29 février 2012
Le grand et admirable royaume d’Antangil
Posté par Paul dans la catégorie : les histoires d'Oncle Paul; Mondes imaginaires .
Première Utopie française, au XVIIème siècle
« Le grand et florissant royaume d’Antangil, inconnu jusqu’à présent aux anciens historiens et cosmographes, mais toutefois très fameux aux régions de Chine, Taprobane et Java, est situé au Sud de la grande Jave ; sa longueur s’étend de six degrés par deça le tropique de Capricorne et l’Ouest vers le pôle antarctique jusqu’au 50ème degré, ce qui ferait 22 degrés en tout, revenant à 330 lieues. Sa largeur est d’un peu moins de deux cents, réellement que la figure est comme carré longuet et contient de tour mille soixante lieues. Il est limité du côté de notre Pôle de la grande mer des Indes. De l’Antarctique de certaines hautes montagnes toujours pleines de neige, nommées Sariché, habitées de gens fort barbares et cruels. De l’Est, d’un grand fleuve nommé Larit, qui va tomber en la mer des Indes. De l’Ouest, d’un autre fleuve nommé Bachi. Par le milieu se fait un grand golfe nommé Pachinquir, lequel s’étend jusqu’à cent lieues dans les terres, faisant plusieurs belles anses, ports, rades et îles. Sa largeur est de dix-sept lieues, recevant quatre grands fleuves, lesquels après avoir couru la plupart de ce Royaume se dégorgent « en icelui » : ce qui le rend merveilleusement fertile, plaisant & agréable, pour être tous navigables & d’une longue course, avec mille autres petites rivières, fontaines, lacs et ruisseaux… »
Ce texte constitue le premier paragraphe du premier chapitre d’un étrange ouvrage, publié au début du XVIIème siècle, en 1616, intitulé « le grand et merveilleux royaume d’Antangil », et portant, comme signature, les initiales I.D.M.G.T. L’ouvrage est préfacé à destination des « Très hauts, très puissants et très illustres Seigneurs, Messieurs les Etats des Provinces Unies du Pays Bas ». L’identité réelle de celui qui se cache derrière ces initiales fait débat parmi les historiens. On attribue généralement cet ouvrage à un certain Joachim du Moulin, gentilhomme tourangeau. A l’appui de cette hypothèse, le fait que le livre ait été édité à Angers. D’autres auteurs font référence à Jean de Moncy, maître d’école à Tiel en Hollande. Rien de vraiment probant ne permet véritablement de valider un choix plutôt qu’un autre. Cela fait un siècle exactement qu’a été publiée la première édition de l’Utopie de Thomas More (1516). Il a fallu un délai assez long pour que l’auteur anglais fasse des émules en France, et Antangil est considéré comme la première création d’une utopie en langue française (si l’on fait exception de l’abbaye de Thélème de François Rabelais ; son « Pantagruel » est avant tout une biographie d’un personnage imaginaire, plus que la description d’un royaume). De nombreuses autres suivront au cours du XVIIème siècle (la Cité du Soleil, les Etats de la Lune, les Sévarambes…) et encore plus au siècle des lumières (Libertalia, Voyage au pays de Houyhnhnms, le pays des Gangarides…).
