7 avril 2015
En mars 1906 parait le numéro 1 de « Mother Earth »
Posté par Paul dans la catégorie : Histoire locale, nationale, internationale : pages de mémoire; Philosophes, trublions, agitateurs et agitatrices du bon vieux temps .
Je trouve intéressant de consacrer quelques lignes à cette revue, parue pour la première fois en mars 1906 aux Etats-Unis, tant son contenu pourrait être d’actualité, un bon siècle plus tard. « Mother Earth » est souvent considérée comme l’œuvre d’Emma Goldman. Cette vision est un peu réductrice car la militante anarchiste n’est pas seule lorsqu’elle se lance dans cette aventure. A ses côtés, on trouve d’autres personnages célèbres, comme Alexandre Berkman, Max Baginski, ou Hyppolite Havel… Mais Emma Goldman est déjà une célébrité dans les milieux révolutionnaires aux Etats-Unis, ainsi que dans le mouvement féministe. « Mother Earth » va connaître rapidement le succès, relatif certes puisque son tirage ne dépassera pas quelques milliers d’exemplaires, mais son audience sera bien plus importante. Quand on connait les entraves que le gouvernement américain va mettre en place pour limiter la diffusion des revues « rouges », le fait de tenir pendant une douzaine d’années est une belle réussite. Les crises financières sont nombreuses et Emma multiplie les conférences et les meetings de solidarité pour renflouer les caisses (elle donne par exemple 120 conférences en 6 mois en 1910, devant un auditoire de plus de 40 000 personnes). La publication de « Mother Earth », journal, va cesser en 1917, celle du bulletin en 1918. Après une multiplication des saisies, le gouvernement va s’appuyer sur les lois de guerre pour interdire définitivement sa publication. Le contenu du journal n’a rien pour plaire aux « va-t-en guerre » qui veulent mobiliser le prolétariat américain et le lancer dans l’aventure sinistre du conflit européen.
Le numéro 1 mérite que l’on s’y attarde. Le titre par exemple, est peu conforme aux choix habituels pour un journal anarchiste. De nos jours il sonne très « new age ». Au début du XXème siècle, il était plutôt innovant dans les milieux libertaires où l’on se réfère surtout au vocabulaire politique ou syndical pour choisir un nom de journal (« le Révolté », « le Travailleur », « la Guerre sociale », « Solidarité Ouvrière », … ). C’est l’époque où la curiosité des anarchistes les conduit à s’intéresser à des domaines de plus en plus divers : syndicalisme, communautés, naturisme, sciences, éducation… Ce choix de « Mother Earth », je le situerais volontiers dans la mouvance d’un Elysée Reclus rédigeant les 6 volumes de son œuvre majeure « L’homme et la terre ». La volonté de replacer l’idée révolutionnaire dans un domaine beaucoup plus vaste que celui de la revendication politique… Une prise de conscience de l’imbrication étroite existant entre l’homme et son environnement : social, historique, naturel. Je ne prétends pas être très objectif en établissant cette filiation car Elysée Reclus est un personnage que j’admire profondément et que je considère réellement comme étant un « visionnaire ». S’il n’était pas mort depuis un an lorsque parait le numéro 1, je pense qu’il aurait eu grand plaisir à participer régulièrement à cette revue. « Terre mère », « l’homme et la terre », deux visions d’une même problématique. Il est évidemment prématuré de parler d’écologie sociale. Le terme n’est pas encore d’actualité en 1906. Goldman et Reclus sont avant tout anarchistes et partie prenante des luttes ouvrières pour l’émancipation. Mais tous deux ont une vision élargie du champ social, une approche globale dépassant le simple champ du politique au sens strict du terme.
Les rédacteurs, sans être des professionnels, s’expriment avec aisance. L’un des proches collaborateurs d’Emma, Max Baginski, a une longue expérience du journalisme, ayant déjà publié son propre journal « Les Tocsins » et rédigé des articles pour divers autres titres, parmi lesquels « la Gazette des travailleurs de Chicago ». Un autre collaborateur, Alexandre Berkman rejoint l’équipe en 1908, à sa sortie de prison. Il a, lui aussi, une bonne pratique de l’écriture.
