19 mars 2012

« Max Havelaar », un roman avant d’être un label

Posté par Paul dans la catégorie : les histoires d'Oncle Paul; Petites histoires du temps passé .

Le label commerce équitable « Max Havelaar » est assez célèbre, surtout depuis que les produits ainsi référencés, notamment cafés et chocolats, sont commercialisés dans le réseau des grandes surfaces. L’origine de cette dénomination est par contre moins connue, notamment en France. Il ne s’agit nullement d’un hommage rendu à une quelconque personnalité ayant œuvré directement pour la mise en place des réseaux de commerce équitable, mais d’une allusion directe à un roman éponyme, très célèbre au Pays Bas, et rédigé par un écrivain libertaire, Multatuli, au milieu du siècle dernier. Multatuli est un nom de plume, emprunté au latin : « J’ai beaucoup souffert ». L’auteur du livre s’appelle en réalité Eduard Douwes Dekker. Il a été fonctionnaire pendant dix-huit ans aux Indes néerlandaises, avant de démissionner. A la suite de cette expérience, il a rédigé, en 1860, « Max Havelaar », un roman quasi autobiographique, ayant pour toile de fond les conditions de vie épouvantables des habitants des îles de Java (futurs Indonésiens), et pour trame la vie d’un fonctionnaire rebelle de l’administration coloniale luttant pour améliorer leur sort.

  Il n’existe pas de biographie complète de cet écrivain en langue française. L’ouvrage existant en néerlandais n’a jamais été traduit. On peut même se demander si la popularité de Multatuli aurait dépassé les frontières des Pays Bas, si le titre de son roman n’avait pas été choisi comme patronyme pour une organisation de commerce équitable mondialement connu. Des extraits de « Max Havelaar » ont pourtant été traduits en français, en 1901, aux éditions Mercure de France avec une préface d’Anatole France. D’après mes recherches (dont les résultats doivent être vérifiés) il faut attendre apparemment 2003 et le travail réalisé par Guy Toebosch et Philippe Noble aux Editions Actes Sud, pour qu’une version intégrale de l’ouvrage soit proposée aux lecteurs français. Au préalable seuls des « textes choisis » ont été édités. Cela explique sans doute que dans les dictionnaires de noms propres ou les encyclopédies, nulle mention ne soit faite de cet auteur, soit sous son nom d’état-civil, soit sous son nom de plume. Il faut dire qu’à la charnière entre le dix-neuvième et le vingtième siècle,  la thématique de l’œuvre n’était pas vraiment conforme aux velléités colonialistes d’une France dont le regard portait loin au-delà des mers.

 L’existence d’Eduard Douwes Dekker ne recèle pourtant rien de bien extraordinaire ni de bien mystérieux. Il est né le 2 mars 1820 à Amsterdam. Il est originaire d’un milieu modeste. Ses parents sont de religion mennonite (fraction de l’église réformée divergeant sur des points de doctrine importants avec la religion officielle). Son père est capitaine dans la marine marchande. Eduard, troisième enfant de la famille, reste à Amsterdam jusqu’en 1838. Il interrompt ses études à la fin du lycée, pour devenir employé de bureau. A l’âge de 18 ans, il suit son père et son frère aux Indes néerlandaises. Il travaille d’abord à la cour des comptes de Batavia, puis occupe différents postes au gré de ses mutations tout en grimpant peu à peu dans la hiérarchie administrative. Pour finir, il devient vice-résident à Ambon. Il se marie avec Huberte van Wijnbergen (à l’origine du personnage de « Tine » dans son roman). En 1852, il obtient un congé et il rentre à Amsterdam. C’est dans cette ville que nait son fils Eduard (Max dans le roman). Il repart en Indonésie en 1856, plus ou moins contre son gré (des ennuis financiers semblent avoir motivé sa décision). Le gouverneur général des Indes néerlandaises, qui apprécie son humanisme, le nomme vice-résident à l’Ouest de l’île de Java, dans la région très pauvre de Lebak. Ce n’est pas un cadeau que lui fait là le gouverneur… Eduard Douwes Dekker est sous les ordres d’un certain Brest van Kempen ; cet homme est un véritable despote qui soumet les habitants de la région à un régime de surexploitation et d’injustice caractérisées. Très vite, les deux hommes vont s’opposer. Douwes Dekker dénonce les agissements du Régent local, Raden Adhipatti Karta Natta Negara, qui se livre à des pratiques intolérables à l’égard de ses compatriotes, avec la complicité du Résident européen. L’administration coloniale hollandaise couvre ses responsables locaux et notre futur écrivain est déplacé d’office. Il refuse cette sanction et préfère démissionner de son poste et rentrer en Europe.