Une petite remarque avant de rentrer dans le vif du sujet : ces univers « sur mesure » créés par des cerveaux imaginatifs me fascinent, même si peu d’entre eux ne me donnent ne serait-ce que l’envie d’y faire une brève excursion. Ai-je été marqué, dans mon jeune temps, par la lecture de certains ouvrages de Jules Vernes, dont la célèbre « Ile mystérieuse » ? Est-ce parce qu’à mon tour, dans ma période « jeu de rôles », je me suis livré avec délices, à cet exercice amusant consistant à jouer au deus ex machina, en créant un univers médiéval assez complet, avec l’aide d’un ami cartographe ? En tout cas, c’est toujours avec un grand plaisir que je me plonge dans ce « guide de nulle part et d’ailleurs » qui trône en bonne place dans l’étagère en dessus de mon bureau. On parcourt quelques pages, puis on part à la dérive sur l’océan, vers Antangil par exemple, le monde dont nous allons parler par la suite…
Bien que l’on ait des doutes concernant l’identité de l’auteur, l’étude du monde qu’il a créé et des valeurs qu’il développe, permet quand même de se faire une idée de sa personnalité. Il appartient, avec certitude, à la religion réformée ; s’intéresse à la géographie et aux voyages de découverte qui ont été réalisés pendant la période de la Renaissance ; se passionne pour la question militaire, puisqu’un tome complet de son ouvrage est consacré à l’organisation et au fonctionnement de l’institution militaire « antangilienne »… Dans les cinq tomes de son œuvre, Joachim du Moulin (je retiendrai ce nom pour plus de commodité, avec les réserves que j’ai indiquées) présente un fonctionnement détaillé de son utopie, après avoir fait, dans la première partie, une description géographique assez sommaire de l’île. Ce tome 1 comprend une carte, assez complexe, dans laquelle les noms de lieux sont indiqués par des numéros. Elle est donc accompagnée d’un index détaillé permettant de repérer villes, villages, et principales curiosités naturelles. Après la géographie, l’auteur détaille, dans les tomes suivants, le mode de fonctionnement des institutions politiques, les croyances religieuses et le système social. Son étude couvre de nombreux domaines, de l’éducation des jeunes aux conditions d’exercice de la religion, en passant par la façon de voyager. L’organisation militaire occupe, comme je l’ai dit plus haut, un tome complet à elle seule. Nous allons essayer, dans la suite de ce billet, de voir quelles sont les particularités d’Antangil et les idées novatrices, par rapport à son époque, que Joachim du Moulin a voulu faire connaître à ses lecteurs. L’ouvrage ne semble en effet pas avoir été rédigé dans un but récréatif, mais bien avec l’intention de suggérer un certain nombre de réformes dans l’organisation sociale du Royaume de France.
A l’époque où est publié ce livre, l’Australie n’a pas encore été découverte, mais de nombreux géographes sont convaincus qu’il existe, dans l’océan Pacifique, un continent dont la masse équilibrerait les étendues de terre de l’hémisphère Nord. La certitude quant à la présence d’un vaste continent austral est telle qu’à la fin du XVIème siècle, plusieurs géographes représentent un continent « hypothétique » sur leur mappemonde. C’est le cas du savant belge Abraham Ortelius, dont on peut admirer l’ouvrage en incise dans ce paragraphe. Il n’est donc pas étonnant qu’Antangil se situe dans les mers australes. Les dimensions du royaume n’ont cependant rien à voir avec l’énorme « banane » imaginée par Ortelius. L’auteur rappelle sans cesse au long de son propos le côté merveilleux du pays, la beauté du paysage magnifiée par l’intervention habile de l’homme : de nombreux détails, comme les quatre fleuves par exemple, rappellent la description du jardin d’Eden. Dans un lieu aussi agréable à vivre, le climat ne peut être que d’une infinie douceur et d’une grande variété. L’étendue du Royaume permet au voyageur de passer fort commodément d’une saison à une autre : étés marqués par de douces chaleurs, hivers rigoureux, printemps et automnes ensoleillés se côtoient à chaque instant de l’année. Une telle variété incite au voyage, et tout est prévu d’ailleurs pour que celui qui parcourt les routes soit bien accueilli. Il existe grand nombre d’auberges et d’hôtels bien aménagés, dans lesquels les prix sont affichés, précise l’auteur, afin que nul ne puisse être victime d’une quelconque malhonnêteté. Les lieux à visiter ne manquent pas, de l’étonnant volcan qui surplombe l’île Corylée, au Sud-Ouest, aux eaux merveilleuses du grand lac Bacico. La capitale, Sangil, se dresse non loin des rives de ce plan d’eau. Le Roi et les familles nobles qui vivent dans la capitale, apprécient de séjourner dans les îles merveilleuses qui se trouvent au milieu du lac. Sangil est une ville agréable qui offre à ses visiteurs de nombreuses récréations.