Quels sujets aborde-t-on dans ce « Mother Earth n°1 » ? Le sommaire est copieux et la pagination importante (64 pages). La revue commence, comme il se doit, par un texte introductif rédigé par Emma Goldman et Max Baginski. Deux extraits pour donner le ton :
« Il fut un temps où les hommes imaginaient que la Terre était le centre de l’univers. Les étoiles, petites et grandes, croyaient-ils, avaient été créées uniquement pour leur délectation. Leur vaine conception qu’un être suprême, las de solitude, avait confectionné un jouet géant et l’avait mis en leur possession.
Cependant, lorsque l’esprit humain fut illuminé par la lumière de la science, il commença à comprendre que la Terre n’était rien de plus qu’une étoile parmi une myriade d’autres flottant dans l’espace infini, un simple grain de poussière.
L’être humain était issu de l’utérus de la Terre Mère mais il ne savait pas, ou n’admit pas, qu’il lui devait la vie. Dans son égotisme, il a cherché sa raison d’être dans l’infini, et de ses efforts est née la triste doctrine qu’elle n’était qu’un lieu de repos temporaire pour ses pieds méprisants et qu’elle ne représentait rien pour lui, sinon la tentation de s’avilir.[…]
La TERRE MERE s’efforcera de tenter et d’attirer tous ceux qui s’opposent à l’empiètement sur la vie publique et privée. La revue plaira à ceux qui luttent pour quelque chose de plus haut, fatigués des lieux communs ; à ceux qui pensent que la stagnation est un poids mort pour la marche élastique et ferme du progrès; à ceux qui ne respirent librement que dans des espaces infinis ; à ceux qui aspirent à une aube nouvelle pour l’humanité, libérée de la peur du besoin et de la famine à côté des accumulations des riches. La Terre libre pour l’individu libre ! »
L’un des articles les plus étoffés est une longue intervention d’Emma sur un sujet qui lui tient à cœur : l’émancipation des femmes. Le texte s’intitule « la tragédie de l’émancipation féminine » (Les éditions Syros ont publié une traduction de ce texte en 1978). Interviennent ensuite d’autres collaborateurs plus ou moins connus des militants de l’époque : Grace Potter (« Essayez l’amour ») ou Harry Kelly (Les élections anglaises et le « Labour Party »). Baginsky donne le ton « anarchiste » du numéro en rédigeant un essai intitulé « Sans gouvernement ». La littérature figure en bonne place avec la traduction d’un poème de Gorki et une réflexion de Turgenieff à propos de Don Quichotte et Hamlet. Une douzaine d’articles au total viennent étoffer le sommaire et abordent des questions de société très diverses. Ce numéro 1 est tiré à 3000 exemplaires, mais son audience dépasse largement ce cadre restreint car le journal circule beaucoup.
Les numéros suivant sont de la même veine : la rédaction prête attention à la diversité des thèmes étudiés et à la qualité littéraire de l’expression. Le numéro 2 commence par un poème intitulé « A la génération qui frappe à la porte ». Emma Goldman parle de « l’enfant et de ses ennemis », amorce d’une réflexion sur l’éducation libertaire ; on trouve ensuite un dialogue imaginaire avec un prisonnier du pénitencier de Sing-sing, une réflexion sur la civilisation en Afrique, le texte d’une scène de théâtre traduite de l’Allemand… Tous ces textes ont pour point commun une forte connotation morale… La revue veut « éduquer » ses lecteurs, promouvoir d’autres vertus que celles que la société bourgeoise traditionnelle met en avant…
Par la suite, le comité de rédaction de « Mother Earth » va s’étoffer et de nombreux auteurs publieront des textes dans ses pages. La publication va durer une douzaine d’années, sous des formes différentes (revue puis simple bulletin). Il y aura relativement peu d’ interruptions dans la parution malgré les difficultés économiques et la répression. La revue est largement perméable à l’actualité et les débats qui animent le mouvement libertaire ont largement leur place dans les sommaires. Lors du déclenchement des hostilités en Europe, on retrouve dans la revue le débat qui traverse le mouvement syndicaliste ouvrier sur le vieux continent. Dans le volume IX, n°9, publié en novembre 1914, le point de vue dérangeant du Prince Kropotkine, hostile au traditionnel « pacifisme » de son camp et favorable à une mobilisation massive face à l’impérialisme allemand est exposé. Le militant Alexandre Berkman lui répond et fait part des graves dissensions qui l’opposent au vieux militant. Ce texte de Kropotkine, prémisse au « manifeste des seize », va provoquer un violent débat au sein du mouvement libertaire.