 Les excès auxquels il a assisté s’opposent trop à ses propres règles morales pour le laisser en repos. Il décide de témoigner de son expérience en rédigeant un roman se déroulant dans le pays où il a vécu une bon nombre d’années. Il ne peut rédiger une véritable autobiographie, et choisit plutôt une fiction ; beaucoup de faits énoncés dans « Max Havelaar » sont réels, mais les noms des personnages ou des lieux sont modifiés, pour que le livre ne soit pas censuré, et que le témoignage ne se retourne pas contre son auteur. L’ouvrage est terminé en 1859, à Bruxelles, ville où Multatuli, après pas mal de déplacements, a fini par se fixer. Il rédige plusieurs autres livres, parmi lesquels « L’école des Princes », une pièce de théâtre, connait un succès certain. A partir de cette période, sa vie est réglée par les principes moraux plutôt anticonformistes qu’il a adoptés au fil des années, et elle va être assez tumultueuse. Certains de ses détracteurs (et il n’en manque pas) vont faire les « choux gras » de sa vie sentimentale agitée, et de ses déclarations les plus « scandaleuses » pour s’en prendre à lui. Il n’en reste pas moins que l’impact de « Max Havelaar » roman pionnier parmi les écrits anticolonialistes, va être considérable. Le récit s’appuyant sur un ensemble de faits bien réels est poignant, et le style de l’auteur est apprécié pour sa simplicité, à un moment où la littérature néerlandaise est marquée par un certain maniérisme et beaucoup d’emphase. Malgré de nombreuses difficultés avec les éditeurs, les libraires, les critiques… son roman « Max Havelaar » obtient dans un premier temps un succès relatif. S’il lui permet de s’adonner pleinement au métier d’écrivain qu’il souhaitait exercer depuis son départ aux Indes, la publication du livre ne lui apporte aucune aisance financière, et Multatuli va avoir une existence difficile. Sa production littéraire sera toutefois assez conséquente : l’édition de ses œuvres complètes au Pays-Bas représente un ensemble de 14 volumes.

 Bien qu’il soit sous-titré « les ventes de café de la société commerciale néerlandaise », le roman de Multatuli décrit assez peu les mécanismes de culture et de commercialisation du café. Il s’intéresse plutôt aux conditions de vie des travailleurs exploités, et apporte peu d’informations sur les mécanismes commerciaux qui règlent le trafic de ce véritable or noir : prix de revient minimaux, profits maximaux (à l’heure actuelle le principe n’a guère évolué !). Si l’on changeait les noms des principaux personnages et le titre du livre on aurait à faire à un véritable récit/témoignage autobiographique. Au fil des pages, l’auteur décrit en effet avec beaucoup de réalisme, le parcours hérissé d’obstacles que doit affronter un fonctionnaire colonial. Son souhait de mettre fin aux injustices dont sont responsables les chefs d’un véritable réseau mafieux intégrant aussi bien les administrateurs blancs que les chefs locaux se heurte à une inertie et à une mauvaise foi écœurantes. Le système d’exploitation mis en place par les Hollandais repose sur une double structure administrative : les ordres émanent de fonctionnaires blancs, mais des responsables autochtones, choisis parmi les chefs tribaux, et caractérisés en général par leur absence totale de sens moral, sont désignés pour les faire appliquer (le Résident est blanc ; le Régent est indigène). Les « petits chefs » locaux sont parfois particulièrement zélés, comme c’est le cas dans le roman, et abusent scandaleusement de leur position hiérarchique. Ceci d’autant plus que l’administration ferme les yeux plutôt que de générer des conflits avec les populations locales. Certains critiques ont comparé le personnage de Max Havelaar à une sorte de Robin des Bois, cherchant par tous les moyens à lutter contre la misère grandissante des indigènes en dénonçant les colons exploiteurs. Le récit de Multatuli a entrainé par la suite un certain nombre de réformes dans le mode de fonctionnement de l’administration coloniale néerlandaise. Son travail est donc loin d’avoir été inutile.