Les amateurs d’une flore et surtout d’une faune exotique ne seront pas déçus lors de leurs excursions. On trouve dans le golfe de Pachinquir, d’étranges créatures. L’une d’entre elles, tout à fait inoffensive, a un corps de cheval, recouvert à moitié de poils et d’écailles, avec une tête de lion. Cet animal hybride se déplace à grande vitesse, aussi bien dans l’eau que sur terre, et peut donc attraper facilement n’importe quelle proie. Comme il préfère le poisson à la viande, on ne le rencontre que très rarement dans l’intérieur des terres, bien qu’il apprécie beaucoup la compagnie de l’homme qu’il n’attaque jamais. On assiste parfois à des combats entre cet animal et une sorte d’énorme crocodile. La majorité de la faune ressemble à celle de nos contrées, mais, de façon générale, les animaux sont de plus grande taille ; les élans sont facilement de la grosseur de deux chevaux et les ours blancs et bruns sont des adversaires redoutables. Les espèces d’oiseaux sont innombrables, et la variété des climats permet d’observer aussi bien des oiseaux de paradis, que des perroquets, des aigles ou des cormorans. Mais, plus qu’à l’exotisme des paysages et aux mœurs de ses habitants, c’est surtout le fonctionnement politique de cette utopie que je voudrais m’attacher à décrire…
Il y a deux mille deux cent ans de cela, le Royaume d’Antangil était gouverné par toutes sortes de rois et de princes qui ne s’entendaient point, se faisaient sans cesse la guerre et gouvernaient fort mal. Le pays était dans un état désastreux ; les terres étaient mal cultivées et le peuple fort malheureux. Un jour, les habitants les plus avisés du royaume, princes comme gens du commun, se réunirent et décidèrent de réorganiser le pays pour que cesse un tel désordre qui leur déplaisait tout autant qu’à Dieu. Ils discutèrent longuement et mirent au point les règles de gouvernement qui sont en cours aujourd’hui et ont fait à nouveau la prospérité du pays. Tout le continent est réuni en un seul et unique royaume partagé en cent vingt provinces. Les maisons de toutes les villes et villages sont regroupées par unités de dix, cent, mille ou plus selon la taille des bourgs. Dans chaque groupe d’habitations, le père de famille le plus avisé, reçoit le droit de commander les dix autres et de veiller à ce qu’il n’y ait aucun conflit, à ce que chacun travaille comme il le doit et respecte les règles de bon voisinage. Il reçoit le titre de dizainier, et en cas de problème, peut faire appel au centenier, élu par neuf autres dizainiers comme lui… et ainsi de suite… Selon l’ampleur du problème on peut faire intervenir le millénier ou le dixmillénier, chacun étant habilité à démêler des situations de plus en plus complexes. Pratiquement au sommet de cette pyramide sociale se trouve le « Conseil des Etats », sorte de parlement rassemblant 360 conseillers. Chaque province en désigne trois, un noble, un citoyen de ville et un de village. Ce conseil sert d’intermédiaire dans les deux sens entre les provinces et le Roi. Chacun des conseillers ainsi désigné porte sur ses vêtements les couleurs de sa province, mais son mandat électif est limité à un an « pour éviter la corruption qui se glisse par la trop longue prolongation des états et des offices, mais aussi pour rendre plus de gens capables de manier les affaires et faire reconnaître par l’administration de celles-ci leur valeur et leur mérite. » On notera deux choses : d’une part l’avancée dans les idées politiques de l’époque que représente un tel organigramme social ; d’autre part le fait qu’il y a, dès le XVIIème siècle, des gens conscients du fait que celui qui détient le pouvoir tend à le conserver par tous les moyens. Joachim du Moulin pousse le souci du détail assez loin : pour éviter les débats interminables et les dissensions, les membres du Conseil des Etats élisent en leur sein une assemblée plus réduite : le Sénat. Les sénateurs sont au nombre de cent et sont choisis non parmi les plus riches, insiste l’auteur, mais parmi les plus compétents et les plus honnêtes. Ils doivent être âgés d’au moins quarante ans car « la jeunesse n’est nullement propre à gouverner mais plutôt à précipiter… »
