22 juillet 2008
Ils espéraient « un autre futur »
Posté par Paul dans la catégorie : Espagne révolutionnaire 1936-39; Histoire locale, nationale, internationale : pages de mémoire .
Juillet 1936, Barcelone, le 19 plus précisément, le putsch militaire qui a débuté la veille au Maroc, en Andalousie et dans quelques grandes villes du Nord de l’Espagne, gagne la capitale de la Catalogne : les fascistes répondant aux ordres donnés par un groupe d’officiers commandés par le Général Franco tentent de s’emparer des principaux édifices publics. Les soldats convergent depuis les différents quartiers de la ville vers la place de la Catalogne où se trouvent les bâtiments officiels. Le gouvernement, affolé, est sur le point de capituler sans conditions. Le peuple de Barcelone se soulève, s’empare des quelques armes qu’il peut trouver dans les armureries et dans les bateaux ancrés au port et part au combat contre les insurgés. La colère populaire est grande car le gouvernement a refusé de distribuer les armes encore sous son contrôle aux militants ouvriers. Le coup d’Etat n’est pas une surprise pour les syndicalistes : depuis quelques années, les anarchistes de la FAI (Fédération Anarchiste Ibérique) et de la CNT (Confédération Nationale du Travail) s’y préparent ; voyant ce qui se passe en Allemagne, en Italie, et constatant l’influence grandissante du courant fasciste dans la bourgeoisie espagnole, ils savent que d’ici peu ils n’auront plus le choix : la seule alternative sera le triomphe de la révolution sociale ou celui de la dictature militaire.
Après vingt-quatre heures de combats acharnés qui verront la mort de nombreux militants anonymes et de quelques leaders politiques comme Fernando Ascaso (une figure historique de la FAI), l’insurrection militaire est vaincue par le peuple. Sitôt les combats terminés, la vie se réorganise, mais sur des bases bien différentes : les drapeaux rouges et noirs flottent de partout sur la ville… Les Olympiades populaires (jeux olympiques « parallèles » à ceux de Berlin) auront quand même lieu. La situation n’a pas aussi bien évolué dans d’autres villes où les forces de Gauche, totalement surprises, ont été vaincues. Le coup d’Etat militaire n’a pas réussi partout, mais les fascistes disposent maintenant d’une solide implantation dans une partie du territoire espagnol (Navarre, Galice, Andalousie, Castille…). La guerre civile, qui va durer trois ans, commence ces derniers jours de Juillet 1936. Assurés de leur victoire, car ils savent qu’ils disposent d’un soutien important du côté d’Hitler et de Mussolini, les Généraux insurgés ne se doutent pas qu’ils vont « tomber sur un os » et que la résistance des Républicains espagnols va durer aussi longtemps. A première vue, le déséquilibre des forces paraît considérable. Le Front républicain est affaibli par les divisions, et la méfiance des socialistes à l’égard de la CNT et encore plus de la FAI est considérable. En Juillet 1936, l’influence du Parti Communiste est encore relativement négligeable, notamment sur le plan numérique. Le parti soutenu par Moscou commence seulement à se développer et ne compte que quelques dizaines de milliers de militants, alors que, dans les premiers mois de la guerre, la CNT pourra revendiquer jusqu’à deux millions d’adhérents ou de sympathisants proches.
Comment se fait-il que le mouvement libertaire dispose d’une telle influence dans l’échiquier politique espagnol ? Les raisons sont nombreuses et analysées différemment par les historiens des différents bords… Il est indéniable que la politisation du prolétariat espagnol est ancienne. L’influence de la Première Internationale a été considérable, et, après la scission entre Marxistes et partisans de Bakounine, les socialistes espagnols sont restés majoritairement dans le camp libertaire, ce qui a freiné le développement du parti communiste. La répression à l’égard des anarchistes a été sauvage, mais le mouvement, relativement bien organisé, à survécu à toutes les épurations policières. Des militants courageux, bénéficiant d’une large audience populaire, ont, après chaque défaite, travaillé à la reconstruction du syndicat, aussi bien dans les usines (peu nombreuses) que dans les campagnes (pour lesquelles les militants de la CNT n’ont jamais eu la méfiance des tenants de la pensée marxiste léniniste orthodoxe). La raison la plus importante, à mes yeux, est que les libertaires sont les seuls à avoir vraiment compris la misère dans laquelle vivait le peuple espagnol des villes et des campagnes et saisi que la seule chose qui pouvait entrainer l’adhésion massive des couches populaires à un programme révolutionnaire, était que la transformation de la société soit immédiate aux yeux de tous. Il fallait que le prolétariat des villes et des campagnes prenne en main sa destinée dès le premier jour de la Révolution.
Cette volonté de vouloir conduire simultanément le projet de transformation sociale et la lutte contre l’insurrection fasciste n’était pas facile à mettre en œuvre. Les autres forces politiques du camp républicain ont mis de nombreux bâtons dans les roues au projet politique des libertaires. Les historiens communistes, par exemple, qui ont pendant longtemps imposé leur analyse de la guerre d’Espagne, ne se sont pas privés d’accuser les anarchistes d’être des traîtres, ayant semé la pagaille sur l’arrière du front et ayant empêché la victoire en désorganisant l’économie. Ce qui est assez amusant (parce que contradictoire), est que cette analyse est toujours allée de pair avec une tentative permanente de minimiser l’effectif et le rôle joué par la centrale anarcho-syndicaliste dans le camp républicain… Les politiciens de la gauche « conventionnelle » (PSOE – Parti Socialiste Ouvrier Espagnol, et UGT – Union Générale des Travailleurs) tenaient au peuple un discours tout à fait différent de celui des libertaires… La teneur de ce discours était (grosso modo) : « priorité à la lutte contre Franco, puis, lorsque nous aurons vaincu les fascistes, un gouvernement démocratique sera élu et prendra les mesures que vous attendez tous… » Battez-vous pour le triomphe du camp Républicain (ou dans le cas du PC, pour celui du « parti ») et, demain, on rasera gratis.