 Si l’on veut comprendre en quoi le profil de l’auteur a tant excité la haine de ses contradicteurs, il est tout d’abord important de se rappeler que l’on se situe au milieu du XIXème siècle, période où le libertinage est parfaitement accepté, dans les milieux bourgeois, sous réserve que l’on s’abstienne de toute publicité et que les règles morales soient, en apparence tout au moins, respectées. Ce n’est pas le chemin que suit Multatuli qui, à l’opposé, n’hésite pas à exposer, à travers ses différents écrits, sa propre vision, totalement non conformiste, de la morale et des règles qui, selon lui, doivent présider aux rapports entre les individus des deux sexes. Multatuli ne se contente pas, en effet, de critiquer sévèrement les lois qui régissent le commerce colonial, et son propos va beaucoup plus loin qu’une simple indignation morale devant l’exploitation des indigènes par les colons. C’est l’ensemble de l’hypocrisie sociale qu’il remet en cause. Cette attitude l’amène à tenir – à haute voix – des propos que la frange la plus pudibonde de ses contemporains n’accepte pas. La conduite de Multatuli va faire l’objet d’une multitude de critiques, évoluant très vite en calomnies pures et simples. Ses idées sont déformées, ridiculisées et le personnage est trainé dans la boue par les critiques littéraires.Il va falloir un certain temps avant que les milieux intellectuels hollandais prennent conscience de l’apport important à la littérature nationale, que représentent les travaux de cet auteur. De nos jours, Multatuli est un personnage important en Hollande. Non seulement le titre de son principal ouvrage a été retenu comme logo par l’une des plus grandes organisations internationales de commerce équitable, mais de nombreuses publications sont consacrées à l’homme et à ses idées. A Amsterdam, il existe un musée consacré à Multatuli.

 En quoi le personnage a-t-il tant dérangé la classe politique et l’intelligentsia des Pays-Bas après son retour en Europe ? Sans doute, en premier lieu, par une vie conjugale non conforme aux bonnes mœurs… Multatuli vit dans une sorte de communauté avec deux compagnes et deux enfants. Cette union à trois est interprétée de façon très divergente selon les sources : recherche d’une harmonie nouvelle pour certains biographes, situation imposée « de fait » à son épouse légitime (Everdine Huberte – photo) qui souffrira beaucoup de cette situation selon d’autres témoignages. La manière provocante dont Multatuli raconte ses faits et gestes et dénonce la mainmise de l’Etat sur le comportement social privé des individus fait de lui l’un des grandes figures de l’anarchisme individualiste, courant de pensée qui sera revendiqué par de nombreux autres artistes à sa suite. Entre ces deux extrêmes, il semble évident que c’est surtout sa trop grande franchise que l’on reproche à l’auteur de « Max Havelaar ». Henry Poulaille dresse un portrait assez évocateur de l’écrivain néerlandais dans une préface qu’il a écrite en 1942 pour une nouvelle édition d’extraits du roman : « Iconoclaste, Multatuli n’avait aucun respect des usages sacrés, […] il avait la haine de l’hypocrisie et le mépris de toute abdication de l’individu. Loi, religion, morale, propriété, étaient autant de masques à arracher ». Ce propos peut être complété par l’opinion exprimée par Anatole France, préfacier de la première traduction française : « Ce par quoi Multatuli a charmé M. Alexandre Cohen [ndlr : traducteur], c’est son entière franchise et sa parfaite sincérité. Multatuli est un écrivain très extraordinaire : il dit ce qu’il pense. Il s’en trouve fort peu de cette sorte en Hollande et ailleurs. En tous pays, de tout temps, le nombre des hommes qui pensent est petit ; le nombre de ceux qui osent dire ce qu’ils osent penser est moindre. Ils n’y sont nulle part encouragés. La franchise est la moins sociable des vertus. »

Terminons par quelques citations de Multatuli, exprimant quelques unes ses idées forces :
«Il n’y a pas un seul individu qui ne serait regardé pour criminel s’il se permettait ce que l’Etat se permet.»
«Qui n’est jamais tombé n’a pas une juste idée de l’effort à faire pour se tenir debout.»
«C’est stupéfiant de voir le nombre de gens qui prennent le risque d’avoir des enfants. La pisciculture a ses spécialistes. Mais le premier venu a des enfants qu’il élève.»
ou encore : «Chagrin et joie dépendent plus de ce que nous sommes que de ce qui nous arrive.»
Lisez, relisez « Max Havelaar »… Cent cinquante années ont passé, mais certains écrits ne sont pas aussi déconnectés de l’actualité que l’on pourrait le supposer. Quant aux autres écrits de Multatuli, il y a fort probablement des idées intéressantes à y piocher ! Une autre chronique serait nécessaire pour discuter de la notion même de « commerce équitable » telle qu’elle est appliquée de nos jours. Je rassemble quelques docs à ce sujet, j’approfondis et j’aborde la question un de ces quatre…

