9 juin 2012

La « grande Jacquerie » finit dans un bain de sang le 10 juin 1358…

Posté par Paul dans la catégorie : Histoire locale, nationale, internationale : pages de mémoire; Un long combat pour la liberté et les droits .

Histoire tragique de la première « jacquerie » en France

Ils sont célèbres ces « Jacques » puisque c’est de leur surnom qu’est dérivé le terme de « jacquerie » qui a désigné, par la suite, beaucoup de révoltes paysannes dans l’histoire de France. Plusieurs d’entre elles ont été évoquées dans ces colonnes car il rentre dans mon propos de montrer que de tout temps l’homme a essayé de briser le joug de l’oppression. Nombre de ces tentatives se sont terminées par des échecs sanglants ; aucune n’a jamais abouti de façon durable puisque les oppresseurs ont changé de costume mais sont toujours présents. La remise en cause de l’autorité a encore de longs jours devant elle… Mais qui dit que le système oppressif sera éternel à part celui qui a tout intérêt à ce qu’il perdure, ou celui qui, renonçant à toute révolte, est plus proche du mouton de Panurge, que d’un humain pleinement conscient de son humanité ? Commençons par une petite leçon d’histoire…

Nous sommes en 1358. La « guerre de cent ans » contre l’Angleterre a débuté 21 ans auparavant. La France, disposant d’une supériorité militaire indiscutable, aurait dû sans doute remporter la victoire dès le début. Mais le manque d’organisation des armées royales et des choix stratégiques déficients de ses commandants ont fait basculer le rapport de forces dans l’autre sens. Les Français ont déjà subi deux revers importants : sur mer, la bataille de l’Ecluse en 1340 ; sur terre, la célébrissime bataille de Crécy. Outre les territoires dans lesquels ils sont déjà installés depuis pas mal de temps, les Anglais ont débarqué dans la presqu’île du Cotentin et se sont emparés de la Normandie et de la Picardie. Bref, la situation est mauvaise pour Philippe VI. Le roi d’Angleterre, Edouard III, réclame toujours la couronne de France, et nos preux chevaliers sont une nouvelle fois vaincus à Poitiers en 1356. Cette défaite provoque une violente dégradation de la situation politique et sociale en France. Depuis 1348 le pays est également touché par une importante épidémie de peste noire et la situation dans les campagnes et dans les villes est catastrophique. Le roi croupit dans les geôles anglaises et le peuple subit une augmentation considérable des impôts exigée par le Régent. Lorsqu’ils ne sont pas employés par l’un ou l’autre des deux adversaires, les mercenaires rassemblés en « grandes compagnies » se livrent au pillage et commettent les pires exactions dans les zones où ils cantonnent. La colère gronde dans les campagnes, mais dans les villes aussi… Les Etats Généraux, à l’instigation d’un bourgeois marchand du nom d’Etienne Marcel, exigent des réformes immédiates et veulent s’emparer du pouvoir. Etienne Marcel appuie son ambitieux programme sur la colère du peuple. Le 14 mai 1358 le Régent clôt la session des Etats Généraux, à Compiègne ; il exige que les officiers royaux fassent réparer les châteaux forts qui sont dans un état de délabrement plus ou moins avancé, de manière à y installer des garnisons chargées de veiller au maintien de l’ordre public. Le pouvoir royal doit sortir renforcé de cette opération qui provoque la colère des paysans du plat pays. Etienne Marcel les exhorte à refuser ces nouvelles mesures et à s’emparer des forteresses avant qu’elles ne deviennent encore plus redoutables. Il ne semble pas, en fait, que ses prêches aient beaucoup d’effet. En réalité les paysans sont déjà fort en colère contre ces nobles, plus efficaces pour piller les campagnes que pour remporter des batailles. Dans les châteaux des environs de Beauvais, les soldats se comportent comme de véritables soudards, pillant sans limites les campagnes avoisinantes.

 Le 28 mai, au bourg de Saint Leu, un affrontement violent a lieu entre soldats-brigands et paysans. Les gens du peuple sortent victorieux du combat : ils ont la supériorité numérique et leur colère est redoutable. Au lieu de se disperser, la bande formée ce jour-là reste rassemblée, et, grossie par l’arrivée de nouvelles recrues, se constitue en véritable armée. A leur tête, les insurgés désignent un paysan du village de Mello, ancien soldat, nommé Guillaume Karle (l’orthographe de son nom varie selon les chroniqueurs : Carle, Charles, Calle, Callet, ou Caillet ; je m’en tiendrai à la première version énoncée pour plus de clarté !). Les différents historiens du mouvement dressent un portrait plutôt contradictoire de ce personnage. Selon certains chroniqueurs, l’homme possède un charisme indiscutable : il sait haranguer une foule et possède les qualités nécessaires pour organiser les volontaires. Selon d’autres récits, le personnage manque d’envergure et peine à se faire obéir d’une troupe dont l’effectif ne cesse de croître. Très rapidement, les insurgés sont en effet au nombre de six mille et d’autres capitaines se joignent à Karle ; tous sont issus de la paysannerie locale ou de la petite noblesse. Ils ont pour nom Hue de Salleville, Jean Deshayes, Simon Doublet, Gilles Le Putois, Germain de Réveillon… La révolte s’étend spontanément à l’Amiénois, à la Normandie et à la Champagne. Très vite, l’ampleur du mouvement est telle que ses chances de victoire sont réelles, mais à une condition, c’est que la jonction se fasse entre la colère des campagnes et celle des villes. Guillaume Karle entre en contact avec l’évêque de Laon, Robert le Coq, un des meneurs de l’émeute parisienne. Il espère, par son intermédiaire, bénéficier de l’appui d’Etienne Marcel, prévôt des marchands parisiens. L’alliance va se réaliser, pour un temps du moins, mais elle ressemble plus à un marché de dupe qu’à une véritable union. Etienne Marcel ne conclut qu’un accord de circonstance : il a besoin du soulèvement populaire pour faire pression sur le Régent et faciliter l’accès au trône de son véritable allié, Charles le Mauvais, roi de Navarre.