Antangil reste une monarchie, mais le titre de Roi est essentiellement une fonction de prestige. Il est élu parmi les sénateurs et ne contrôle qu’un budget limité alloué chaque année. Il n’a pas son mot à dire en ce qui concerne le budget de la nation qui est géré par l’assemblée. Le Royaume possède de nombreuses richesses. L’exploitation de l’or, de l’argent, du cuivre… que l’on trouve dans les hautes montagnes, ainsi que la commercialisation des perles, assure au pays un revenu important, et permet de maintenir les taxes à un niveau très bas. Cette richesse profite donc au peuple. Le Roi ne peut en aucun cas en faire usage à sa guise. C’est l’assemblée qui décide, dans l’intérêt général, de quelle manière seront gérées les ressources. Le roi ne peut non plus intervenir dans le cours de la justice ; il n’a pas le droit de faire emprisonner ou punir d’une quelconque manière un habitant du Royaume. Puisque la mission qui lui est dévolue est surtout une fonction de représentation, le roi, comme tous les membres des assemblées, possède une tenue d’apparat lorsqu’il se présente en public. Joachim du Moulin accorde beaucoup d’importance à ce type d’informations, et le costume du roi est longuement décrit : robe de toile d’or, cramoisie, brodée, chemise de soie, pantoufles de toile d’or, couronne ornée de diamants et sceptre également orné de pierres précieuses… Lorsqu’il se déplace dans les rues de la capitale, il est précédé et suivi par une cohorte de soldats, de gentilshommes et de musiciens. En conclusion, le roi n’est point là pour gouverner, mais pour faire plaisir aux peuples des provinces dont il faut respecter les coutumes. Le peuple aime le spectacle qu’offre la monarchie, mais n’apprécie pas forcément les diktats contraires à ses intérêts ! L’auteur consacre un nombre important de pages à décrire tous les rituels qui rythment la vie quotidienne du monarque, ainsi que la splendeur du décor dans lequel il évolue (Versailles et la galerie des glaces ne sont pas loin !).
Le fonctionnement du système judiciaire d’Antangil ne manque pas d’originalité non plus : les magistrats sont tirés au sort. Les noms des personnes les plus sages du royaume, remarquables pour leur piété, leur sincérité et leur intégrité de vie, sont placés dans trois caisses distinctes : futurs présidents dans la première, conseillers dans la seconde, avocats et procureurs dans la dernière. On choisit ainsi tout d’abord les magistrats de la capitale, puis ceux des différentes provinces, en veillant à ce que chacun exerce ses prérogatives dans une région dont il n’est pas originaire. La justice n’intervient qu’une fois que les tentatives de conciliation au niveau des dizainiers et des centeniers a échoué. Mesures d’avant-garde pour l’époque, la torture est interdite, de même que l’exposition prolongée des corps des condamnés exécutés. Le système de calcul et de paiement des impôts est très équilibré. L’auteur décrit minutieusement le mode de collecte des diverses taxes. Celui-ci est très codifié puisque même les honoraires perçus par chacun des intermédiaires est fixé d’avance.
De nombreux autres détails dans l’ouvrage de Joachim du Moulin témoignent de son imagination et permettent de juger à quel point « Antangil » a été rédigé en réaction contre les multiples excès de la monarchie absolue qui s’installe comme système dominant dans un bon nombre de pays d’Europe. L’auteur n’a pas voulu rédiger un pamphlet vengeur contre la société de son époque, mais il a cherché, avec diplomatie, à proposer un certain nombre de garde-fous contre les travers de plus en plus nombreux qui entravent, à ses yeux, le fonctionnement idéal du royaume : corruption, servilité, incompétence, mesquinerie… sont autant de tares que le modèle de gouvernement imaginé pour Antangil tend à combattre. Rien de bien révolutionnaire dans l’absolu, mais des idées fortement novatrices si l’on se place dans le contexte de l’époque. Nul doute que le système administratif de la justice et des finances proposées dans son livre aurait sans doute mieux fonctionné que ce qui se passait dans la réalité en France, en Espagne ou ailleurs. Le rôle dévolu au peuple est également une grande nouveauté : la noblesse n’est pas remise en cause dans son statut, mais les multiples règles élaborées et longuement décrites dans les divers chapitres consacrés à la politique et à la justice garantissent aux petites gens un minimum de respect de leurs droits. Il ne nous reste plus qu’à espérer voir naître un jour une grande et belle utopie pour le XXIème siècle. Même s’ils ne sont pas comparables en tout point, les travers des élites dirigeantes et la misère de certaines populations un peu partout sur la planète, rappellent bien des mauvais souvenirs !