NDLRMes sources : le site Rocbo.lautre.net a consacré plusieurs études richement documentées à Multatuli – l’éphéméride anarchiste sur le web – L’Encyclopédia Universalis – le roman de Multatuli « Max Havelaar ».
Les illustrations : la photo n°4 représente la maison de Eduard Douwes Dekker à Lebak ; elle provient des archives du musée Multatuli à Amsterdam de même que plusieurs autres clichés. la photo n°2 présente un portrait du Régent et de ses serviteurs – La photo n°6 est un portrait de l’épouse de Multatuli.

8 Comments so far...

Karl-Groucho D. Says:

19 mars 2012 at 17:52.

Vous roulez pour qui ?
Pas un mot sur le fait que cette « marque » s’autocertifie ? !
Il y eut un bon article dans La Canard Enchaîné, à ce sujet. Il en ressortait que l’organisme de certification est une filiale de la « marque » en question. Tout est dit. Mais tout est déjà dit quand on choisit d’approvisionner les grandes surfaces. Il vous est donc impossible de réfléchir un peu ?

Paul Says:

19 mars 2012 at 19:20.

@ Karl-Groucho D. – Bien avant le Canard Enchaîné, il y a eu un excellent dossier sur le « commerce équitable » dans la revue « Silence ». Point n’est besoin d’autant d’agressivité dans votre commentaire. L’objet de la chronique n’est pas « le commerce équitable » mais l’origine du nom « Max Havelaar ». Point barre. Le personnage de Multatuli m’intéresse. Re-point barre. Une relecture attentive vous permettra de constater qu’à la fin de l’article, j’annonce mon intention d’écrire un autre billet concernant le commerce équitable et les nombreuses questions que celui-ci pose.
La présence du logo « Max Havellaar » à la fin de la chronique ne signifie pas pour autant que j’attende un chèque de cet organisme à la fin du mois…

Clopin Says:

20 mars 2012 at 00:24.

T’as raison, Paul, il est sacrément agressif le Groucho, avec procès stalinien en plus ! Ton article passionnant comme d’hab’ n’est pourtant pas ambigu.
A part ça, je me souviens d’un reportage d’Envoyé Spécial sur la marque, très critique en effet.

la Mère Castor Says:

20 mars 2012 at 10:13.

C’est toujours intéressant de connaître l’origine des noms, et tu l’expliques très bien. Je n’ai vu quant à moi dans ce billet aucune propagande pour la « marque ».

Karl-Groucho Says:

21 mars 2012 at 17:28.

De l’agressivité, où ça ? Et, la meilleure, « du stalinisme » (moi ! ? Ah ah ah, si vous saviez). Sans doute parce qu’il y a Karl dans le pseudo… Très fin. Oué. Mais, moi aussi, je m’intéresse au sens et à l’origine des dénominations. Il n’empêche, quand un rouleau com presseur pareil (et lui, est-il utile de questionner pour qui il roule ?) Laminant le bio pour en faire le commerce avec ses meilleurs ennemis-si-c’est-pas-leur-marque… Et, Oui, Silence, je l’avais oublié.

Paul Says:

22 mars 2012 at 08:12.

@ Karl-Groucho – Merci pour le second message. Je pense que ce qui m’a braqué c’est le « pour qui roulez-vous ». Ça fait toujours mal quand, en l’occurence, on ne roule que pour soi-même…
J’ai bien l’intention de revenir sur cette question du commerce équitable qui entraine des effets secondaires parfois catastrophiques (monoculture de la Quinoa par exemple) en plus d’être pour une bonne part une arnaque, même si d’honnêtes gens se sont embarqués dans cette galère.

Paul Says:

22 mars 2012 at 08:15.

@ Mère Castor – il va falloir qu’en 2012 ou 2013 on aille faire du « tourisme équitable » à Sauve !

la Mère Castor Says:

22 mars 2012 at 08:55.

Quand vous voulez, la maison est grande.

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