dont le texte est enfin parvenu à Grenoble. On fait imprimer des brochures, des placards qui sont affichés dans toute la province. Ce travail participe aussi du retour à l’ordre, du moins pendant un certain temps. On omet en effet de préciser à la population qu’en contrepartie de ces lois que la Noblesse et les gens de bien ont dû accepter sous la contrainte, d’importantes compensations leur ont été accordées et surtout des délais dans l’application de la loi. Nombreux sont les paysans dauphinois qui vont avoir une mauvaise surprise lorsqu’ils vont vouloir s’appuyer sur ces écrits pour échapper au paiement des baux… Cette découverte va rallumer un certain nombre de foyers de révolte dans les mois et les années qui vont suivre, mais la « Grande Peur » de juillet 1789 appartient déjà au passé.
La remise en ordre de la Province ne suffit pas à l’Assemblée Nationale. Celle-ci veut « remonter à la source des désordres et pourvoir à ce que les chefs des complots soient soumis à des peines exemplaires. » On croit au complot. On estime impossible que de tels troubles aient pu avoir lieu sans qu’il y ait un plan secret, des conspirateurs, des meneurs. Monsieur de Clermont-Tonnerre, président de cette assemblée, ordonne qu’une enquête soit diligentée pour trouver des responsables. Nul ne veut admettre que de tels événements se soient produits sur la base de simples rumeurs se propageant spontanément dans un terreau rendu fertile par la misère du peuple. Des commissaires enquêteurs sont donc nommés à Grenoble. Ils vont se rendre sur place, à Bourgoin, à Virieu, à Crémieu, à Morestel et ils vont interroger les témoins, recouper les informations, essayer de trouver une logique, un fil conducteur. Ils vont travailler d’arrache-pied pendant un certain temps, avant de renoncer, purement et simplement à rendre des conclusions, car, hormis les causes énoncées au début de ce billet, il n’y a rien de plus à énoncer.
La situation va rentrer dans l’ordre, pour quelques temps, en Dauphiné. Puis très vite, le peuple des campagnes va s’apercevoir qu’une fois de plus, il s’est fait gruger, et d’autres troubles se produiront. Alors que la province pourrait tirer une certaine fierté des événements qui se sont déroulés en juillet 89 et qui ont, finalement, eu autant d’importance que la journée des Tuiles à Grenoble, ce n’est pas ce qui va se passer. Nombre d’historiens régionaux vont reléguer ces agissements de la « populace » au simple rang de « banditisme », n’hésitant pas, parfois, à parler de honte et d’épisode peu glorieux de l’histoire locale. Il est vrai que les agissements souvent déraisonnés des plus pauvres ne réjouissent guère « les âmes bien nées ».
Notes – la dernière illustration (que l’on peut agrandir par double clic) est une reproduction du jugement condamnant deux paysans d’Artas et de Saint Agnin à être exécutés par pendaison. Source du document : article historique sur le site de la mairie de Nivolas Vermelle, rédigé par Daniel Herrero, et fournissant de nombreuses informations complémentaires et passionnantes à cette chronique. Les cartes postales reproduites plus haut proviennent de la collection de l’auteur. L’origine précise des gravures concernant les uniformes militaires, milicien et dragons, n’est pas connue.
Post scriptum – Ceux qui persistent à penser que nous n’avons aucune leçon à tirer de l’histoire, ceux qui ne voient pas le rapport entre cette chronique et l’actualité, feraient bien de s’intéresser à ce qui se passe pas très loin de chez eux, en Grèce par exemple. Observez bien le déroulement des événements à Athènes et ailleurs : le pire est devant nous. L’outrecuidance de la bourgeoisie et de la noblesse en 1789 n’était qu’une pâle copie de celle des larrons qui nous gouvernent. Une nouvelle nuit du 4 août, mais à l’inverse de la précédente pourrait-on dire sans craindre d’exagérer.
3 Comments so far...
Phiphi Says:
14 février 2012 at 13:41.
Merci Paul.
J’ai bien peur d’être d’accord avec ce que tu écris dans le post scriptum
Patrick Perrusset Says:
3 février 2015 at 11:42.
Votre première photo n’est pas celle du château de Meyzieu mais de la première Mairie école.
Pour en savoir plus sur le château de Meyzieu
Page du site du GEHCM
http://www.gehcm.fr/66-le-chateau-de-la-verpillere.html
Livre d’Henri Charlin : Autour du château de Meyzieu Edition Bellier
Autres sources et détails sur la grande peur à Meyzieu dans les écrits de Mr Charlin
a) Meyzieu 1788-1794 Investigations à travers les archives de la ville de Meyzieu Imprimerie de l’Est lyonnais 07/1991
b) Meyzieu et sa région Actes des journées d’études 1987 Imprimerie DELTA
Paul Says:
4 février 2015 at 12:16.
@ Patrick Perrusset – Merci pour toutes ces précisions qui me seront utiles pour des recherches ultérieures.