La guerre, toujours… L’année 1917 va marquer un tournant dans l’histoire de la revue. La rédaction de « Mother Earth », dans son ensemble, est largement opposée à l’entrée en guerre des Etats-Unis, et appelle les ouvriers à désobéir à la conscription. Cette position va exacerber les relations déjà difficiles entre le journal et l’administration américaine. La loi de 1917, baptisée « Espionage Act », votée au parlement, va donner toute liberté à la justice pour s’attaquer à cette bande d’anarchistes qui appellent à la trahison. Le bureau d’Emma Goldman est perquisitionné et le département de justice US publie le communiqué triomphal suivant : « Un wagon remplit d’archives anarchistes et de matériel de propagande a été saisi, y figure également ce qui semble être le registre complet des sympathisants de l’Anarchie aux États-Unis. Des fiches parfaitement conservées ont été retrouvées. Les agents fédéraux sont persuadés qu’elles vont grandement faciliter leur travail d’identification des personnes mentionnées dans les archives de livres et de presse. Les listes d’abonnés de Mother Earth et de The Blast, qui contiennent environ 10 000 noms, ont également été saisies. »
Parmi les « célébrités » ayant collaboré à la revue, mentionnons Pierre Kropotkine, Francisco Ferrer, Voltairine de Cleyre, Rudolf Rocker, Ricardo Flores Magon, Errico Malatesta, Max Nettlau… D’autres sont publiés à titre posthume : « Mother Earth » reprend des textes plus anciens comme le pamphlet « pourquoi les anarchistes ne votent pas » du camarade Reclus. Bref dans sa revue « dédiée aux sciences sociales et à la littérature », ainsi qu’elle la décrit, Mme Goldman réussit à rassembler la fine fleur des militants anarchistes du début du XXème siècle ; une rédaction sans frontières, ouverte du Mexique à l’Italie en passant par la Russie et la France ; un beau titre de gloire. Mais c’est Emma Goldman elle-même qui va fournir une part importante de la matière publiée. Une anthologie des textes qu’elle a écrits pour la revue a été publiée aux Etats Unis sous le titre « Anarchy ».
Mother Earth disparait donc en 1918. Emma Goldman est emprisonnée ; elle ne sera libérée que pour être expulsée du territoire. Sur le site « racines et branches » on trouve une très bonne traduction de la plaidoirie qu’elle présente devant les juges qui vont la condamner. Elle se rend en Russie où vient d’avoir lieu la Révolution d’Octobre qui suscite de nombreux espoirs parmi ceux qui espèrent la fin du capitalisme et de l’exploitation. Les illusions sont de courte durée et les militants anarchistes vont, à nouveau, payer un lourd tribut à la répression mise en place par les « nouveaux Tsars » de la Russie bolchevique. Le journal « Mother Earth » connait une brève résurrection en 1933-34. Il est alors publié par deux militants anarchistes John G. Scott et Jo Ann Wheeler. La parution cesse au bout de 16 numéros. Leur travail s’arrête lorsqu’ils rejoignent la colonie et l’école moderne Ferrer américaine de Stelton, expérience dont je vous conterai sans doute un jour l’histoire. Un nouveau magazine intitulé « Mother Earth News » parait en 1970 à l’initiative d’un couple de militants écologistes Jane et John Shuttleworth. Leur projet s’insère dans la dynamique du mouvement de « retour à la terre » de la période hyppie aux Etats. Fabriqué artisanalement au départ, ce journal se développe rapidement et prend une dimension beaucoup plus commerciale après son rachat successif par plusieurs compagnies. Il se présente actuellement comme le magazine de la vie rurale et n’a aucun rapport avec son ancêtre. Je ne mentionne ce titre que dans le cadre de mon inventaire.
2 Comments so far...
Didier Mainguy Says:
8 avril 2015 at 09:22.
Juste pour préciser que le lien actualisé de la plaidoirie de Emma Goldman avant d’être expulsée est à l’url suivante.
https://racinesetbranches.wordpress.com/introduction-a/emma-goldman/emma-goldman-et-mother-earth/. Et susceptible de changer au fur et à mesure de l’avancée des recherches sur la vie de cette femme extraordinaire – au sens premier du terme – et de son époque.
Et pour adresser un salut amical à la Feuille Charbinoise
Paul Says:
8 avril 2015 at 11:42.
@ Didier – Merci et bravo pour le travail effectué sur « Racines et Branches » !