La population des campagnes vivait dans une misère totale. Peu de paysans étaient propriétaires des terrains qui appartenaient pour la plupart à de riches bourgeois. La majorité des travailleurs de la terre avaient le statut d’ouvriers agricoles. La collectivisation immédiate des terres agricoles, dans toutes les communes de Catalogne, de Castille ou d’Aragon où elle a été conduite, a permis aux paysans d’améliorer immédiatement leur niveau de vie. La mise en commun des outils de culture a permis d’accroître les rendements et d’assurer une plus grande égalité dans la répartition des récoltes. Mais il faut savoir, que, sauf de rares exceptions, contrairement à ce qui s’est passé en URSS, cette collectivisation n’a jamais été imposée, mais choisie librement par les assemblées communales. De même, dans les usines et les services publics des grandes villes, de nombreuses expériences autogestionnaires ont été mises en place. Les gens du peuple étaient directement concernés, au jour le jour, par la transformation sociale qui se réalisait et, lorsqu’ils partaient se battre au front, ils savaient clairement ce qu’ils avaient à perdre ou à gagner. Ils n’étaient pas mobilisés pour défendre une idéologie quelconque mais un nouveau mode de fonctionnement social dont ils étaient le moteur.
Contrairement à ce que pensent certains grands esprits « de gauche », il n’est pas dit que la résistance populaire aurait duré trois années si les libertaires n’avaient pas impulsé cette dynamique de libération sociale. Ce n’était pas la première fois, en Espagne, que le gouvernement passait de droite à gauche ou l’inverse. Les longs discours politiques, remplis de bonnes intention, mais aussi généralement truffés de promesses non tenues, voire même de mensonges sciemment formulés, ne passionnent pas les foules, surtout lorsque la survie au quotidien est le premier problème à résoudre.
Les évènements ne se reproduisent jamais de la même façon et le contexte de l’Espagne en 1936 était, je le concède, bien particulier. Les camarades espagnols qui ont voulu reconstruire « la grande CNT » à la mort du tyran s’en sont bien rendu compte. Les enseignements de cette Révolution interrompue sont cependant nombreux et toujours d’actualité. Les libertaires espagnols ont été vaincus, mais leur « choix » politique était certainement le meilleur (je place le terme « choix » entre guillemets car il ne s’agissait pas réellement d’une stratégie, mais d’une attitude politique découlant, pour une large part, de leur origine sociale) . Ils ont en tout cas montré que l’espérance de victoire est plus grande dans le camp d’une gauche qui se préoccupe des « vrais » intérêts populaires, que dans celui d’une gauche politicienne et carriériste.
Depuis des années, à chaque élection, dans la plupart des « démocraties » occidentales, nous voyons les partis de la gauche parlementaire se livrer à une surenchère de discours droitiers, dans l’espoir de ne pas « traumatiser » et de « rallier » les électeurs de la petite bourgeoisie. Tel leader donne la priorité au discours « sécuritaire », tel autre assure l’armée d’un véritable soutien, ou promet une « vraie » politique d’immigration contrôlée. Personnellement, en cas de lecture « aveugle », je suis, dans beaucoup de cas, incapable de dire si tels ou tels propos ont été prononcés par Mr Hortefeux, Mr Bayrou ou Mme Aubry (au hasard !). Je ne comprends pas que ces politiciens de salon n’aient pas encore réalisé que leur stratégie était vouée à l’échec. L’électorat qui penche à droite n’accordera jamais sa confiance à la Gauche. C’est le plein des voix de Gauche que doit faire la Gauche, et pour cela elle doit convaincre l’électorat populaire qu’elle combat vraiment dans son intérêt (et là il y a du chemin à faire !!!). Un autre enseignement de la Révolution espagnole est sans doute aussi d’indiquer aux militants politiques et syndicalistes de base qu’il ne faut jamais faire confiance aux « directions » centrales et aux politiciens professionnels. Seule une autogestion des luttes et un projet de transformation sociale concret et immédiat permettront de voir autre chose que le capitalisme pointer son nez tous les matins à l’horizon. Il y a peu de chances que cela passe par les urnes, peu de chances que cela passe par les barricades et sans doute beaucoup à imaginer… Mais ceci est une autre histoire, une autre chronique, un autre jour !
NDLR : un grand merci au site « increvables anarchistes » pour la documentation iconographique (archives CNT, affiches de la guerre d’Espagne). Un documentaire remarquable à visionner : « un autre futur » de Richard Prost, en deux volumes, « l’Espagne rouge et noir » et « contres vents et marées ». Une chanson (au moins) à écouter : « Pardon si vous avez mal à votre Espagne » de Serge Utgé-Royo. Un roman à lire : « hommage à la Catalogne » de George Orwell… Voilà un été bien commencé !