Les avantages militaires de cet accord sont très limités pour les Jacques. Rares sont les occasions où les paysans et les miliciens parisiens auront l’occasion d’agir ensemble. Le seul fait vraiment avéré est l’arrivée d’une bande armée, envoyée par Etienne Marcel, lors du siège du château d’Ermenonville. D’une manière générale, les habitants des villes refusent d’aider les gueux révoltés ou affichent carrément leur opposition au mouvement. Les paysans de Guillaume Karle se voient ainsi interdire l’entrée des villes de Compiègne, Senlis ou Amiens. Ces bandes armées, quelque peu indisciplinées, inquiètent les bourgeois des cités. Le changement, peut-être, mais encore faut-il pouvoir le contrôler et ces gueux ne semblent obéir qu’à leur colère. Leur salut ne peut venir que de la mort de ceux qui les oppriment. Selon le chroniqueur Froissart (dont le récit ne peut guère être qualifié d’objectif tant il est hostile à la populace !), les insurgés se comportent de manière extrêmement brutale. Il faut dire que l’addition qu’ils ont été les seuls à payer jusqu’à ce mois de mai 1358 est particulièrement lourde. Les rançons pour faire libérer les chevaliers capturés sont considérables et l’argent ne tombe pas du ciel dans les caisses des châtelains. Avoir le même adversaire ne suffit pourtant pas à constituer un trait d’union entre deux couches bien distinctes d’une même population.

 L’offensive des Jacques se poursuit et nombre de forteresses sont conquises de haute lutte. Dans un premier temps, la noblesse de la région de Beauvais commence par s’enfuir et par se réfugier dans le pays de Bray voisin. Lorsque Charles le Mauvais, roi de Navarre, propose de prendre la tête des fuyards et de revenir en maître dans le pays conquis, il est chaleureusement acclamé. Cette décision marque le début de la contre révolution et le moral des paysans révoltés commence à vaciller. Suite aux déclarations faites par Etienne Marcel, les troupes de Karle sont en effet convaincues que le roi de Navarre soit restera neutre dans le conflit, soit les soutiendra. Charles le Mauvais compte bien en effet profiter de l’occasion pour s’emparer du trône que le Régent peine à occuper. Or il sait bien qu’il ne peut réussir cette opération que s’il bénéficie du soutien d’une large part de la noblesse. Comme le fait remarquer un historien du mouvement, «quels motifs pouvaient l’engager à se déclarer protecteur d’une tourbe de paysans mutinés ? Pauvres, faibles, sans expérience de la guerre, presque sans armes, quels services pouvaient-ils lui rendre dans sa lutte contre le régent ? Il était sûr, au contraire, en faisant la guerre aux vilains, ces ennemis mortels des nobles, de s’attirer la sympathie de ces derniers, et de s’acquérir ainsi des droits à leur reconnaissance… » Cette analyse, brève mais pertinente, est valable pour de nombreux soulèvements populaires qui se produiront par la suite dans l’histoire. Les alliances se nouent et se dénouent en fonction des intérêts personnels de quelques personnages ambitieux ; telle classe sociale en manipule une autre afin de mieux arriver à ses fins. En 1789, la bourgeoisie a besoin d’un soulèvement populaire pour renverser la monarchie, mais il n’est pas question de pousser la plaisanterie trop loin. A un moment donné, le boutefeu d’un jour sonne la fin de la récréation et n’hésite jamais à utiliser les moyens répressifs dont il est devenu le maître pour affirmer sa souveraineté sur ses alliés d’un jour. Le pouvoir – sauf pour des raisons tactiques de courte durée – ne se partage pas.

Revenons dans le Beauvaisis… L’armée navarraise marche contre une partie des insurgés qui sont regroupés dans les environs du village de Mello. Karle rejoint ses partisans cependant que d’autres capitaines de la jacquerie se réfugient à Meaux ou à Sens. Les insurgés, confiants dans leur supériorité numérique, choisissent l’affrontement direct plutôt que de se défiler et de se livrer à une guérilla d’embuscade contre les troupes de Charles le Mauvais. Erreur stratégique fatale car, s’ils ont l’avantage du nombre, ils n’ont ni l’expérience des batailles rangées, ni l’équipement des chevaliers qu’ils vont affronter. La bataille a lieu le 10 juin 1358 et elle tourne rapidement au carnage. Dans un premier temps, les paysans sont privés de leur chef. Guillaume Karle est tombé dans un piège grossier. Invité au camp des anglo-navarrais pour négocier une trêve, il est capturé par ses adversaires, supplicié et décapité. Rares sont les survivants à cette boucherie. Ceux qui arrivent à se réfugier dans les villes voisines de Mello sont capturés par les bourgeois et remis aux officiers royaux, preuve que nulle solidarité n’existait entre ruraux et citadins… Tous ceux qui sont attrapés sont exécutés… Plusieurs autres escarmouches eurent lieu après la bataille de Mello. A chaque fois les Navarrais eurent le dessus et les Jacques laissèrent sur le carreau quelques milliers des leurs. Les historiens considèrent que le mouvement était terminé le 24 juin, un mois à peine après avoir commencé.

 La vengeance de la noblesse locale fut, comme en bien des cas, à la hauteur de la peur qu’elle avait eue. « Les Jacques avaient détruit les châteaux ; les nobles incendièrent les chaumières. » La répression se poursuivit pendant plus de deux ans et le nombre des victimes dépassa vingt mille selon les chroniqueurs. Les nobles et les brigands qui leur obéissaient se rendirent coupables de crimes bien pires que ceux qu’avaient commis les Jacques pendant la trentaine de jours que dura leur insurrection. Si tant est qu’il y ait une échelle de l’horreur, on grimpa certainement sur les derniers barreaux… On fit payer à la paysannerie de Picardie et du Beauvaisis, y compris des crimes dont elle n’était pas directement responsable. Le Duc de Normandie ne pardonnait pas aux vilains l’attaque du marché de Meaux, alors que les principaux responsables de cette opération étaient les habitants de la ville et les Parisiens enragés venus de la capitale. Des lieutenants furent envoyés pour imposer des amendes aux bourgs qui avaient été impliqués dans la Jacquerie. Aux exécutions sommaires s’ajoutèrent les sanctions financières qui ruinèrent les campagnes aux alentours de Paris. Dans certains cas, les nobles intervinrent auprès du régent pour que le montant des amendes soit abaissé, tant ils craignaient que leurs vilains ne soient plus à même de continuer à subsister et à les entretenir. Etienne Marcel, quant à lui, connaît aussi une fin mouvementée : il est assassiné par les bourgeois parisiens qui l’avaient choisi comme représentant. Selon eux, il est allé trop loin dans sa volonté de réformes, et rien de tel que d’éliminer un personnage encombrant pour plaire au nouveau souverain. Le dauphin réussit en effet à reprendre le contrôle du pouvoir.

Fin terrible pour cette insurrection paysanne qui sera suivie par beaucoup d’autres dans diverses régions de France et d’Europe. Je ne vous ai livré qu’un simple aperçu des faits et non une étude exhaustive qui dépasserait – de loin – le cadre d’une chronique de blog. Je m’aperçois quand même qu’il y a une chose importante que j’ai oublié de préciser et sur laquelle je conclurai : quelle est l’origine de cette appellation de « jacques » dont on s’est mis à affubler les paysans à partir de cette époque ? Ce surnom apparaît, dans la bouche des nobles, au moment de la grande Jacquerie. Le premier à l’avoir employé semble être le chroniqueur Froissart. C’est ainsi qu’il qualifie le chef de l’insurrection, Guillaume Karle. Ce mot « Jacques » est une allusion au vêtement porté par la grande majorité des paysans, « la jacque », une veste courte (un terme voisin existe toujours dans le domaine de l’habillement, la jacquette). Le qualificatif de « bonhomme » est plutôt péjoratif et moqueur. Ce qui est certain c’est que lorsque le « Jacques » se révolte, il n’est plus question de bonhommie au sens que l’on a donné à ce mot de nos jours !

Sources documentaires –  ouvrages consultés : « Histoire de la Jacquerie » de Siméon Luce (édition de 1895) –  « Le coq rouge » de Des Ombiaux (1896-97) – sites internet utilisés comme références complémentaires : outre l’incontournable wikipédia (d’où proviennent les illustrations), le site Imago Mundi apporte de nombreuses précisions sur le déroulement de la guerre de Cent Ans.

4 Comments so far...

Erwan Says:

15 juin 2012 at 14:15.

Merci beaucoup pour cette magnifique leçon d’histoire.

Patrick MIGNARD Says:

17 juin 2012 at 19:37.

Passionnant ! ! ! !

Paul Says:

17 juin 2012 at 21:50.

@ Patrick – @ Erwan – merci pour votre commentaire encourageant. Je pense continuer à explorer les différentes insurrections populaires à toute époque sur tous les continents, surtout les mouvements relativement peu connus. Je suis content de voir que mes chroniques trouvent de l’écho chez certains lecteurs !

Patrick MIGNARD Says:

18 juin 2012 at 13:39.

Il y a aussi l’expression « faire le Jacques » qui signifie, au moins dans le Sud, « faire l’imbécile »! ! !

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